Dante, Pétrarque, Boccace, avaient créé la langue toscane avec les débris de la latinité romaine ; la Grèce avait versé ses manuscrits dans les bibliothèques de Florence ; l’atticisme s’unissait à la force dans les écrits des Toscans ; ils avaient un poète et des lettrés en tous genres ; il leur manquait en prose un Tacite ou un Bossuet pour illuminer la politique et fixer la grande langue des affaires. […] La nature ne fait pas de ces hommes assez dévoués à la vertu pour écrire gratuitement des contre-vérités qui les feront passer éternellement pour des scélérats ; la nature ne crée pas non plus des hommes assez monstrueux (surtout quand ces hommes sont les plus hautes et les plus saines intelligences de leur siècle) pour penser, pour écrire et pour signer des théories de crimes qui les dévoueront à l’exécration de la postérité. […] XVI Une analyse historique profonde, lucide et pénétrante de la conduite du pape Alexandre VI et de César Borgia, son fils, pour se créer une vaste domination en Italie, est présentée ici non comme modèle, mais comme exemple, à Laurent de Médicis, dans le livre du Prince : là est le venin. […] L’habile diplomatie de Florence se tenait en équilibre entre ces puissants voisins ; la mer avait créé Gênes, Venise et Pise ; le commerce, l’industrie, les lettres, les arts, maintenaient Florence au premier rang des capitales de l’Italie, mais Florence aussi était étrusque et non romaine.
Ce n’était plus l’homme des soirées de la duchesse de Devonshire, l’homme reposé, tranquille, laissant aller sa conversation à tous les courants du salon, ou son silence à toutes les rêveries de la distraction : c’était le génie à l’ouvrage ; le pied alerte, le jarret tendu, le bras levé pour atteindre à la tête de son marbre ; il ne causait plus, il créait. […] « Ce que je sais, c’est que le concours le plus extraordinaire de circonstances favorables, et, en quelque sorte, la plus admirable conjonction d’étoiles propices, était nécessaire pour créer, sous sa constellation passagère, la fécondité merveilleuse et la prodigieuse beauté de ces grands siècles de l’art. […] que l’artiste infusait de sa propre individualité, de son propre sang, dans les formes, dans les veines des êtres qu’il créait, et que c’est encore une partie de sa vie qu’on voit palpiter dans ces formes vivantes, dans ces membres prêts à se mouvoir, sur ces lèvres prêtes à parler. […] Le poète, au contraire, et j’entends par poète tout homme qui crée des idées, en bronze, en pierre, en prose, en paroles ou en rythmes ; le poète remue ce qui est impérissable dans la nature et dans le cœur humain.
Dans cette pièce admirable, ils déterminent leurs fonctions par l’idée même qu’ils se font de la langue française, « laquelle, disent-ils, plus parfaite déjà que pas une des langues vivantes, pourrait bien enfin succéder à la latine, comme la latine à la grecque, si on prenait plus de soin qu’on n’avait fait jusqu’ici de l’élocution, qui n’était pas, à la vérité, toute l’éloquence, mais qui en faisait une fort bonne et fort considérable partie. » Il ne s’agit donc pour eux que de l’empêcher de manquer à cette grande destinée, de l’épurer et non de la créer, et, comme ils le disent avec une naïveté énergique, de « la nettoyer des ordures qu’elle avait contractées, ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants, ou par l’abus de ceux qui la corrompent en écrivant, ou par les mauvais prédicateurs53. » Ils se tiennent dans les bornes d’une institution réelle et pratique, n’outrant rien, ne s’exagérant pas leur autorité, n’entreprenant ni sur la liberté ni sur l’originalité des esprits. […] Il y loue « la solidité des observations, beaucoup de savoir et d’esprit, sans aucune affectation ni de l’un ni de l’autre ; des termes choisis, mais sans scrupule et sans enflure, et des mots qu’on disait bannis par l’Académie, employés où il était nécessaire, pour protester contre le reproche d’innovation55. » On peut regretter de n’y pas trouver cet étonnement naïf et généreux qui nous saisit encore aujourd’hui à la vue de ces beautés si neuves et si charmantes, de ces vers si vigoureux et si délicats, de toutes ces grâces de la jeunesse dans le génie et dans les personnages qu’il crée. […] L’invention, soit celle qui crée de nouveaux termes, soit celle qui en fait renaître d’anciens par une appropriation nouvelle, non seulement remplaçait ce qui avait dû disparaître, mais réparait les pertes que coûtait l’excès dans le choix. […] Il n’est pas d’ouvrages où l’on ait mieux traité, ni plus à fond, de ce qui fait le plus beau privilège de l’homme parmi tous les êtres créés, la parole et la pensée.