Comme Tarquin, je sais abattre d’une main courageuse ces fleurs de la vie qui s’élèvent au-dessus des autres, et ce triste nivellement m’est devenu si familier, que je remplis ma tâche sans murmure et sans plainte. » Il faut partir de là avec elle, sans quoi on est arrêté à tout instant et on ne la suit pas. […] Elle part du dogme de la chute et ne s’en écarte pas un seul instant.
Il ne s’agit pas de savoir si, un an après, résumant dans son livre des Considérations les événements accomplis, elle a écrit « que c’était une niaiserie de vouloir masquer un tel homme que Napoléon en roi constitutionnel » ; il s’agit de savoir ce qu’elle a pu écrire dans les premiers instants, quand l’avenir était encore incertain, et en apprenant ces concessions inattendues et si entières que faisait l’Empereur à la force des choses et aux exigences de l’opinion. […] Une première victoire elle-même, s’il la remportait, ne le sauverait pas. » Mais vraiment, vous ne pouvez entrer un seul instant dans une pareille supposition, vous ne pouvez retourner ni presque modifier aucun des sentiments exprimés dans cette lettre sans imaginer un rôle odieux, et devant lequel vous reculez tout le premier.
Considérez notre littérature depuis le Moyen-Age, rappelez-vous l’esprit et la licence des fabliaux, l’audace satirique et cynique du Roman de Renart, du Roman de la Rose dans sa seconde partie, la poésie si mêlée de cet enfant des ruisseaux de Paris, Villon, la farce friponne de Patelin, les gausseries de Louis XI, les saletés splendides de Rabelais, les aveux effrontément naïfs de Régnier ; écoutez dans le déshabillé Henri IV, ce roi si français (et vous aurez bientôt un Journal de médecin domestique, qui vous le rendra tout entier, ce diable à quatre, dans son libertinage habituel) ; lisez La Fontaine dans une moitié de son œuvre ; à tout cela je dis qu’il a fallu pour pendant et contrepoids, pour former au complet la langue, le génie et la littérature que nous savons, l’héroïsme trop tôt perdu de certains grands poëmes chevaleresques, Villehardouin, le premier historien épique, la veine et l’orgueil du sang français qui court et se transmet en vaillants récits de Roland à Du Guesclin, la grandeur de cœur qui a inspiré le Combat des Trente ; il a fallu bien plus tard que Malherbe contrebalançât par la noblesse et la fierté de ses odes sa propre gaudriole à lui-même et le grivois de ses propos journaliers, que Corneille nous apprît la magnanimité romaine et l’emphase espagnole et les naturalisât dans son siècle, que Bossuet nous donnât dans son œuvre épiscopale majestueuse, et pourtant si française, la contrepartie de La Fontaine ; et si nous descendons le fleuve au siècle suivant, le même parallélisme, le même antagonisme nécessaire s’y dessine dans toute la longueur de son cours : nous opposons, nous avons besoin d’opposer à Chaulieu Montesquieu, à Piron Buffon, à Voltaire Jean-Jacques ; si nous osions fouiller jusque dans la Terreur, nous aurions en face de Camille Desmoulins, qui badine et gambade jusque sous la lanterne et sous le couteau, Saint-Just, lui, qui ne rit jamais ; nous avons contre Béranger Lamartine et Royer-Collard, deux contre un ; et croyez que ce n’est pas trop, à tout instant, de tous ces contrepoids pour corriger en France et pour tempérer l’esprit gaulois dont tout le monde est si aisément complice ; sans quoi nous verserions, nous abonderions dans un seul sens, nous nous abandonnerions à cœur-joie, nous nous gaudirions ; nous serions, selon les temps et les moments, selon les degrés et les qualités des esprits (car il y a des degrés), nous serions tour à tour — et ne l’avons-nous pas été en effet ? […] car, au même instant, il va accueillir formellement le divin.