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181. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.) » pp. 52-90

Son talent réfléchi et très-intérieur n’est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées ; il n’est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes, sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent : mais il part de sa sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d’incubation nocturne sous la lampe bleuâtre, et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d’une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. […] Cinq-Mars, par son intérêt dramatique, par la grandeur ou la grâce des personnages, par ses vives et curieuses couleurs, eut un beau succès, contre lequel les critiques minutieuses ne purent rien. […] Sans nous constituer juge ici entre les idées dramatiques des deux amis devenus rivaux, notons que c’est à dater de ce jour que M. de Vigny, de nouveau refoulé, dessina de plus en plus distinctement sa position, et entra dans cette seconde phase de son talent qui aboutit à Stello, à Chatterton, et qui le rapproche de Sterne et d’Hoffmann, comme la première l’avait rapproché de Klopstock. […] En effet, dès ce temps-là et vers ces dernières saisons de la Restauration, j’avais pressenti dans ce coin de notre école romantique des germes de division déjà, des principes de refroidissement ou de rivalité, nés surtout des ambitions dramatiques, et dans la Préface des Consolations j’avais, sous forme voilée, exprimé mes craintes et mes regrets. […] Dans une lettre écrite au lendemain de la première représentation de Chatterton, je lis ce jugement familier qui, sans y viser, touche assez à fond : « De Vigny a eu un vrai succès ; son drame de Chatterton est touchant, dramatique même, vers la fin ; mais, au lieu de peindre la nature humaine en plein, il a décrit une maladie littéraire, un vice littéraire, celui de tant de poëtes ambitieux, froissés et plus ou moins impuissants.

182. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

Un musicien n’est plus guère qui se veuille contenter de pure musique ; à tous sont des émotions terribles, énormes, totales ; aucun ne consent à écrire, s’il ne doit chanter une damnation de Faust ; le romantisme, vraiment, n’était pas en 1830, aujourd’hui il est ; nous vivons dans un âge effroyablement dramatique. […] En me restreignant à l’étude de leur système musical, en laissant de côté les systèmes de la mimique, de la poésie, de la décoration, de la mise en scène, je veux à grands traits disséquer l’organe qui met en circulation la vie particulière à l’œuvre dramatique. […] Je ne donnerai donc que la légende explicative d’une sorte de préparation anatomique du système musical de la vie dramatique dans cette œuvre si puissamment organisée, laissant au lecteur entreprenant le plaisir de synthétiser l’homme dans son œuvre, l’artiste dans son caractérisme. […] C’est à la prodigieuse organisation musicale de Wagner, qui permet d’exprimer l’écho que peut trouver une poésie jeune dans tous les cœurs qui l’entourent, que l’œuvre doit à la fois une si grande uniformité et une si admirable organisation de la vie dramatique. […] » Cette analyse que je viens de présenter donne une idée suffisante du procédé de Wagner et justifie amplement le nom de motif-organe que j’ai donné à tout ce système d’expression organisée, si musicalement dramatique.

183. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. ALFRED DE MUSSET (La Confession d’un Enfant du siècle.) » pp. 202-217

Son joli essai de fantaisie dramatique, A quoi rêvent les Jeunes Filles, s’est continué et diversifié heureusement dans les Caprices de Marianne, dans On ne badine pas avec l’Amour, dans la Quenouille de Barberine, et tout récemment dans le Chandelier. Le Comme il vous plaira de Shakspeare, cueilli au tronc de ce grand chêne, est devenu, aux mains de M. de Musset, la tige gracieuse et féconde de tout un petit genre de proverbes dramatiques, mêlés d’observation et de folie, de mélancolie et de sourire, d’imagination et d’humeur 74 ; nous avons eu par lui un aimable essaim de jeunes sœurs françaises de Rosalinde. […] Là où M. de Musset excelle, et là où nous le retrouvons avec tout son charme et son avantage, c’est dans le récit légèrement dramatique, coupé avec art, svelte d’allure, brillant de couleur et animé de passion.

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