Deuxièmement, et cette deuxième raison, étant une raison de réalité, recouvre et commande la première, qui était une raison de connaissance ; comment l’histoire s’arrêterait-elle, si l’humanité ne s’arrête pas ; à moins de supposer que l’histoire ne serait pas l’histoire de l’humanité ; et c’est en effet bien là que l’on en était arrivé, c’est bien ce que l’on a supposé, au moins implicitement ; on a tant parlé de l’histoire, de l’histoire seule, de l’histoire en général, de l’histoire en elle-même, de l’histoire tout court, on a tant surélevé l’histoire que l’on a quelque peu oublié que ce mot tout seul ne veut rien dire, qu’il y faut un complément de détermination, que l’histoire n’est rien si elle n’est pas l’histoire de quelque événement, que l’histoire en général n’est rien si elle n’est pas l’histoire du monde et de l’humanité. […] En fait de vertu, chacun trouve la certitude en consultant son propre cœur. » On ne me pardonnera pas une aussi longue citation ; mais on m’en louera ; et on la portera sans doute à mon actif ; car c’est un plaisir toujours nouveau que de retrouver ces vieux textes pleins, et perpétuellement inquiétants de nouveauté ; et quand dans un cahier on met d’aussi importantes citations de Renan, on est toujours sûr au moins qu’il y aura des bons morceaux dans le cahier ; — je ne dis point cela pour Zangwill, qui supporte toute comparaison ; — je sais tous les reproches que l’on peut faire au texte que je viens de citer ; il est perpétuellement nouveau ; et il est vieux déjà ; il est dépassé ; phénomène particulièrement intéressant, il est surtout dépassé justement par les sciences sur lesquelles Renan croyait trouver son plus solide appui, par les sciences physiques, chimiques, particulièrement par les sciences naturelles ; — mais ici que dirions-nous de Taine qui faisait aux sciences mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, une incessante référence ; — c’est justement par le progrès des sciences naturelles que nous sommes aujourd’hui reconduits à des conceptions plus humaines, et, le mot le dit, plus naturelles ; je n’ignore pas toutes les précautions qu’il y aurait à prendre si l’on voulait saisir, commenter et critiquer tout ce texte ; mais telle n’est pas aujourd’hui la tâche que nous nous sommes assignée ; je n’ignore pas qu’il y a dans cet énorme texte religieux des morceaux entiers qui aujourd’hui nous soulèvent d’indignation ; et des morceaux entiers qui aujourd’hui nous paraissent extraordinairement faibles ; je n’ignore pas qu’il y a dans ce monument énorme des corps de bâtiments entiers qu’un mot, un seul mot de Pascal, par la simple confrontation, anéantirait ; je connais les proportions à garder ; je sais mesurer un Pascal et un Renan ; et je n’offenserai personne en disant que je ne confonds point avec un grand historien celui qui est le penseur même ; si j’avais à saisir et à commenter et à critiquer le texte que nous avons reproduit, je sais qu’il faudrait commencer par distinguer dans le texte premièrement la pensée de Renan ; deuxièmement l’arrière-pensée de Renan ; troisièmement, et ceci est particulièrement regrettable à trouver, à constater, des fausses fenêtres, des fragments, à peine habillés, d’un cours de philosophie de l’enseignement secondaire, comme était l’enseignement secondaire de la philosophie au temps où Renan le recevait, des morceaux de cours, digérés à peine, sur Kant et les antinomies, sur le moi et le non-moi, tant d’autres morceaux qui surviennent inattendus pour faire l’appoint, pour jointurer, pour boucher un trou ; combien ces plates reproductions de vieux enseignements universitaires, ces morceaux de concours, de l’ancien concours, du concours de ce temps-là, combien ces réminiscences pédagogiques, survenant tout à coup, et au moment même que l’on s’y attendait le moins, au point culminant du dialogue, détonnent auprès du véritable Renan, auprès de sa pensée propre, et surtout de son arrière-pensée ; comme elles sont inférieures au véritable texte ; et dans le véritable texte comme la pensée même est inférieure à l’arrière-pensée, ou, si l’on veut, comme l’arrière-pensée est supérieure à la pensée, à la pensée de premier abord ; quel travail que de commencer par discerner ces trois plans ; mais comme on en serait récompensé ; comme la partie qui reste est pleine et lourde ; comme la domination de l’arrière-pensée est impérieuse. […] Car c’est un avantage capital de Taine, et que nul de ses ennemis ne songerait à lui contester, qu’il est net ; il ne masque point ses ambitions ; il ne dissimule point ses prétentions ; brutal et dur, souvent grossier, et mesurant les grandeurs les plus subtiles par des unités qui ne sont point du même ordre, il a au moins les vertus de ses vices, les avantages de ses défauts, les bonnes qualités de ses mauvaises ; et quand il se trompe, il se trompe nettement, comme un honnête homme, sans fourberie, sans fausseté, sans fluidité ; lui-même il permet de mesurer ce que nous nommons ses erreurs, et par ses erreurs les erreurs du monde moderne ; et dans les erreurs qui, étant les erreurs de tout le monde moderne, lui sont communes avec Renan, il nous permet des mesures nettes que Renan ne nous permettait pas ; nous lui devons la formule et le plus éclatant exemple du circuit antérieur ; je ne puis m’empêcher de considérer le circuit antérieur, le voyage du La Fontaine, comme un magnifique exemple, comme un magnifique symbole de toute la méthode historique moderne, un symbole au seul sens que nous puissions donner à ce mot, c’est-à-dire une partie de la réalité, homogène et homothétique à un ensemble de réalité, et représentant soudain, par un agrandissement d’art et de réalité, tout cet immense ensemble de réalité ; je ne puis m’empêcher de considérer ce magnifique circuit du La Fontaine comme un grand exemple, comme un éminent cas particulier, comme un grand symbole honnête, si magnifiquement et si honnêtement composé que si quelqu’un d’autre que Taine avait voulu le faire exprès, pour la commodité de la critique et pour l’émerveillement des historiens, il n’y eût certes pas à beaucoup près aussi bien réussi ; je tiens ce tour de France pour un symbole unique ; oui c’est bien là le voyage antérieur que nous faisons tous, avant toute étude, avant tout travail, nous tous les héritiers, les tenants, la monnaie de la pensée moderne ; tous nous le faisons toujours, ce tour de France-là ; et combien de vies perdues à faire le tour des bibliothèques ; et pareillement nous devons à Taine, en ce même La Fontaine, un exemple éminent de multipartition effectuée à l’intérieur du sujet même ; et nous allons lui devoir un exemple éminent d’accomplissement final ; car ces théories qui empoignent si brutalement les ailes froissées du pauvre génie reviennent, elles aussi, elles enfin, à supposer un épuisement du détail indéfini, infini ; elles reviennent exactement à saisir, ou à la prétention de saisir, dans toute l’indéfinité, dans toute l’infinité de leur détail, toutes les opérations du génie même ; chacune de ces théories, d’apparence doctes, modestes et scolaires, en réalité recouvre une anticipation métaphysique, une usurpation théologique ; la plus humble de ces théories suppose, humble d’apparence, que l’auteur a pénétré le secret du génie, qu’il sait comment ça se fabrique, lui-même qu’il en fabriquerait, qu’il a pénétré le secret de la nature et de l’homme, c’est-à-dire, en définitive, qu’avant épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail antérieur, toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail intérieur, en outre il a épuisé toute l’indéfinité, toute l’infinité du détail de la création même ; la plus humble de ces théories n’est rien si elle n’est pas, en prétention, la saisie, par l’historien, par l’auteur, en pleine vie, en pleine élaboration, du génie vivant ; et pour saisir le génie, la saisie de tout un peuple, de toute une race, de tout un pays, de tout un monde. […] Car vraiment si l’historien est si parfaitement, si complètement, si totalement renseigné sur les conditions mêmes qui forment et qui fabriquent le génie, et premièrement si nous accordons que ce soient des conditions extérieures saisissables, connaissables, connues, qui forment tout le génie, et non seulement le génie, mais à plus forte raison le talent, et les peuples, et les cultures, et les humanités, si vraiment on ne peut rien leur cacher, à ces historiens, qui ne voit qu’ils ont découvert, obtenu, qu’ils tiennent le secret du génie même, et de tout le reste, que dès lors ils peuvent en régler la production, la fabrication, qu’en définitive donc ils peuvent produire, fabriquer, ou tout au moins que sous leur gouvernement on peut produire, fabriquer le génie même, et tout le reste ; car dans l’ordre des sciences concrètes qui ne sont pas les sciences de l’histoire, dans les sciences physiques, chimiques, naturelles, connaître exactement, entièrement les conditions antérieures et extérieures, ambiantes, qui déterminent les phénomènes, c’est littéralement avoir en mains la production même des phénomènes ; pareillement en histoire, si nous connaissons exactement, entièrement les conditions physiques, chimiques, naturelles, sociales qui déterminent les peuples, les cultures, les talents, les génies, toutes les créations humaines, et les humanités mêmes, et si vraiment d’abord ces conditions extérieures, antérieures et ambiantes, déterminent rigoureusement les conditions humaines, et les créations humaines, si de telles causes déterminent rigoureusement de tels effets par une liaison causale rigoureusement déterminante, nous tenons vraiment le secret du génie même, du talent, des peuples et des cultures, le secret de toute humanité ; on me pardonnera de parler enfin un langage théologique ; la fréquentation de Renan, sinon de Taine, m’y conduit ; Renan, plus averti, plus philosophe, plus artiste, plus homme du monde, — et par conséquent plus respectueux de la divinité, — plus hellénique et ainsi plus averti que les dieux sont jaloux de leurs attributions, Renan plus renseigné n’avait guère usurpé que sur les attributions du Dieu tout connaissant ; Taine, plus rentré, plus têtu, plus docte, plus enfoncé, plus enfant aussi, étant plus professeur, surtout plus entier, usurpe aujourd’hui sur la création même ; il entreprend sur Dieu créateur. […] De la réalité nous avons reçu trop de rudes avertissements ; au moment même où j’écris, l’humanité, qui se croyait civilisée, au moins quelque peu, est jetée en proie à l’une des guerres les plus énormes, et les plus écrasantes, qu’elle ait jamais peut-être soutenues ; deux peuples se sont affrontés, avec un fanatisme de rage dont il ne faut pas dire seulement qu’il est barbare, qu’il fait un retour à la barbarie, mais dont il faut avouer ceci, qu’il paraît prouver que l’humanité n’a rien gagné peut-être, depuis le commencement des cultures, si vraiment la même ancienne barbarie peut reparaître au moment qu’on s’y attend le moins, toute pareille, toute ancienne, toute la même, admirablement conservée, seule sincère peut-être, seule naturelle et spontanée sous les perfectionnements superficiels de ces cultures ; les arrachements que l’homme a laissés dans le règne animal, poussant d’étranges pousses, nous réservent peut-être d’incalculables surprises ; et sans courir au bout du monde, parmi nos Français mêmes, quels rudes avertissements n’avons-nous pas reçus, et en quelques années ; qui prévoyait qu’en pleine France toute la haine et toute la barbarie des anciennes guerres civiles religieuses en pleine période moderne serait sur le point d’exercer les mêmes anciens ravages ; derechef qui prévoyait, qui pouvait prévoir inversement que les mêmes hommes, qui alors combattaient l’injustice d’État, seraient exactement les mêmes qui, à peine victorieux, exerceraient pour leur compte cette même injustice ; qui pouvait prévoir, et cette irruption de barbarie, et ce retournement de servitude ; qui pouvait prévoir qu’un grand tribun, en moins de quatre ans, deviendrait un épais affabulateur, et que des plus hautes revendications de la justice il tomberait aux plus basses pratiques de la démagogie ; qui pouvait prévoir que de tant de mal il sortirait tant de bien, et de tant de bien, tant de mal ; de tant d’indifférence tant de crise, et de tant de crise tant d’indifférence ; qui aujourd’hui répondrait de l’humanité, qui répondrait d’un peuple, qui répondrait d’un homme.
La plupart des ouvrages ont paru au moins par fragments, mais c’est avec plaisir qu’on retrouve réunis et reliés pour la bibliothèque ces mémoires, ces études, ces romans, ces nouvelles, éparpillés au vent de la publicité. […] Au moins, la séance finie, il n’y avait pas besoin de faire ça palette et de nettoyer ses pinceaux. […] Les Rhapsodies s’élaboraient lentement et dans une ombre mystérieuse pour éclater en coup de foudre et aveugler ou tout au moins éblouir la bourgeoisie stupéfiée. […] Les femmes sensibles vous trouvaient intéressant, et, s’apitoyant sur votre fin prochaine, abrégeaient pour vous l’attente du bonheur pour qu’au moins vous fussiez heureux en cette vie. […] Si la vie ne nous a pas tenu toutes ses promesses, l’art au moins, rendons-lui cette justice, ne nous a jamais trompé.
Si j’ai une campagne près de Paris, vous m’y donnerez quelques jours ; nous lirons, nous causerons, nous nous promènerons ensemble, et je croirai moins de mal de la nature humaine, quand votre âme noble et pure me fera sentir au moins tout le charme et tout le mérite des êtres privilégiés. […] Avant de nous engager dans la succession des travaux qui font de notre auteur un des maîtres les plus originaux du temps présent, un de ceux qui ont avancé d’au moins vingt ans sur les idées courantes et, à vrai dire, le premier critique français qui soit sorti de chez soi, nous avons à noter encore quelques essais qu’on n’est guère disposé à attendre de sa plume, et qui le montrent s’occupant simplement de la littérature nationale et domestique, comme on pouvait le faire à cette date. […] S’il y avait de l’excès dans ce scrupule, il y avait au moins du scrupule, c’est-à-dire le contraire de l’indifférence, ce que je tenais une fois pour toutes à constater. […] J’ai espéré plusieurs fois, d’après ce qu’on me disait, que vous viendriez à Paris, et je comptais au moins vous rencontrer à une triste cérémonie, où j’aurais bien sincèrement mêlé mes regrets aux vôtres. […] Je ne doute nullement, mon cher Fauriel, que votre traduction, en vous pe rmettant toutes les libertés que vous demandez, ne devienne la meilleure possible, et que, si l’original est un ouvrage manqué, la traduction au moins ne soit un chef-d’œuvre.