Car, même dans ce pays de choix, ou il séjourna vingt-trois ans, il changeait continuellement de résidence, non moins pour dépister les visiteurs que pour trouver le point où il espérait jouir le plus pleinement de lui-même. […] Est-ce l’individu, dans ce qui le distingue de tout le monde, les particularités de son caractère, ses humeurs, ses dispositions qui changent selon les variations de sa santé ? […] Mais à qui s’applique moins l’idée du naturel par excellence qu’à Montaigne, à cet homme occupé à se peindre, et par conséquent à se farder ; à s’analyser, et par conséquent à se prêter ou à se retrancher certains traits, par la subtilité même de son esprit, et par cette curiosité qui se crée un spectacle ; penseur à la suite d’autrui, à propos d’une lecture qui le pique ; qu’une idée ingénieuse attache tout un jour, et qu’une citation fait changer de chemin ; qui suspecte la nature universelle et ne se plaît qu’en la nature variable ; qui pense plus pour le plaisir d’écrire, qu’il n’écrit pour éclaircir ses pensées ; auquel ses amis reprochent d’épaissir sa langue, comme on reprocherait à un peintre d’empâter ses couleurs, par trop d’attention donnée au détail ? […] Racine en avait recueilli et comme respiré la tradition vivante dans son commerce avec Port-Royal ; et si ses personnages raisonnent moins et pensent plus que ceux de Corneille, j’y vois un fruit de cette doctrine qui avait changé la définition de la logique, et remplacé l’art de raisonner par l’art de penser. […] Ce n’est pourtant pas toute la langue, mais c’est tout ce qui n’en changera pas et la rendra toujours claire pour les esprits cultivés ; c’est, si je puis parler ainsi, la langue générale.
Mais que la création, à mesure qu’elle passe, qu’elle descend, qu’elle tombe du futur au passé par le ministère, par l’accomplissement du présent ne change pas seulement de date, qu’elle change d’être. Qu’elle ne change pas seulement de calendrier, qu’elle change de nature. […] … « que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir ; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt.
Quoiqu’elle ait dans sa manière du précieux, du brillanté et peut-être aussi du clinquant, ses strophes se déroulent avec une facilité d’allure qui donne souvent le change à l’esprit et fait croire au naturel.