Le temps se matérialise dans cette vapeur molle, brumeuse, couleur encens qui flotte autour d’une ville du Nord, un beau jour d’été, et que semblent exhaler les pierres qui s’en dévêtent. […] A la couleur propre il demande rarement ses images et paraît plutôt fatigué, blessé par ce qui éclate (L’Azur). Rien chez lui n’atteste cette vision directe, cette puissance de santé et de joie dans la couleur tonique, qu’eurent Hugo et Gautier, leurs rouges vigoureux et sains de bouchers. […] La couleur préférée de Mallarmé, celle qui sans cesse revient dans ses images, — lys, cygnes, neiges, glaces — c’est le blanc, à la fois synthèse, pour l’œil, des couleurs, et, pour le peintre, leur absence. Sans doute il goûte dans le blanc cette figure de l’Absence qui plane sur toute sa poésie, ce symbole de la couleur qui se tait, de la virtualité frémissante, du silence posé.
Le sentiment de la diversité des lieux est inséparable du sentiment de la diversité des époques ; et tous les deux, en s’unissant, constituent la couleur locale. […] Guerre au classicisme, liberté, vérité dans l’art, couleur locale, imitation des littératures étrangères, tous ces autres noms, en effet, dont on a fait tant de bruit, n’ont servi que de couverture ou de déguisement à l’étalage du moi. […] Quelques grands vers de Leconte de Lisle : Le vent respectueux, parmi leurs tresses sombres, Sur leur nuque de marbre errait en frémissant, Tandis que les parois des rocs couleur de sang, Comme de grands miroirs suspendus dans les ombres, De la pourpre du soir baignaient leur dos puissant, … quelques pages de Flaubert, — le Comice agricole d’Yonville-l’Abbaye, dans Madame Bovary, la description de la forêt de Fontainebleau dans L’Éducation sentimentale ; — quelques pages de Taine ou de Renan, entre lesquelles on n’aurait que l’embarras du choix, nous ont rendu la sensation du « définitif » et de l’« achevé ». […] 2º Le rôle de Mérimée ; — et qu’il semble avoir été d’un ironiste ; — qui n’aurait feint de croire au romantisme, — que pour le mieux connaître ; — s’en mieux moquer ; — et finalement le discréditer. — Les débuts de Mérimée : le Théâtre de Clara Gazul, 1825, — et La Guzla, 1827 ; — et que, si la « couleur » en est d’un romantique, — l’idée première en est d’un curieux de toutes choses ou d’un dilettante ; — et bien moins d’un disciple de Chateaubriand — que d’un élève de Fauriel et d’un ami de Stendhal. — La Chronique du règne de Charles IX, 1829 ; — Le Vase étrusque, 1830 ; — La Double méprise, 1833 ; — et que déjà ces deux dernières Nouvelles n’ont presque plus rien de romantique. — Celles qui ont suivi : Les Âmes du Purgatoire, 1834, — et La Vénus d’Ille, 1837, semblent rentrer dans la formule romantique. — Mais ce n’est là qu’une apparence ; — et on le voit bien dans Colomba, 1840 ; — Arsène Guillot, 1844 ; — Carmen, 1845 ; — où l’on ne retrouve plus du romantisme que deux traits seulement : la recherche de la « couleur locale » ; — et la glorification de l’énergie ; — mais à peine quelque intention de faire montre de soi-même. — On n’y trouve non plus aucune déclamation ; — et l’art y consiste au contraire à faire rentrer le rare ou le singulier sous les conditions communes de la réalité. — C’est ce qui aurait suffi ; — quand d’ailleurs il n’aurait pas eu des goûts d’archéologue et d’érudit, — pour conduire Mérimée à l’histoire ; — et, en effet, c’est par l’histoire qu’il a fini ; — assez obscurément d’ailleurs ; — et en se moquant du « réalisme » à la formation duquel il avait pourtant contribué ; — comme il s’était moqué jadis du « romantisme » ; — tout en faisant campagne avec lui. […] Des qualités de style de Leconte de Lisle, — et qu’il n’y a pas de plus « grands vers » que les siens, — ni de plus plastiques, — ni de plus harmonieux. — Il y manque seulement un peu d’aisance, ou d’air, pour ainsi parler ; — et un peu de variété. — De quelques affectations de couleur locale dont il aurait aussi pu se mieux défendre ; — comme n’ajoutant rien à la vérité de ses descriptions ; — et comme tendant à donner du vrai « naturalisme » une idée quelque peu pédantesque. — Il n’y a rien de plus « naturel » en français à dire Phoibos que Phœbus ; — et ni le sentiment de l’antiquité ; — ni la justesse de la représentation ; — ni la durée de l’œuvre d’art ne dépendent de ces minuties.
Ce vernis, qui à Paris est la couleur vraie, n’est ici qu’un placage choquant. […] Entre la vase du fond et l’écume de la surface roulait le grand fleuve national, qui, s’épurant par son mouvement propre, laissait déjà voir par intervalles sa couleur vraie, pour étaler bientôt la régularité puissante de sa course et la limpidité salubre de son eau. […] Ils aiment la vulgarité brutale des couleurs voyantes ; ils recherchent les grands mots accumulés, les oppositions symétriquement prolongées, les périodes énormes et retentissantes. […] Mais ce qui le distinguait entre tous les autres, c’était une large intelligence compréhensive qui, exercée par des études et des compositions philosophiques868, saisissait les ensembles, et, par-delà les textes, les constitutions et les chiffres, apercevait la direction invisible des événements et l’esprit intime des choses, en couvrant de son dédain « ces prétendus hommes d’État, troupeau profane de manœuvres vulgaires, qui nient l’existence de tout ce qui n’est point grossier et matériel, et qui, bien loin d’être capables de diriger le grand mouvement d’un empire, ne sont pas dignes de tourner une roue dans la machine. » Par-dessus tant de dons, il avait une de ces imaginations fécondantes et précises qui croient que la connaissance achevée est une vue intérieure, qui ne quittent point un sujet sans l’avoir revêtu de ses couleurs et de ses formes ; et qui, traversant les statistiques et le fatras des documents arides, recomposent et reconstruisent devant les yeux du lecteur un pays lointain et une nation étrangère avec ses monuments, ses costumes, ses paysages et tout le détail mouvant des physionomies et des mœurs. […] Il reste à demi barbare, empâté dans l’exagération et la violence ; mais sa fougue est si soutenue, sa conviction si forte, son émotion si chaleureuse et si surabondante, qu’on se laisse aller, qu’on oublie toute répugnance, qu’on ne voit plus dans ses irrégularités et ses débordements que les effusions d’un grand cœur et d’un profond esprit trop ouverts et trop pleins, et qu’on admire avec une sorte de vénération inconnue cet épanchement extraordinaire, impétueux comme un torrent, large comme une mer, où ondoie l’inépuisable variété des couleurs et des formes sous le soleil d’une imagination magnifique qui communique à cette houle limoneuse toute la splendeur de ses rayons.