Imaginer n’est pas se souvenir. […] Or un moment arrive, sans aucun doute, où il m’est impossible de dire si ce que je ressens est une sensation faible que j’éprouve ou une sensation faible que j’imagine (et cela est naturel, puisque le souvenir-image participe déjà de la sensation), mais jamais cet état faible ne m’apparaîtra comme le souvenir d’un état fort. […] Mais d’autre part, que peut être un objet matériel non perçu, une image non imaginée, sinon une espèce d’état mental inconscient ? […] Au-dessus du corps, avec ses mécanismes qui symbolisent l’effort accumulé des actions passées, la mémoire qui imagine et qui répète planait, suspendue dans le vide. […] Faites maintenant un pas de plus ; imaginez une conscience rudimentaire comme peut être celle de l’amibe s’agitant dans une goutte d’eau : l’animalcule sentira la ressemblance, et non pas la différence, des diverses substances organiques qu’il peut s’assimiler.
Mais cela peut-il s’imaginer ou même se concevoir ? […] Imaginons, en un mot, une conscience qui assisterait au défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et seulement séparées les unes des autres par les 2 millièmes de seconde nécessaires pour les distinguer. […] En réalité, il n’y a pas un rythme unique de la durée ; on peut imaginer bien des rythmes différents, qui, plus lents ou plus rapides, mesureraient le degré de tension ou de relâchement des consciences, et, par là, fixeraient leurs places respectives dans la série des êtres. […] Mais pour distinguer ces moments, et aussi pour les relier ensemble par un fil qui soit commun à notre propre existence et à celle des choses, force nous est bien d’imaginer un schème abstrait de la succession en général, un milieu homogène et indifférent qui soit à l’écoulement de la matière, dans le sens de la longueur, ce que l’espace est dans le sens de la largeur : en cela consiste le temps homogène. […] Ainsi, pour reprendre une métaphore qui a déjà paru plusieurs fois dans ce livre, il faut, pour des raisons semblables, que le passé soit joué par la matière, imaginé par l’esprit.
Non, ceux qui n’en ont pas été témoins ne sauraient s’imaginer l’impression vraie, légitime, ineffaçable, que les contemporains ont reçue des premières Méditations de Lamartine, au moment où elles parurent en 1819.