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818. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Catulle Mendès, qui depuis s’est livré dans ses vers à un exotisme plus transcendant, à ses débuts, dans Philoméla, dans les Sérénades surtout, dans l’Intermède, a modulé quelques chansons lyriques, harmonieuses, simples, d’un érotisme souffrant, mièvre ou malicieux, qui répercutent et continuent certaines des musiques de Heine. […] Aussi les livres de Tolstoï se sont-ils vendus à plusieurs milliers d’exemplaires et on en continue activement la traduction. […] Ce fut une résolution littéraire tout autre qu’inaugura Rousseau aidé de romanciers anglais que continuèrent Chateaubriand, Mme de Staël, les romantiques. […] Peu à peu dans cette école de poètes et de prosateurs, le souci de l’expression l’emporta sur celui de la chose à exprimer et comme la passion est un élément de trouble dans la belle ordonnance des périodes par les heurts et les interjections qu’elle affecte, comme les phrases parfaites s’appliquent mieux à des idées pures, mieux encore à de simples perceptions de couleur et de forme, les poètes et une partie des romanciers de l’époque impériale furent impassibles et descriptifs, d’un mérite artistique intellectuel et surtout pictural extrême, d’une grande science et d’une profonde observation, mais de peu de prise sur le public qui continuait à réclamer des œuvres moins achevées et plus frémissantes de passions humaines.

819. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre II. De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée »

Imaginez qu’un corps pénètre un autre corps : vous supposerez aussitôt dans celui-ci des vides où les particules du premier viendront se loger ; ces particules à leur tour ne pourront se pénétrer que si l’une d’elles se divise pour remplir les interstices de l’autre ; et notre pensée continuera cette opération indéfiniment plutôt que de se représenter deux corps à la même place. […] Mais familiarisés avec cette dernière idée, obsédés même par elle, nous l’introduisons à notre insu dans notre représentation de la succession pure ; nous juxtaposons nos états de conscience de manière à les apercevoir simultanément, non plus l’un dans l’autre, mais l’un à côté de l’autre ; bref, nous projetons le temps dans l’espace, nous exprimons la durée en étendue, et la succession prend pour nous la forme d’une ligne continue ou d’une chaîne, dont les parties se touchent sans se pénétrer. […] Comprendrait-on autrement l’effet d’une excitation faible et continue ? […] Ici nous avons bien une série de termes identiques entre eux, puisque c’est toujours le même mobile ; mais d’autre part la synthèse opérée par notre conscience entre la position actuelle et ce que notre mémoire appelle les positions antérieures fait que ces images se pénètrent, se complètent et se continuent en quelque sorte les unes les autres.

820. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre IV. De la délimitation, et de la fixation des images. Perception et matière. Âme et corps. »

Nous avons séparé radicalement, en effet, le pur souvenir de l’état cérébral qui le continue et le rend efficace. […] Plus particulièrement, en ce qui regarde l’étendue concrète, continue, diversifiée et en même temps organisée, on peut contester qu’elle soit solidaire de l’espace amorphe et inerte qui la sous-tend, espace que nous divisons indéfiniment, où nous découpons des figures arbitrairement, et où le mouvement lui-même, comme nous le disions ailleurs, ne peut apparaître que comme une multiplicité de positions instantanées, puisque rien n’y saurait assurer la cohésion du passé et du présent. […] Répondre à une action subie par une réaction immédiate qui en emboîte le rythme et se continue dans la même durée, être dans le présent, et dans un présent qui recommence sans cesse, voilà la loi fondamentale de la matière : en cela consiste la nécessité. […] Nous avons essayé d’établir que cette psychologie et cette métaphysique sont solidaires, et que les difficultés s’atténuent dans un dualisme qui, partant de la perception pure où le sujet et l’objet coïncident, pousse le développement de ces deux termes dans leurs durées respectives, — la matière, à mesure qu’on en continue plus loin l’analyse, tendant de plus en plus à n’être qu’une succession de moments infiniment rapides qui se déduisent les uns des autres et par là s’équivalent ; l’esprit étant déjà mémoire dans la perception, et s’affirmant de plus en plus comme un prolongement du passé dans le présent, un progrès, une évolution véritable.

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