Si c’est se montrer l’ennemi des gens de lettres, que de leur parler avec intérêt des peines de leur était, ceux qui prendraient si légèrement l’alarme pour nous accuser, pourraient faire le procès, sans le savoir, à leurs meilleurs amis. […] Mais si on avait, comme je le suppose, un désir sincère de les convertir en les effrayant, on pouvait, ce me semble, faire agir un intérêt plus puissant et plus sûr, celui de leur vanité et de leur amour-propre ; les représenter courant sans cesse après des chimères ou des chagrins ; leur montrer d’une part le néant des connaissances humaines, la futilité de quelques-unes, l’incertitude de presque toutes ; de l’autre, la haine et l’envie poursuivant jusqu’au tombeau les écrivains célèbres, honorés après leur mort comme les premiers des hommes, et traités comme les derniers pendant leur vie ; Homère et Milton, pauvres et malheureux ; Aristote et Descartes, fuyant la persécution ; le Tasse, mourant sans avoir joui de sa gloire ; Corneille, dégoûté du théâtre, et n’y rentrant que pour s’y traîner avec de nouveaux dégoûts ; Racine, désespéré par ses critiques ; Quinault, victime de la satire ; tous enfin se reprochant d’avoir perdu leur repos pour courir après la renommée. […] Les journaux, j’en conviens, disent encore moins vrai que l’histoire ; mais soyez équitable ; n’avez-vous jamais rien donné dans vos écrits à l’amitié, à la reconnaissance, à l’intérêt, peut-être même à la haine ?
L’intérêt qu’elles peuvent offrir n’est pas non plus dans la valeur des jugements qu’elles portent. […] Les livres, dès lors, manquent le but que visaient leurs auteurs, mais ils en atteignent un autre : ils gagnent en intérêt psychologique ce qu’ils perdent en intérêt littéraire et peuvent servir au moraliste. […] S’il en est ainsi, et tout nous porte à le croire, notre curiosité psychologique se doublera d’un intérêt moral. […] Cela est d’un exemple presque unique dans l’histoire littéraire et d’un intérêt considérable. […] Il laisse place entière aux manifestations psychologiques qui seules méritent de fixer l’intérêt.
Il est vrai que l’exorbitante prépondérance maintenant accordée aux intérêts matériels a trop souvent conduit à comprendre cette liaison nécessaire de façon à compromettre gravement l’avenir scientifique, en tendant à restreindre les spéculations positives aux seules recherches d’une utilité immédiate. […] Ne pouvant empêcher le libre essor de la raison moderne chez les esprits cultivés, on s’est ainsi proposé d’obtenir d’eux, en vue de l’intérêt public, le respect apparent des antiques croyances, afin d’en maintenir, chez le vulgaire, l’autorité jugée indispensable. […] Seulement l’opposition fréquente de ces intérêts chimériques avec les intérêts réels a fourni à la sagesse sacerdotale un puissant moyen de discipline morale, qui a pu souvent commander, au profit de la société, d’admirables sacrifices, qui pourtant n’étaient tels qu’en apparence, et se réduisaient toujours à une prudente pondération d’intérêts. […] Il y a tout lieu de présumer d’ailleurs que cette habitude continue de calculs personnels envers les plus chers intérêts du croyant a développé, chez l’homme, même à tout autre égard, par voie d’affinité graduelle, un excès de circonspection, de prévoyance, et finalement d’égoïsme, que son organisation fondamentale n’exigeait pas, et qui dès lors pourra diminuer un jour sous un meilleur régime moral. […] On sentira mieux, au reste, la gravité d’une telle opposition en observant que, née des habitudes mentales, elle a dû s’étendre ensuite jusqu’aux divers intérêts correspondants, que notre régime scientifique rattache profondément, surtout en France, à cette désastreuse spécialité, comme je l’ai soigneusement démontré dans l’ouvrage cité.