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730. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Le maréchal de Villars. »

Villars de son lit de souffrance, envoyant au roi des drapeaux pris sur l’ennemi, put écrire sans trop de fanfaronnade : « Si Dieu nous fait la grâce de perdre encore une pareille bataille, Votre Majesté peut compter que ses ennemis sont détruits. » Ce qui reste vrai et ce qui est reconnu pour exact par les historiens militaires et les gens du métier les plus compétents, c’est que Villars, avec une armée inégale, recevant d’une telle vigueur le choc de ces énormes forces combinées des généraux alliés, et leur mettant plus de trente mille hommes hors de combat, garantit cette année-là nos frontières et obligea la Coalition à de nouveaux efforts qui demandaient du temps. […] L’entrée en jeu cependant n’était plus tout à fait la même pour la campagne de 1712 que pour les années d’auparavant ; un grave affaiblissement avait atteint les forces alliées : Marlborough était tombé en disgrâce. […] Cependant le prince Eugène, n’ayant pu déterminer le duc d’Ormond à un engagement général, se résolut à faire un siège ; il assiégea d’abord Le Quesnoi qui se rendit le 3 juillet après douze jours de tranchée ouverte et d’une défense jugée insuffisante ; puis il porta ses vues sur Landrecies qu’il investit avec le gros de ses forces, et dont la prise lui eût ouvert le Soissonnais : il se passait ainsi d’Arras et de Cambrai, et forçait par une autre clef le cœur de la France. […] Le gros des forces du prince Eugène était alors trop rapproché des lignes de communication, et celles-ci eussent été soutenues aussitôt par toute la droite de son armée. […] En cet embarras et pour expédient, il en vint alors à cette idée d’une diversion sur Denain, que le roi avait ouverte et proposée le premier et que le maréchal de Montesquiou, qui l’avait eue de son côté ou qui s’en était pénétré de bonne heure, lui conseillait de toutes ses forces : « Je compte faire demain (écrivait-il le 31 juillet au ministre) toutes les démarches qui pourront persuader l’ennemi que je veux passer la Sambre, et je tâcherai d’exécuter le projet de Denain qui serait d’une grande utilité : s’il ne réussit pas, nous irons par la Sambre.

731. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Histoire de Louvois par M. Camille Rousset. Victor-Amédée, duc de Savoie. (suite et fin.) »

Et dès l’abord, disons-nous bien de qui nous parlons : aucun des adversaires de Louis XIV, y compris le prince d’Orange, ne fut plus nuisible au glorieux monarque et n’apporta un appoint plus fâcheux, plus malencontreux, dans la coalition européenne qui se forma contre lui et qu’avaient provoquée les violences et les hauteurs du grand roi et de son ministre, nul ne pesa plus à contretemps pour nous et plus à notre détriment dans la balance, que ce petit souverain qui, dans son plus grand effort, n’avait au plus qu’un budget de six millions et une force militaire de dix mille hommes ; nul, à un moment donné, ne prit Louis XIV plus en flanc, au défaut de la cuirasse, par le côté faible. […] La conduite astucieuse de ce duc, la duplicité constante dont il fit preuve, ne mériteraient que détestation et flétrissure, si Louis XIV ne se l’était complètement attirée par ses abus de force, et si le faible, en usant de toute la ruse dont il était capable, n’avait justement payé de retour l’orgueilleux et le puissant. […] Il avait pour mère une Française, Marie de Nemours, qui devint régente de l’État à la mort de son époux Charles-Emmanuel, enlevé dans la force de l’âge (12 juin 1675). […] Cependant, le ministre influent, jusque-là créature de la France et instrument de Madame Royale, le marquis de Pianesse, pressentant le naturel du duc et sa force future, se retournait un matin de son côté, lui faisait conseiller sous main de se tirer de la tutelle où il était, et lui offrait pour cela ses services. […] Je lui vois, à regret, un naturel porté à la rigueur et à la violence, peu de tendresse et de sûreté… » Mais, à ce même moment, le jeune duc déjouait sa mère par une tactique hardie et habile ; il sentait où était la force, la menace d’oppression ; il essayait de la conjurer en feignant de l’accepter sans réserve, et il faisait de son côté des contre-propositions toutes soumises et tout humbles à Louis XIV.

732. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite) »

Taine respire le sentiment de ce qu’il y a là-bas de robuste, de solide, de gaillard, de gai, de succulent, de loyal et d’honnête jusque dans la violence et l’excès de la force. […] Il aime, en effet, la force jusque dans la grâce ; il ne hait pas la surabondance et l’excès. […] Lui, la force et la grandeur lui vont, et il s’y attache avec une visible complaisance. […] Émotions et raisonnements, toutes les forces et toutes les actions de son âme se rassemblent et s’ordonnent sous un sentiment unique, celui du sublime, et l’ample fleuve de la poésie lyrique coule hors de lui, impétueux, uni, splendide comme une nappe d’or… « Il a été nourri dans la lecture de Spenser, de Drayton, de Shakespeare, de Beaumont, de tous les plus éclatants poëtes, et le flot d’or de l’âge précédent, quoique appauvri tout alentour et ralenti en lui-même, s’est élargi comme un lac en s’arrêtant dans son cœur… « Tout jeune encore et au sortir de Cambridge il se portait vers le magnifique et le grandiose ; il avait besoin du grand vers roulant, de la strophe ample et sonnante, des périodes immenses de quatorze et de vingt-quatre vers. […] Encore une fois, revenons au vrai, et à ce vrai littéraire qui n’oublie jamais l’humanité, et qui implique une sorte de sympathie pour tout ce qui en est digne ; si nous sommes justes pour l’ex-chaudronnier Bunyan qui, dans ses visions fanatiques, a fait preuve de force et d’imagination, n’écrasons point d’autre part cette gentille et spirituelle créature, cette quintessence d’âme, cette goutte de vif esprit dans du coton, Pope.

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