Cet art, outre une imagination très vive et prompte à s’enflammer, supposait encore en eux des études très longues ; il supposait une étude raisonnée de la langue et de tous ses signes, l’étude approfondie de tous les écrivains, et surtout de ceux qui avaient dans le style, le plus de fécondité et de souplesse ; la lecture assidue des poètes, parce que les poètes ébranlent plus fortement l’imagination, et qu’ils pouvaient servir à couvrir le petit nombre des idées par l’éclat des images ; le choix particulier de quelque grand orateur avec qui leur talent et leur âme avaient quelque rapport ; une mémoire prompte, et qui avait la disposition rapide de toutes ses richesses pour servir leur imagination ; l’exercice habituel de la parole, d’où devait naître l’habitude de lier rapidement des idées ; des méditations profondes sur tous les genres de sentiments et de passions ; beaucoup d’idées générales sur les vertus et les vices, et peut-être des morceaux d’éclat et prémédités, une étude réfléchie de l’histoire et de tous les grands événements, que l’éloquence pouvait ramener ; des formules d’exorde toutes prêtes et convenables aux lieux, aux temps, à l’âge de l’orateur ; peut-être un art technique de classer leurs idées sur tous les objets, pour les retrouver à chaque instant et sur le premier ordre ; peut-être un art de méditer et de prévoir d’avance tous les sujets possibles, par des divisions générales ou de situations, ou de passions, ou d’objets politiques, ou d’objets de morale, ou d’objets religieux, ou d’objets d’éloge et de censure ; peut-être enfin la facilité d’exciter en eux, par l’habitude, une espèce de sensibilité factice et rapide, en prononçant avec action des mots qui leur rappelaient des sentiments déjà éprouvés, à peu près comme les grands acteurs qui, hors du théâtre, froids et tranquilles, en prononçant certains sons, peuvent tout à coup frémir, s’indigner, s’attendrir, verser et arracher des larmes : et ne sait-on pas que l’action même et le progrès du discours entraîne l’orateur, l’échauffe, le pousse, et, par un mécanisme involontaire, lui communique une sensibilité qu’il n’avait point d’abord.
Tamerlan semble ému un instant par cette grâce et cette douleur : « Quoi ! […] On ne nous le laisse pas oublier un instant ; et, d’ailleurs, l’oublier, ce serait oublier le drame lui-même. […] Au lieu que, dans La Fontaine, j’étais arrêté à chaque instant par des vocables inconnus et par une syntaxe trop forte pour moi. […] Pour l’instant le chef des chrétiens, c’est l’empereur à la barbe fleurie, l’empereur de France la douce. […] Ancey a du talent et que sa comédie n’est pas un instant ennuyeuse ?
Il n’existe qu’un instant, & il éclaire des siécles. […] Tu es près à chaque instant de tomber dans les plus viles superstitions. […] L’air de gêne & de servitude s’est imprimé sur leurs fronts ; & quand ils veulent tourner dans leur enceinte étroite, où ils étouffent avec leurs personnages, ils se fatiguent cruellement pour fatiguer le spectateur, qui embrasseroit volontiers un plus libre espace, & qui ne voit jaillir de ces deux règles absurdes qu’un court instant de surprise, au-lieu de ces grands tableaux successifs, variés & majestueux, qui pénètreroient son âme toute entière. […] Le célèbre Naturaliste qui a banni de l’Histoire Naturelle cet amas d’erreurs & de préjugés qui obscurcissoient sa face majestueuse(53), n’a fait que jeter un coup-d’œil en passant sur notre Tragédie, & il en a démêlé en un instant le faux, le bisarre & le ton mensonger. […] Quelle horrible situation, que de ne pouvoir un instant savourer le bonheur d’autrui, d’être tourmenté du bien qui lui arrive, d’être condamné au supplice de toujours haïr & d’exhaler sans cesse les gémissemens secrets d’une rage sourde contre tous talens, toutes vertus, tous succès !