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429. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Les dix dernières années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports, m’ont cependant donné des lumières plus vraies sur les choses humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre l’habitude qu’avait prise mon intelligence de regarder les affaires des hommes par masses. […] Dans cette lettre caractéristique, nous faisons avec Tocqueville tout un voyage autour de ma chambre, une reconnaissance complète de son esprit : « Ce qui aurait le plus d’originalité et ce qui conviendrait le mieux à la nature et aux habitudes de mon intelligence, serait un ensemble de réflexions et d’aperçus sur le temps actuel, un libre jugement sur nos sociétés modernes et la prévision de leur avenir probable. […] Ici il n’y a pas de quoi s’offenser : c’est l’auteur même qui parle, qui se démontre, et la dissection ne porte que sur les procédés de l’intelligence ; ce que l’auteur ajoute sur sa disposition morale est digne de ce qui précède, et résume nettement sa profession de foi politique : « J’ai l’orgueil de croire que je suis plus propre que personne à apporter dans un pareil sujet une grande liberté d’esprit, et à y parler sans passion et sans réticence des hommes et des choses : car, quant aux hommes, quoiqu’ils aient vécu de notre temps, je suis sûr de n’avoir à leur égard ni amour ni haine ; et quant aux formes des choses qu’on nomme des constitutions, des lois, des dynasties, des classes, elles n’ont point, pour ainsi dire, je ne dirai pas de valeur, mais d’existence à mes yeux, indépendamment des effets qu’elles produisent. […] Ce n’est donc qu’à mon corps défendant, pour ainsi dire, que j’ai été amené à m’exprimer publiquement sur une intelligence si considérable, en partie adversaire, et que je ne me sentais pas très-apte peut-être à juger.

430. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre IV. Construction de la société future »

Chez Marmontel, Florian, dans toute la petite littérature qui précède ou accompagne la Révolution, dans tout le théâtre tragique ou comique, le personnage, quel qu’il soit, villageois inculte, barbare tatoué, sauvage nu, a pour premier fond le talent de s’expliquer, de raisonner, de suivre avec intelligence et avec attention un discours abstrait, d’enfiler de lui-même ou sur les pas d’un guide l’allée rectiligne des idées générales. […] Si telle est la chance pour la trame et le canevas grossier, pour les gros fils à peu près solides de notre intelligence, quels doivent être les hasards pour la broderie ultérieure et superposée, pour le réseau subtil et compliqué qui est la raison proprement dite et se compose d’idées générales ? […] Pour acquérir l’intelligence des mots abstraits et l’habitude des déductions suivies, il faut au préalable une préparation spéciale, un exercice prolongé, une pratique ancienne, outre cela, s’il s’agit de politique, le sang-froid qui, laissant à la réflexion toutes ses prises, permet à l’homme de se détacher un instant de lui-même pour considérer ses intérêts en spectateur désintéressé. […] Sauf chez quelques froides et lucides intelligences, un Fontenelle, un Hume, un Gibbon, en qui elle peut régner parce qu’elle ne rencontre pas de rivales, elle est bien loin de jouer le premier rôle ; il appartient à d’autres puissances, nées avec nous, et qui, à titre de premiers occupants, restent en possession du logis.

431. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

Ce n’est pas non plus la raison des idéologues et des philosophes, la raison raisonnante, analytique et critique, qui loge tout l’univers en formules abstraites dans l’esprit humain, et réduit toute l’activité de l’intelligence à une sèche algèbre : ce n’est pas la raison de Voltaire et de Condillac. […] Ils faussaient et corrompaient la nature, qui veut que l’intelligence tende au vrai, et que le langage soit le signe de l’idée : ils faisaient un jeu capricieux de la pensée et de la parole, et ne s’occupaient qu’à surprendre et briller. […] Mais, ainsi compris, ce respect de l’antiquité n’est plus un préjugé tyrannique : il laisse une pleine indépendance à l’intelligence et au goût ; et il en sera de la critique comme de la théologie qui n’a pas le droit de toucher au texte sacré, mais se permet, à l’occasion, pour en éluder le sens, toutes les subtilités et toutes les fantaisies d’interprétation. […] Tout fait contient sa loi : mais nul ne s’en doute jusqu’au jour où quelque savant s’avise le premier de la formuler ; quoi de plus neuf, et quoi de plus ancien, que cette loi, contemporaine de l’univers, et qui n’avait point trouvé encore d’intelligence pour la contempler ?

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