Quant au xixe siècle, à ces idées neuves en histoire et en littérature, déjà professées par tant de bouches éloquentes, c’est ce que mes excellents maîtres ignoraient le plus. […] J’appris plus tard des choses qui me firent renoncer aux croyances chrétiennes ; mais il faut profondément ignorer l’histoire et l’esprit humain pour ne pas savoir quelle chaîne ces simples, fortes et honnêtes disciplines créaient pour les meilleurs esprits. […] Nous décidions que César n’était pas un grand homme, parce qu’il n’avait pas été vertueux ; notre philosophie de l’histoire était celle d’un Gépide ou d’un Hérule par sa naïveté et sa simplicité. […] Le cours d’histoire fut pour moi une autre cause de vif éveil. […] C’était Michelet, les parties admirables de Michelet, dans les tomes V et VI de l’Histoire de France.
C’est pour la seconde fois, dans l’histoire des lettres françaises, que se produit cette tentative d’une poésie scientifique. […] Nous en citerons deux qui résument les autres ; d’abord celle de Guillaume de Humboldt, rencontrant la question au cours de ses études sur l’histoire du langage : « Il peut sembler étrange, dit-il, puisque la poésie se plaît avant tout à la forme, à la couleur et à la variété, de vouloir l’unir avec les idées les plus simples et les plus abstraites, et pourtant cette association n’en est pas moins légitime. […] L’idée de l’évolution par exemple, appliquée avec succès dans certaines parties de l’histoire de la nature, se porte audacieusement, dans l’ardeur de sa fortune nouvelle, pour la loi unique, contenant l’explication universelle des phénomènes et la solution définitive de la grande énigme. […] Lucrèce, à qui il faut bien toujours revenir (car c’est le maître dans ce grand art de la poésie scientifique), a lui aussi des morceaux d’une abstraction redoutable, comme quand il définit l’espace et le mouvement, quand il décrit la formation du monde par les atomes, ou qu’il analyse les simulacres qui expliquent la perception ; mais avec quel art il appelle à son aide d’éclatants épisodes, de grands tableaux, de longs récits comme tout le cinquième livre, où il raconte à sa manière la formation de la terre, l’éclosion de la vie, l’histoire des sociétés humaines ! […] Cela était possible avec les ressources abondantes que lui offrait l’humanité telle que l’imaginent les naturalistes de cette école, l’histoire avant l’histoire.
De mémoire dans l’histoire littéraire de son temps, il en aurait pu laisser une grande, élevée et pure. […] Certainement, à quelque place de l’histoire littéraire qu’on se mette, il n’a été écrit, à aucune époque, de vers plus radicalement mauvais. […] Mais où sont ses apôtres, son évangile et son histoire, à cette lune qui remplace le Dieu des mystiques espèces ? […] ou bien, indépendamment des ressources de cette organisation privilégiée, y aurait-il quelque autre cause dont la Critique doive tenir compte et l’histoire littéraire se souvenir ? […] Il est certain que le poète s’est retrempé dans les sains courants de la tradition, et que dans son esprit et dans son livre, l’Histoire a, — comme partout, du reste, où elle intervient et elle passe, — heureusement foulé la Philosophie sous ses pieds !