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2209. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, (1831) »

Bien qu’il y ait eu peut-être quelque mérite à elle de donner le signal et de sonner la charge dans la mêlée, il ne convient pas qu’elle en parle comme ce bedeau si fier du beau sermon qu’il avait sonné. […] Il est arrivé seulement que, durant tout ce progrès merveilleux de son style, le poëte a plus particulièrement affecté des sujets de fantaisie ou des peintures extérieures, comme se prêtant davantage à la riche exubérance dont il lui plaisait de prodiguer les torrents, et qu’il a, sauf quelque mélange d’épanchements intimes, laissé dormir cette portion si pure et si profonde dont sa jeune âme avait autrefois donné les plus rares prémices. […] Or, c’est précisément cette œuvre de maturité féconde qu’il nous a donnée aujourd’hui. […] À la verte confiance de la première jeunesse, à la croyance ardente, à la virginale prière d’une âme stoïque et chrétienne, à la mystique idolâtrie pour un seul être voilé, aux pleurs faciles, aux paroles fermes, retenues et nettement dessinées dans leur contour comme un profil d’énergique adolescent, ont succédé ici un sentiment amèrement vrai du néant des choses, un inexprimable adieu à la jeunesse qui s’enfuit, aux grâces enchantées que rien ne répare ; la paternité à la place de l’amour ; des grâces nouvelles, bruyantes, enfantines, qui courent devant les yeux, mais qui aussi font monter les soucis au front et pencher tristement l’âme paternelle ; des pleurs (si l’on peut encore pleurer), des pleurs dans la voix plutôt qu’au bord des paupières, et désormais le cri des entrailles au lieu des soupirs du cœur ; plus de prière pour soi ou à peine, car on n’oserait, et d’ailleurs on ne croit plus que confusément ; des vertiges, si l’on rêve ; des abîmes, si l’on s’abandonne ; l’horizon qui s’est rembruni à mesure qu’on a gravi ; une sorte d’affaissement, même dans la résignation, qui semble donner gain de cause à la fatalité ; déjà les paroles pressées, nombreuses, qu’on dirait tomber de la bouche du vieillard assis qui raconte, et dans les tons, dans les rhythmes pourtant, mille variétés, mille fleurs, mille adresses concises et viriles à travers lesquelles les doigts se jouent comme par habitude, sans que la gravité de la plainte fondamentale en soit altérée. […] Or le poëte, qui possède cependant une vertu de volonté si efficace et qui en donne chaque jour des preuves assez manifestes dans le cours de son infatigable carrière, semble en être venu, soit indifférence pratique, soit conscience de l’infirmité humaine en ces matières, à ne plus appliquer cette volonté à la recherche ou à la défense de certaines solutions religieuses, à ne plus faire assaut avec ce rocher toujours instable et retombant.

2210. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « JULES LEFÈVRE. Confidences, poésies, 1833. » pp. 249-261

Jules Lefèvre, tout poëte éminent et rare qu’il est par le dedans, certaines qualités de l’artiste lui manquent ; il est de ceux qui sentent mieux qu’ils ne rendent, qui possèdent et gardent plus qu’ils ne donnent. […] Si je me suis cherché des échos dans plusieurs langues, pour me donner la singulière consolation de voir que l’on souffrait partout, il me semble qu’il y aurait de la dureté à m’en faire un reproche. […] Il me semblait si doux, pour une âme oppressée, De pouvoir dans une autre envoyer ma pensée, Que, d’une ingratitude eussé-je dû périr, J’aurais, pour tout donner, voulu tout conquérir. […] Un détail curieux, c’est que, ses poésies se vendant très-peu, il était encore, pour ainsi dire, avare de ses exemplaires, qu’il aimait mieux enfouir chez lui que de les distribuer et de les donner, et cela dans la crainte seule d’avoir l’air de demander quelque chose à qui que ce fût, dans l’intérêt de ses productions. […] Victor Hugo disait de lui en ce temps-là : « Jules Lefèvre a été mordu par Latouche. » Il donnait l’idée de quelqu’un qui a bu d’un breuvage vénéneux et qui n’en peut ni guérir ni mourir.

2211. (1895) Histoire de la littérature française « Avant-propos »

La littérature est, dans le plus noble sens du mot, une vulgarisation de la philosophie : c’est par elle que passent à travers nos sociétés tous les grands courants philosophiques, qui déterminent les progrès ou du moins les changements sociaux ; c’est elle qui entretient dans les âmes, autrement déprimées par la nécessité de vivre et submergées par les préoccupations matérielles, l’inquiétude des hautes questions qui dominent la vie et lui donnent sens ou fin. […] Mais il ne faut jamais perdre de vue deux choses : l’une, que celui-là sera un mauvais maître de littérature qui ne travaillera point surtout à développer chez les élèves le goût de la littérature, l’inclination à y chercher toute leur vie un énergique stimulant de la pensée en même temps qu’un délicat délassement de l’application technique ; c’est là qu’il nous faut viser, et non à les fournir de réponses pour un jour d’examen ; l’autre, que personne ne saura donner à son enseignement cette efficacité, si, avant d’être un savant, on n’est soi-même un amateur, si l’on n’a commencé par se cultiver soi-même par cette littérature dont on doit faire un instrument de culture pour les autres, si enfin, tout ce qu’on a fait de recherches ou ramassé de savoir sur les œuvres littéraires, on ne l’a fait ou ramassé pour se mettre en état d’y plus comprendre, et d’y plus jouir en comprenant. […] Je suis porté à croire que si l’on donnait des éditions, je ne dis pas scolaires, mais simplement communes et populaires des chefs-d’œuvre de la vieille langue, si quelques spécialistes mettaient leurs soins à établir pour ces éditions une orthographe moyenne et partiellement conventionnelle, qui fixât les mots dans une forme unique d’un bout à l’autre de chaque œuvre et pour certains groupes assez larges d’écrivains, et qui facilitât la lecture des textes originaux, on ferait aisément entrer le meilleur de notre moyen âge dans le domaine commun de la littérature. […] Le développement que j’ai attribué au moyen âge et au xixe  siècle, la largeur que j’ai cru nécessaire de donner à l’étude des puissantes individualités qui sont l’objet propre de l’histoire littéraire et l’instrument efficace de la culture littéraire, ont grossi ce livre au-delà des dimensions ordinaires. […] Elle donne en effet au lecteur le moyen d’aller au-delà des jugements et des idées qu’on lui offre, de connaître plus amplement, ou plus particulièrement, les choses sur lesquelles on a tâché d’exciter sa curiosité.

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