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932. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Lettres d’une mère à son fils » pp. 157-170

Madame d’Alonville, la mère d’Adrien, est une jeune veuve, et nous aimons cette idée de veuve, cumulant le père et la mère dans la fonction sacerdotale de l’éducateur ; mais cette femme aimable, raisonnable, expériente des choses du monde, n’est, au fond, en matière d’éducation, qu’une agréable nullité. […] Il ne porterait pas pour épigraphe ces mots irréfléchis, tracés par madame d’Alonville elle-même : « Destiné à vivre parmi les hommes, médite ces mots et prends-les pour devise : connaître, tolérer, aimer, servir. » Car la destinée de l’homme est d’habiter un jour le ciel conquis par ses œuvres, et non pas de passer chétivement parmi ses semblables trente-trois ans et demi, en moyenne actuelle. Et tolérer, cette chose lâche, n’a rien à faire avec ces choses courageuses : connaître, aimer, servir. […] Quand madame d’Alonville, qui a de l’esprit et qui aime à faufiler de la tapisserie de caractères, nous a parlé de la bienveillance, de l’égoïsme, de l’orgueil, de la vanité, du devoir d’être de son temps, de la grâce d’être jeune, de l’avantage d’être timide (quand on a vingt ans), de la susceptibilité, du loisir contraire à l’ordre de la nature, de l’esprit de conversation, de la réprobation de l’épigramme, des horreurs du jeu, de la Bourse (enfin !)

933. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Abailard et Héloïse »

La voici qui veut en attacher deux à Abailard, — le nimbe qui se joue autour des tempes pensives du, génie, et le rayon sortant des cœurs qui ont beaucoup aimé et noblement souffert. […] Vus à travers ces lettres, les deux amants de grande et bonne foi disparaissent, et vous ne voyez plus que deux philosophes qui font des phrases philosophiques au lieu de naïvement s’aimer. […] Dans toutes ses lettres, Héloïse n’est occupée que de la seule chose qu’on oublie entièrement quand on aime. […] — un autre aurait été plus doux pour mon cœur, celui de votre CONCUBINE et de votre fille de joie, espérant que bornée à ce rôle j’entraverais moins vos glorieuses destinées. » On a vu dans ce dernier mot une abnégation à la sainte Thérèse, quelque chose qui, déplacé de l’ordre divin dans le désordre humain, rappelait le cri sublime de la religieuse espagnole : « Quand vous me damneriez, Seigneur, je vous aimerais encore, même en enfer ! 

934. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « X. Doudan »

… Mais, en revanche de toutes ces méconnaissances, Doudan, qui vante Rousseau comme on le vantait au xviiie  siècle et comme s’il était lui-même du xviiie  siècle, Doudan, qui aime le docteur Chalmers comme tous les benêts du xixe , Doudan, cet esprit trop frais, trop léger et trop badin pour n’être pas révolté par les beautés logiques du Dante, finit par avouer sa passion pour Edgar Quinet, et voilà tous les autres vengés ! […] Ce Fantasio, ce gracioso, ce rêveur qui a des vivacités, ce misanthrope riant, ce Chamfort qui sourit, ce désabusé qui plaisante, n’était pas fait pour les coteries doctrinaires, la morale protestante et les cultes académiques d’un salon où plane beaucoup plus l’ombre épaisse et gourmée de l’aïeul Necker que l’ombre lumineuse de la grand-mère Madame de Staël… Pour ce salon, des Rémusat et des Villemain sont de bien plus grands hommes que de Maistre et de Bonald… L’Académie y est regardée comme le but suprême où doit, en France, viser le grand esprit humain ; et on s’y étonnait que Doudan, aimé de ces doctrinaires encravatés et pédants, mais qui l’aimaient pour ce qui se fait aimer même des ennemis, — la grâce, — ne voulût pas faire quelque petite chose pour y entrer.

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