Joseph de Maistre a certainement gagné aux deux ou trois recueils de lettres qu’on a publiées de lui, lettres hardies, mordantes, familières et même affectueuses, très libres toujours de vues et de ton, inconséquentes parfois à l’idée qu’on se faisait du théoricien, et qui, en définitive, si elles n’ont pas grandi le personnage, ont accentué de plus en plus l’individu. […] Quand elle partit de Weimar, il paraît toutefois, à quelques mots de la Correspondance des deux illustres amis, qu’il était temps et qu’ils en avaient assez de cette conversation ardente, inépuisable, qui les tenait en haleine et en travail continuel, et qui leur soutirait leur poésie : « Elle éloigne de moi toute poésie, disait Schiller, et je m’étonne de pouvoir faire encore quelque chose. » Goethe est encore celui des deux qui, à ses heures libres, s’en serait le mieux accommodé. […] Bonstetten, par exemple, un véritable homme d’esprit et un fin juge, disait de la critique impartiale qu’il trouvait à Coppet, et en particulier de celle dont il était redevable à Mme de Staël : « Elle est si libre de préjugés, si claire, que je vois mes tableaux dans son âme comme dans un miroir. » Il disait encore, dans une lettre à une poétique amie qu’il avait en Danemark : « Je vois Mme de Staël très souvent, et si je ne dîne chez elle qu’une fois par semaine, j’ai la guerre.
Scherer, autrefois théologien lui-même, aujourd’hui le plus libre et le plus émancipé des esprits, en reconnaissant les qualités fermes et élevées du journaliste de l’Opinion, a tenu cependant à marquer profondément sa dissidence avec lui et lui a fait un reproche principal. […] Développons, autant qu’il est en nous, l’intelligence, la moralité, les habitudes de travail dans toutes les classes de la société française ; cela fait, nous pourrons mourir tranquilles ; la France sera libre, non de cette liberté absolue qui n’est point de ce monde, mais de cette liberté relative qui seule répond aux conditions imparfaites, mais perfectibles, de notre nature. » C’est fort sensé, et du moins, on l’avouera, très spécieux ; mais cela ne satisfait point peut-être ceux qui sont restés entièrement fidèles à la notion première et indivisible de liberté, et je ne serai que vrai en reconnaissant qu’il subsiste, toutes concessions faites, une ligne de séparation marquée entre deux classes d’esprits et d’intelligences : Les uns tenant ferme pour le souffle de flamme généreux et puissant qui se comporte différemment selon les temps et les peuples divers, mais qui émane d’un même foyer moral ; estimant et pensant que tous ces grands hommes, même aristocrates, et durs et hautains, que nous avons ci-devant nommés, étaient au fond d’une même religion politique ; occupés avant tout et soigneux de la noblesse et de la dignité humaines ; accordant beaucoup sinon à l’humanité en masse, du moins aux classes politiques avancées et suffisamment éclairées qui représentent cette humanité à leurs yeux. […] Les grands souvenirs d’entreprises glorieuses qui se rattachent aux époques libres où régnaient des Assemblées souveraines, tiennent aux hommes supérieurs enfantés par ces époques, et en qui le plus souvent la liberté a fini par se personnifier et quelquefois se perdre ; ceux qui l’ont concentrée et absorbée en eux sont les mêmes qui l’ont conduite.
Il y a mieux : ce parfait état de société, cet ordre idéal et simple que M. de Girardin a en vue, je le suppose acquis et obtenu, je l’admets tout formé comme par miracle : on a un pouvoir qui réalise le vœu du théoricien ; qui ne se charge que de ce que l’individu lui laisse et de ce que lui seul peut faire : l’armée n’est plus qu’une force publique pour la bonne police ; l’impôt n’est qu’une assurance consentie, réclamée par l’assuré ; l’individu est libre de se développer en tous sens, d’oser, de tenter, de se réunir par groupes et pelotons, de s’associer sous toutes les formes, de se cotiser, d’imprimer, de se choisir des juges pour le juger (ainsi que cela se pratique pour les tribunaux de commerce), d’élire et d’entretenir des ministres du culte pour l’évangéliser ou le mormoniser… ; enfin, on est plus Américain en Europe que la libre Amérique elle-même, on peut être blanc ou noir impunément. […] Il y a des mots qui sont vivants comme des hommes, redoutables comme des conquérants, absolus comme des despotes, impitoyables comme le bourreau ; enfin il y a des mots qui pullulent, qui, une fois prononcés, sont aussitôt dans toutes les bouches… « Il est d’autres mots qui, pris dans une mauvaise acception, énervent, glacent, paralysent les plus forts, les plus ardents, les plus utiles, les plus éminents, tous ceux enfin sur qui ils tombent, mots plus funestes au pays qui ne les repousse pas que la perte d’une bataille ou d’une province… 70» Je ne demande rien de plus, et, cela dit et réservé, je conçois, j’admets volontiers que dans un pays aguerri au feu des discussions, chez un peuple de bon sens solide, raisonneur, calculateur, entendant ses intérêts, d’oreille peu chatouilleuse, qui ne prend pas la mouche à tout propos, une grande part de ce qui n’est qu’imaginaire dans le danger d’une presse libre disparaisse et s’évanouisse ; que les inconvénients puissent même s’y contre-balancer de manière à laisser prévaloir grandement les avantages.