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510. (1856) Cours familier de littérature. II « XIIe entretien » pp. 429-507

Au moins par la rosée Des fleurs la racine arrosée Peut-elle un moment refleurir ; Mais l’homme, hélas ! […] Retirez-vous au moins un peu de moi jusqu’à ce que mon heure vienne comme l’heure où le mercenaire reçoit son salaire ! […] Je comprends, comme Job, que l’âme, irritée et indignée au commencement de son supplice, sans savoir pourquoi elle l’a mérité, appelle son Créateur en jugement devant l’éternelle équité révoltée en elle, et qu’elle lui dise : « Maudit soit la nuit où un homme a été conçu. » Le blasphème contre l’existence est un péché, mais c’est le plus noble des péchés, car c’est le plus courageux et le plus fier ; c’est le cri du supplicié interpellant et défiant son bourreau dans le supplice ; c’est le péché des braves, et non des lâches : il a sa grandeur au moins dans sa folie. […] Laissons-lui au moins la dignité de ses chaînes et l’orgueil de sa douleur, et, si nous ne respectons pas l’homme dans Dieu, respectons Dieu dans l’homme.

511. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVIII. J.-M. Audin. Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc. » pp. 369-425

Il ne se doute pas qu’elles renferment sinon toute la vérité, au moins la meilleure partie de la vérité. […] L’antagonisme de la foi et de la raison, cet antagonisme profond comme l’homme et comme sa chute et qui est toute la métaphysique du catholicisme, — la lutte éternelle de ces deux principes dans le monde, — la nécessité, même pour la foi, de la puissance temporelle de la Papauté, contrairement à l’idée moderne que la Papauté gagnerait en autorité parmi les peuples en reprenant la robe déchirée de saint Pierre et en retournant aux Catacombes, — l’envahissement des dignités ecclésiastiques par les puînés des grandes maisons séculières, — le transport du saint-siège à Avignon, ces deux fautes que la papauté a rachetées en les payant avec des malheurs, — enfin cette préparation incessante, énorme et troublée du protestantisme, qui, si Luther avait manqué, se serait appelé d’un autre nom, tout cet ensemble, complet sinon de détail, au moins de déduction et de contour, promet et indique la main d’un maître. […] Si Thomas Carlyle, en voulant relever Cromwell de cette accusation d’hypocrisie qui accable sa gloire, a eu raison de dire qu’il n’y avait pas de grands hommes sans bonne foi, sans au moins la croyance en quelque supposition ontologique que l’on prend pour la vérité et même sans le fanatisme de cette croyance, il faut chasser Luther de ce troupeau superbe… Toute sa vie et jusqu’à la fin, il n’a cessé de dire, sur toutes choses, le contraire de ce qu’il avait avancé. […] Il s’amuse à discuter avec la révolte : discuter, c’est parlementer. » On le voit, la rectitude de l’esprit est encore la plus forte ; mais, si « discuter, c’est parlementer », et si parlementer c’est au moins s’humilier quand ce n’est pas se rendre, l’historien qui condamne Charles-Quint manque de consistance et de logique lorsqu’il vante la longanimité de Léon X, et cette fausse générosité de procédé qui lui fait envoyer vers Luther, au lieu de juges, des théologiens et des diplomates.

512. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre II. De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée »

Supposons tous les moutons du troupeau identiques entre eux ; ils diffèrent au moins par la place qu’ils occupent dans l’espace ; sinon, ils ne formeraient point un troupeau. […] Mais une pareille définition renferme un cercle vicieux, ou tout au moins une idée bien superficielle de la durée. […] Malheureusement, nous sommes si habitués à éclaircir l’un par l’autre ces deux sens du même mot, à les apercevoir même l’un dans l’autre, que nous éprouvons une incroyable difficulté à les distinguer, ou tout au moins à exprimer cette distinction par le langage. […] Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle.

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