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1083. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Édouard Fournier »

c’est précisément le petit qu’on aime en ce pays, capable pourtant de grandes choses, et où les femmes disent gentil pour petit, dans leur langage, comme les Russes disent rouge pour beau. […] Ce n’est pas tout que de vouloir être le fils de quelqu’un, il faut l’être, ou du moins tellement ressembler à ce quelqu’un-là qu’on puisse le faire croire, et ce n’est pas là le cas Fournier a beau grimer son sourire, il a beau se barder de bouquins, comme disait Nodier, qui se moquait bien de cette bouquinerie et qui ne l’aimait peut-être que pour s’en moquer, — car c’est encore une des manières d’aimer de cette aimable créature qui s’appelle l’homme, — il n’a point, lui, Édouard Fournier, cette fleur de raillerie charmante, qui fait tout pardonner, que Nodier fourrait entre les feuillets de ses vieux livres et qui ne s’y dessécha jamais. […] Quel effet bizarre produit sur nous Fournier, ce singulier racleur de mots, cet effaceur d’esprit, qui semble suspendu sur une planchette d’érudition que je crois très mince et très fragile, mais pourtant avec moins de risques que ses confrères en regrattage, et dont tout le soin est d’enlever le noir et la poussière à l’histoire, d’essuyer incessamment avec son torchon d’érudit cette estompe poétique que les proprets de l’exactitude bien lavée prennent pour une tache, et de s’acharner, jusqu’à ce qu’elles soient abattues, sur ces fleurs tombées on ne sait d’où, ces traditions qui voilent moins l’histoire qu’elles ne l’ornent, et qui ne sont pas contraires à la réalité parce qu’elles sont beaucoup plus belles ! […] Prenez, par exemple, la lettre d’Henri IV à Crillon, la lettre qui dit : « Pends-toi, brave Crillon, nous avons combattu à Arques, etc. » ; et lisez « Pendez-vous, brave Crillon, de n’avoir pas été ici près de moi, lundi dernier, à la plus belle occasion qui se soit jamais vue, etc. » ; puis un délayage de six lignes qui ne change rien au fond des choses, mais qui emporte cette adorable forme du laconisme et du tutoiement !

1084. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire de la Révolution »

Ce volume-ci a beau brusquer les faits pour les faire aller plus vite ; il a beau les pousser, les presser et les entasser ; ou ils résistent par leur masse même à cette rapidité que l’auteur est tenu de leur imprimer, s’il veut remplir les conditions de son programme ; ou ils ne résistent pas, et alors ils passent trop vite sous les yeux pour former cette chose de discernement et de renseignement qu’on appelle une histoire. […] La reine, légère, belle, imposante comme une divinité mythologique, le suit, tenant son fils par la main. […] Un grand cri royaliste, auquel la personne de cette reine, si belle encore, mêlait peut-être de l’amour, tonne et vibre. […] … Gagnant de salle en salle, de galerie en galerie, cette émotion étrange déborde, arrive aux postes extérieurs et se répand bientôt comme une alarme sur la ville entière. » Certainement, voilà qui est enlevé, d’un très beau mouvement, très gradué, très puissant, qui vous saisit et vous fait merveilleusement comprendre l’ivresse de ce dernier banquet, la veille du martyre — Ôtez le riant chasseur, qui est trop riant et rappelle trop Capefigue, et la divinité mythologique, qui rappelle trop les dessus-de-porte d’Arsène Houssaye, et vous avez une vraie page d’une sensibilité contagieuse.

1085. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « L’abbé Maynard »

Je puis bien le dire maintenant à l’abbé Maynard, puisque la supériorité lui est venue : je ne le croyais pas capable du beau livre qu’il vient de nous donner. […] C’étaient les missions établies par toute la terre, les missions d’Europe, de France, d’Italie, des Îles Hébrides, d’Écosse, d’Irlande, de Pologne, d’Autriche, de Prusse, d’Espagne, de Portugal, de Madagascar, de Bourbon, de l’Île-de-France, d’Amérique, des Échelles du Levant, de l’Empire Turc, de la Perse, de Babylone, de la Chine ; et ce n’était pas tout encore : c’étaient les royaumes de toutes les misères, de tous les crimes, de toutes les hontes, c’était le grand Hôtel-Dieu de Paris, c’étaient les hôpitaux des provinces, l’œuvre des forçats, des mendiants, des fous, enfin les Filles de Charité et les Enfants trouvés, qui sont restés aux yeux des hommes les deux plus belles institutions de cet incroyable gouvernement de l’amour ! […] Langue sans nom d’humilité volontaire, que Vincent, ce grand artiste en abaissements, s’était faite, et dont il nous a donné toute la rhétorique dans un seul précepte ravissant : « Entre deux expressions, — disait-il, — retenez toujours la plus brillante pour en faire un sacrifice à Dieu dans le fond de votre cœur, et n’employez que celle-là qui, moins belle, ne plaît pas tant, mais édifie. » L’humilité est, je crois, en effet, le caractère de sainteté de Vincent de Paul encore plus que l’amour ; personne, même parmi les saints, n’a eu cette soif de bassesse ; personne n’a dit comme cet homme : « Donnez-moi encore ce verre de mépris !  […] Écueil de l’histoire de saint Vincent de Paul que cette humilité, pour qui ne saurait pas combien cette goutte d’eau du diamant catholique est belle. […] C’est un livre d’autant plus beau qu’il est un livre le moins possible… L’auteur moins sincère, moins la proie des choses ineffables qu’il raconte, l’eût probablement mieux composé et plus habilement construit.

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