Il y a autant d’esprit que de connaissances pratiques. » Ce dernier point est devenu douteux pour nous : « Il n’y a aucun livre, a dit au contraire un critique anglais moderne, qu’on puisse citer comme ayant autant fait pour la race humaine dans le temps où il parut, et duquel un lecteur de nos jours puisse tirer si peu d’idées positives applicables. » Mais c’est là la destinée de presque tout ouvrage qui a fait marcher l’esprit humain. […] Non seulement Montesquieu n’avertit pas assez son lecteur, mais il ne s’avertit pas assez lui-même.
Tourguénef en dit le moins possible ; il compte sur ce qu’ajouteront d’attentives intelligences aux brèves indications qu’il donne, et il a raison et le lecteur lui sait gré de tout ce qu’il lui laisse à préciser de tentant et de vague. […] Dans ses huit volumes de romans, où figurent tous les exemplaires de la race humaine, du paysan au prince, de la petite fille aux vieilles moribondes, chaque acteur agit, existe et souffre, avec toute l’intensité d’un être en chair, avec des gestes particuliers, une physionomie minutieusement évoquée, des façons individuelles de se tenir, de s’exprimer, de se comporter, d’aimer ou de mourir, qui suscitent peu à peu chez le lecteur des images nettes et comme familières.
Cette littérature, qui se croit très libre, est esclave du lecteur qu’elle méprise. […] Seulement, comme ici le sujet change en tournant les pages et que toutes ces physionomies de Saints s’entresuivent, l’inconvénient de cette brièveté, de cette percussion d’une lumière incessante et interrompue, n’existe plus au même degré que dans l’Homme, où le sujet demeure immobile sous le regard du lecteur et la plume de l’écrivain qui doit le creuser.