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368. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « III. M. Michelet » pp. 47-96

Michelet serait un génie ailé comme Ariel, bon à monter, bon à descendre, aurait-il le droit de se jeter dans l’histoire avec des étourderies d’oiseau, et devrait-il s’y jouer, comme on a dit que Voltaire s’était joué dans la lumière, pour la briser et en éparpiller les rayons, avec les instincts d’un méchant ? […] Il les faisait, le cœur saignant, quitte à les faire payer plus tard aux hommes ou à la destinée, courbé dans ses intrigues de cour comme un géant enchaîné sous une porte basse, descendant aux plus vils procédés avec une nature héroïque, amant réel ou joué des reines qui l’avaient en mépris, pourvoyeur de favoris afin de tenir mieux contre les pourvoyeuses de maîtresses, vivant avec ce roi ennuyé qui le détestait, comme on vit en tête-à-tête avec un tigre, quand on n’a pas de pistolets, mais acceptant tout cela, et ces indignités, et ces ravalements, et ces abaissements, et ces étouffements pour le service de son idée et de la France, et pour donner à un pays qui s’en allait à l’anarchie par toutes ses pentes, la solidité d’un État ! […] Douloureuse, malgré l’auréole, malgré la souveraine rigidité de l’attitude, malgré le sourire de la force consciente, qui se joue sous ses moustaches de tigre, malgré la pénétration suraiguë de ce regard félin que rien au monde ne fit baisser. […] Il arrêta au bord du néant Louis XIII, qui allait y tomber, et couvrit d’une Mairie de palais, comme on n’en avait pas vu depuis les premières races, ce Fainéant qui jouait aux pies-grièches et aux faucons ! […] Les plus forts, les plus gigantesques de ses chefs apparents, qu’il poussait devant lui sous le coup de fourche de son inflexible volonté, ne furent, entre ses mains de Briarée, que d’énormes pantins qu’il fît jouer et qu’il brisa.

369. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Me voilà arrivé moi-même avec toi et avant toi. » Ce message ardent allait à une certaine Lycænis, qui paraît n’avoir été qu’une coquette, et à laquelle il reprochait peu après de l’avoir joué par un semblant d’amour. […] Le poëte ne manque pas de jouer sur le mot, comme ferait tout galant auteur de madrigal ou de sonnet, comme fera Pétrarque lui-même. […] Ce n’est pas seulement parce qu’il joue sur les noms de ses maîtresses, parce qu’étant un jour amoureux d’une certaine Tryphéra, il dit qu’elle est une Scylla, à peu près comme si mademoiselle de Scudery disait que la princesse de Tendre a un cœur de roche 133 ; il ne s’en tient pas à ces gentillesses : il est telle épigramme sur Héliodora où il nous montre Amour et elle jouant à la paume avec son cœur, et il la supplie de ne pas le laisser tomber, mais de se prêter au jeu et de renvoyer la balle. […] Mais si les chevelures des plantes s’épanouissent, si la terre fleurit, si le pasteur joue de la flûte, et si les troupeaux à belle toison sont charmés, si les nautoniers naviguent, si Bacchus est en danse, si la gent ailée exhale ses concerts, et si les abeilles sont en travail pour enfanter, comment donc ne faut-il pas que le poëte aussi chante un chant harmonieux au printemps ?  […] Dans un autre poëme ancien136 on possède, en effet, une description de Tyr, de cette île rattachée au continent, toute pareille à une jeune fille qui nage, offrant au flot qui la baigne sa tête, sa poitrine et ses bras étendus, et appuyant ses pieds à la terre : là seulement, est-il dit, le bouvier est voisin du nocher, et le chevrier s’entretient avec le pêcheur ; l’un joue de la flûte au bord du rivage, tandis que l’autre retire ses filets ; la charrue sillonne le champ tout à côté de la rame qui sillonne les flots ; la forêt côtoie la mer, et l’on entend au même lieu le retentissement des vagues, le mugissement des bœufs et le gazouillis des feuilles.

370. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre VI. L’effort intellectuel »

Il n’est donc pas impossible que nous en découvrions des traces jusque dans l’attention sensorielle elle-même, encore que cet élément n’y joue plus qu’un rôle accessoire et effacé. […] C’est pourquoi nous employons simultanément ou successivement les procédés les plus divers, faisant jouer la mémoire machinale aussi bien que la mémoire intelligente, juxtaposant entre elles les images auditives, visuelles et motrices pour les retenir telles quelles à l’état brut, ou cherchant au contraire à leur substituer une idée simple qui en exprime le sens et qui permette, le cas échéant, d’en reconstituer la série. […] Le joueur apercevrait sans cesse, comme dans un miroir intérieur, l’image de chacun des échiquiers avec ses pièces, telle qu’elle se présente au dernier coup joué. […] Souvent d’ailleurs les images, après avoir simplement joué entre elles, me demandent de recourir au schéma pour les compléter. […] Nous avons une tendance à jouer extérieurement nos pensées, et la conscience que nous avons de ce jeu s’accomplissant fait retour, par une espèce de ricochet, à la pensée elle-même.

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