S’il y avait quelque chose de capable de renverser ma chétive cervelle, ç’aurait été les choses obligeantes que vous y ajoutez… ; mais, ma chère sœur, en faisant un retour sur moi-même, je n’y trouve qu’un pauvre individu composé d’un mélange de bien et de mal ; souvent très mécontent de soi-même, et qui voudrait fort avoir plus de mérite qu’il n’en a ; fait pour vivre en particulier obligé de représenter ; philosophe par inclination, politique par devoir ; enfin, qui est obligé d’être tout ce qu’il n’est pas, et qui n’a d’autre mérite qu’un attachement religieux à ses devoirs. […] Maupertuis venait de perdre le sien âgé de quatre-vingt-quatre ans ; Frédéric essaie de le consoler par toutes les raisons naturelles : « Vous l’avez vu rassasié de jours, il vous a vu couvert de gloire… » Et il ajoute : « Vous avez eu un bon père, c’est un bonheur que n’ont pas eu tous vos amis. » 63.
Ajoutons, pour être juste, que dans toutes ses appréciations piquantes et sagaces, mais qui sentent la boutade, Voltaire oubliait ou ne prévoyait pas un adoucissement graduel de mœurs, un progrès insensible et continu auquel lui-même contribuera. […] … je lui donnerai à souper, je le mettrai dans mon lit, je lui dirai : Voilà un bon souper ; ce lit est le meilleur de la maison ; faites-moi le plaisir d’accepter l’un et l’autre, et d’être heureux chez moi. » Ce trait, ajoute Grimm, m’a fait un sensible plaisir : il peint M. de Voltaire mieux qu’il ne l’a jamais été ; il fait en deux lignes l’histoire de toute sa vie.
On serait animé par une idée bien flatteuse et par un puissant mobile, par la pensée qu’on l’instruit, lui aussi, qu’on lui fait faire un pas de plus dans la connaissance de lui-même et de la place qu’il tient dans la renommée ; on jouirait de sentir qu’on lui développe un côté de sa gloire, qu’on lui lève un voile qui lui en cachait quelque portion, qu’on lui explique mieux qu’il ne le savait son action sur les hommes, en quoi elle a été utile et salutaire, et croissante ; on oserait ajouter en quoi aussi elle a été moins heureuse et parfois funeste. […] Si inventeur que soit un esprit, il n’invente guère ; ses idées sont celles de son temps, et ce que son génie original y change ou ajoute est peu de chose.