Aux prises tout d’abord avec le souvenir du passé monstrueux qui la poursuit, Mme de Staël s’écrie qu’elle n’y veut pas revenir en idée : « A cette affreuse image, tous les mouvements de l’âme se renouvellent ; on frissonne, on s’enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir. » Les générations qui viennent pourront étudier à froid ces deux dernières années ; mais elle, elle ne veut pas y entrer, même par le raisonnement ; elle se tourne donc vers l’avenir ; elle sépare les idées généreuses d’avec les hommes néfastes, et dégage certains principes de dessous les crimes dont on les a souillés ; elle espère encore. […] Mais la manière dont le Christianisme se remettra à avoir prise sur la société de l’avenir demeure voilée encore ; et pour les esprits méditatifs les plus religieux, l’inquiétude du grand problème n’a pas diminué. […] Mme de Staël, en 1800, était jeune encore, mais cette jeunesse de plus de trente ans ne faisait pas une illusion pour elle ni un avenir ; elle substituait donc à temps l’horizon indéfini de la gloire à celui, déjà restreint et un peu pâlissant, de la jeunesse ; ce dernier s’allongeait et se perpétuait ainsi dans l’autre, et elle marchait en possession de toute sa puissance durant ces années les plus radieuses, mais qu’on ne compte plus. […] Janus ici lui-même apparaît mutilé ; Son front vers l’avenir n’a forme ni lumière, L’autre front seul regarde un passé désolé. Et quels aigles pourraient lui porter les augures, Quelle Sibylle encor lui chanter l’avenir ?
Soit qu’il s’agisse, en effet, d’expliquer ou de prévoir, tout se réduit toujours à lier : toute liaison réelle, d’ailleurs statique ou dynamique, découverte, entre deux phénomènes quelconques, permet à la fois de les expliquer et de les prévoir l’un après l’autre ; car la prévision scientifique convient évidemment au présent, et même au passé, aussi bien qu’à l’avenir, consistant sans cesse à connaître un fait indépendamment de son exploration directe, en vertu de ses relations avec d’autres déjà donnés. […] Il est vrai que l’exorbitante prépondérance maintenant accordée aux intérêts matériels a trop souvent conduit à comprendre cette liaison nécessaire de façon à compromettre gravement l’avenir scientifique, en tendant à restreindre les spéculations positives aux seules recherches d’une utilité immédiate. […] Une telle incompatibilité devient directement évidente quand on oppose la prévision rationnelle, qui constitue le principal caractère de la véritable science, à la divination par révélation spéciale, que la théologie doit représenter comme offrant le seul moyen légitime de connaître l’avenir. […] Car, on peut assurer aujourd’hui que la doctrine qui aura suffisamment expliqué l’ensemble du passé obtiendra inévitablement, par suite de cette seule épreuve, la présidence mentale de l’avenir. […] Outre ses travaux d’avenir, l’école positive s’associe immédiatement à cette importante opération par sa tendance directe à discréditer radicalement les diverses écoles actuelles, en remplissant déjà mieux que chacune d’elles les offices opposés qui leur restent encore, et qu’elle seule combine spontanément, de façon à se montrer aussitôt plus organique que l’école théologique et plus progressive que l’école métaphysique, sans pouvoir jamais comporter les dangers de rétrogradation ou d’anarchie qui leur sont respectivement propres.
Par l’intermédiaire de ces volontés géniales l’élan de vie qui traverse la matière obtient de celle-ci, pour l’avenir de l’espèce, des promesses dont il ne pouvait même être question quand l’espèce se constituait. […] L’ironie courait à travers l’enseignement socratique, et le lyrisme n’y faisait sans doute que des explosions rares ; mais, dans la mesure où ces explosions ont livré passage à un esprit nouveau, elles ont été décisives pour l’avenir de l’humanité. […] Anticipant sur l’avenir, il désignera la série entière, on le placera au bout, que dis-je ? […] Elle vaut pour le passé ; il est rare qu’elle puisse orienter notre choix pour l’avenir. […] Maintenant, une société mystique, qui engloberait l’humanité entière et qui marcherait, animée d’une volonté commune, à la création sans cesse renouvelée d’une humanité plus complète, ne se réalisera évidemment pas plus dans l’avenir que n’ont existé, dans le passé, des sociétés humaines à fonctionnement organique, comparables à des sociétés animales.