Mais deux fois surtout elle a été en avance sur l’évolution politique et elle a préparé la transformation des institutions par la transformation des intelligences. […] Il leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. […] Cette vue, nous l’avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l’histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l’empire élevé sur les ruines de la République française, qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XVI. » En même temps que le sens historique s’aiguisait ainsi, des idées inconnues surgissaient ; des émotions nouvelles, matière littéraire s’il en fut, sollicitaient les écrivains. […] La littérature, jalouse de la politique, qui lui dérobe les cœurs et les intelligences, ne lui épargne pas les dédains et les colères. […] L’instruction universelle, qui en est le complément ou plutôt la condition indispensable, ne date que d’une vingtaine d’années et, limitée à l’enfance, elle n’a pas eu le temps de relever le niveau moyen des intelligences.
L’intelligence est certainement un instrument merveilleux, mais c’est seulement un instrument, qui ne fonctionnerait pas, si la partie sensitive, c’est-à-dire vraiment vivante de notre être, ne lui fournissait pas le mouvement et les matériaux. […] Ainsi, quiconque voudra juger Lohengrin avec son intelligence devra le ranger dans la catégorie des poëmes romantico-chrétiens. […] Mais, nous sommes gens avisés, nous voulons la juger avec notre intelligence. […] Cette opposition se manifeste sous des termes différents : intelligence et sensibilité, intellect et intuition, cœur et tête, entendement et intuition. Cette problématique se retrouve dans cette lecture de Lohengrin dans l’idée que l’intelligence est seconde par rapport à la sensibilité.
Les sens usés au service d’une intelligence immortelle, qui tombent comme l’écorce vermoulue de l’arbre, pour laisser cette intelligence, dégagée de la matière, prendre plus librement les larges proportions de son immatérialité ; les cheveux blancs, ce symbole d’hiver après tant d’étés traversés sans regret sous les cheveux bruns ; les rides, sillons des années, pleines de mystères, de souvenirs, d’expérience, sentiers creusés sur le front par les innombrables impressions qui ont labouré le visage humain ; le front élargi qui contient en science tout ce que les fronts plus jeunes contiennent en illusions ; les tempes creusées par la tension forte de l’organe de la pensée sous les doigts du temps ; les yeux caves, les paupières lourdes qui se referment sur un monde de souvenirs ; les lèvres plissées par la longue habitude de dédaigner ce qui passionne le monde, ou de plaindre avec indulgence ce qui le trompe ; le rire à jamais envolé avec les légèretés et les malignités de la vie qui l’excitent sur les bouches neuves ; les sourires de mélancolie, de bonté ou de tendre pitié qui le remplacent ; le fond de tristesse sereine, mais inconsolée, que les hommes qui ont perdu beaucoup de compagnons sur la longue route rapportent de tant de sépultures et de tant de deuils ; la résignation, cette prière désintéressée qui ne porte au ciel ni espérance, ni désirs, ni vœux, mais qui glorifie dans la douleur une volonté supérieure à notre volonté subalterne, sang de la victime qui monte en fumée et qui plaît au ciel ; la mort prochaine qui jette déjà la gravité et la sainteté de son ombre sur l’espérance immortelle, cette seconde espérance qui se lève déjà derrière les sommets ténébreux de la vie sur tant de jours éteints, comme une pleine lune sur la montagne au commencement d’une claire nuit ; enfin, la seconde vie dont cette première existence accomplie est le gage et qu’on croit voir déjà transpercer à travers la pâleur morbide d’un visage qui n’est plus éclairé que par en haut : voilà la beauté de vieillir, voilà les beautés des trois âges de l’homme ! […] Un jeune écrivain aussi délicat de touche qu’il est accompli d’intelligence et qu’il est viril de caractère, M. […] Est-ce que tu vis par l’intelligence ? […] Prends garde que les têtes mûres, sur lesquelles tu jettes la poussière de tes mépris, ne dominent encore de toute la hauteur d’un autre temps les cheveux couronnés de roses ; ce serait là le symptôme fatal de l’abaissement du niveau de l’intelligence nationale et de la diminution des proportions de l’âme parmi nous ; car ce qu’il y a de plus déplorable et de plus irrémédiable dans un peuple, c’est quand la jeunesse du cœur se réfugie sous les cheveux blancs !