Notre système nerveux ne serait guère destiné, disions-nous, à un autre usage. […] Alléguerez-vous que ce sont là des raffinements d’une langue déjà très perfectionnée, et qu’un langage est possible avec des noms concrets destinés à faire surgir des images de choses ? […] C’est pourquoi je comprendrai votre parole si je pars d’une pensée analogue à la vôtre pour en suivre les sinuosités à l’aide d’images verbales destinées, comme autant d’écriteaux, à me montrer de temps en temps le chemin.
Les femmes bâillèrent prodigieusement à leur pièce, et Zulime est une des plus grandes pauvretés du théâtre de Voltaire ; quant aux hommes, ils n’approuvèrent pas tous également le cadeau qui leur était spécialement destiné. […] Le seul Oreste forme une exception ; mais ses fureurs sont, pour ainsi dire, consacrées par la mythologie ; elles entrent dans sa destinée. […] Ainsi se fabriquaient, ainsi se disposaient ces prétendus prodiges de poésie et de philosophie, destinés à subjuguer la première nation de l’univers, ces chefs-d’œuvre qu’une admiration aveugle a longtemps consacrés. […] On peut s’assurer de la famille et des biens de la personne à qui l’on associe sa destinée : on voit sa figure et son extérieur ; mais son caractère, son humeur, ses qualités, ses défauts, on ne connaît tout cela que lorsqu’il n’est plus temps ; le voile ne se lève qu’après le mariage. […] Un jeune homme, curieux de connaître l’épouse qu’on lui destine, arrive chez son beau-père, sous le nom et l’habit de son valet, qui passe pour le maître.
En résumé, une pensée particulière, groupe d’images hétérogènes, a pour signe naturel la plus saillante de ces images, qui, d’ordinaire, est l’image visuelle, tandis qu’une pensée générale, groupe relativement homogène de pensées particulières dont les caractères distinctifs sont affaiblis ou annihilés [§ 9], a pour signe naturel, mais imparfait, celui de ses éléments qui peut être imité par les organes du corps, pour signe artificiel et parfait un phénomène audible qu’une convention arbitraire associe à ses destinées. […] Etant admis que l’indépendance est le caractère du signe en général, nous nous expliquons facilement comment l’impartialité est le caractère du signe parfait : l’impartialité est, en effet, pour l’image qui sert de signe à une idée générale, la condition d’une parfaite indépendance ; dans une idée phénoménale, il n’y a qu’une image de chaque espèce ; si l’une d’elles est favorisée par la conscience ou l’attention, ce privilège ne peut s’étendre à aucune autre ; mais, dans une idée générale, il y a presque toujours un certain nombre d’images de même ordre, plus ou moins analogues entre elles ; dès lors, l’image saillante attire et fait sortir des rangs celles qui lui ressemblent ; elle ne peut concentrer sur soi toute la lumière qui lui est destinée ; fatalement, quelques rayons s’égarent sur les images analogues ; par là, les proportions de l’idée se trouvent dénaturées, et, en même temps, le signe, mélangé d’éléments parasites empruntés à tort à l’idée, n’est plus indépendant de l’idée tout entière. […] Seulement, ce qu’on appelle aujourd’hui l’écriture ne répond pas au même besoin qui a fait naître dans les temps préhistoriques les premiers essais d’idéographie : aux origines, l’écriture et les arts du dessin se confondent ; l’écriture phonétique n’est pas un développement, mais une déviation, de l’écriture primitive ; elle est une adaptation de l’idéographie, devenue symbolique, au langage audible, adaptation destinée à faire durer et à répandre au loin l’élite des pensées exprimées par la parole. […] A plus forte raison s’il est considéré par son auteur lui-même comme impropre à la représentation ; un drame sans action, destiné à la lecture publique ou privée, n’est qu’une épopée dialoguée.