Parmi nous, Corneille et Molière s’en détachent par plus d’un côté ; Boileau et Racine y appartiennent tout à fait et la décorent, surtout Racine, le plus merveilleux, le plus accompli en ce genre, le plus vénéré de nos poëtes. […] Cependant son noviciat ne s’acheva pas : il s’ennuya d’attendre un bénéfice qu’on lui promettait toujours ; et, laissant là les chanoines et la province, il revint à Paris, où son ode de la Renommée aux Muses lui valut une nouvelle gratification, son entrée à la cour, et d’être connu de Despréaux et de Molière. […] La tragédie d’Alexandre le brouilla avec Molière et avec Corneille ; avec Molière, parce qu’il lui retira l’ouvrage pour le donner à l’Hôtel de Bourgogne ; avec Corneille, parce que l’illustre vieillard déclara au jeune homme, après avoir entendu sa pièce, qu’elle annonçait un grand talent pour la poésie en général, mais non pour le théâtre. […] Ce contrôle journalier de Boileau eût été funeste assurément à un auteur de libre génie, de verve impétueuse ou de grâce nonchalante, à Molière, à La Fontaine, par exemple ; il ne put être que profitable à Racine, qui, avant de connaître Boileau, et sauf quelques pointes à l’italienne, suivait déjà cette voie de correction et d’élégance continue, où celui-ci le maintint et l’affermit. […] Un régulier lui disputa ce prieuré ; un procès s’ensuivit, auquel personne n’entendit rien ; et Racine ennuyé se désista, en se vengeant des juges par la comédie des Plaideurs qu’on dirait écrite par Molière, admirable farce dont la manière décèle un coin inaperçu du poëte, et fait ressouvenir qu’il lisait Rabelais, Marot, même Scarron, et tenait sa place au cabaret entre Chapelle et La Fontaine.
Point de personnage qui n’y soit un orateur accompli ; chez Corneille, Racine et Molière lui-même, un confident, un roi barbare, un jeune cavalier, une coquette de salon, un valet, se montrent passés maîtres dans l’art de la parole. […] Le pli est si fort, qu’il s’impose jusqu’aux animaux de La Fontaine, jusqu’aux servantes et aux valets de Molière, jusqu’aux Persans de Montesquieu, aux Babyloniens, aux Indiens, aux Micromégas de Voltaire. — Encore faut-il ajouter que ces personnages ne sont réels qu’à demi. […] Son nom ne désigne qu’une qualité pure, celle de père, de jeune homme, de valet, de grondeur, de galant, et, comme un pourpoint banal, s’ajuste indifféremment à toutes les tailles à peu près pareilles en passant de la garde-robe de Molière à celle de Regnard, de Lesage, de Destouches et de Marivaux375. […] Pour en insérer quelques-uns, il a fallu le génie de Molière, la plénitude de sa conception, la surabondance de son observation, la liberté extrême de sa plume. […] Molière, les Femmes savantes et la Critique de l’Ecole des femmes.
Par ce manque de profondeur philosophique, avec ce tempérament d’artiste sensible aux formes, aux apparences vivantes, La Bruyère transforme le réalisme psychologique des grands classiques en réalisme pittoresque ; il fait la transition de Molière à Lesage. […] De là les clefs de La Bruyère : il s’est défendu, comme Molière, et avec raison aussi dans une certaine mesure, contre la malignité publique acharnée à nommer les personnes d’après lesquelles il avait travaillé. […] Il est un peu maigre sur la comédie, un peu dur pour Molière : un peu trop académique de goût, et un peu trop homme de salon, dans sa critique du style de Molière et dans son dégoût du bas comique, un peu trop prêtre dans sa condamnation de la morale de Molière. Néanmoins le mot essentiel est dit : ce prélat « admire » Molière et le trouve « grand ».