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417. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre quatrième. La propagation de la doctrine. — Chapitre I. Succès de cette philosophie en France. — Insuccès de la même philosophie en Angleterre. »

Ouvrez-les ; chacune d’elles est un trésor ; il y a mis, dans un étroit espace, un long amas de réflexions, d’émotions, de découvertes, et notre jouissance est d’autant plus vive que tout cela, saisi en une minute, tient aisément dans le creux de notre main. « Ce qui fait ordinairement une grande pensée, dit-il lui-même, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une longue lecture. » En effet, telle est sa manière ; il pense par résumés : dans un chapitre de trois lignes, il concentre toute l’essence du despotisme. […] Il pense par explosions ; ses émotions sont des sursauts, ses images sont des étincelles ; il se lâche tout entier, il se livre au lecteur, c’est pourquoi il le prend. […] Voilà l’avantage de ces génies qui n’ont pas l’empire d’eux-mêmes : le discernement leur manque, mais ils ont l’inspiration ; parmi vingt œuvres fangeuses, informes ou malsaines, ils en font une qui est une création, bien mieux une créature, un être animé, viable par lui-même, auprès duquel les autres, fabriqués par les simples gens d’esprit, ne sont que des mannequins bien habillés  C’est pour cela que Diderot est un si grand conteur, un maître du dialogue, en ceci l’égal de Voltaire, et, par un talent tout opposé, croyant tout ce qu’il dit au moment où il le dit, s’oubliant lui-même, emporté par son propre récit, écoutant des voix intérieures, surpris par des répliques qui lui viennent à l’improviste, conduit comme sur un fleuve inconnu par le cours de l’action, par les sinuosités de l’entretien qui se développe en lui à son insu, soulevé par l’afflux des idées et par le sursaut du moment jusqu’aux images les plus inattendues, les plus burlesques ou les plus magnifiques, tantôt lyrique jusqu’à fournir une strophe presque entière à Musset480, tantôt bouffon et saugrenu avec des éclats qu’on n’avait point vus depuis Rabelais, toujours de bonne foi, toujours à la merci de son sujet, de son invention et de son émotion, le plus naturel des écrivains dans cet âge de littérature artificielle, pareil à un arbre étranger qui, transplanté dans un parterre de l’époque, se boursoufle et pourrit par une moitié de sa tige, mais dont cinq ou six branches, élancées en pleine lumière, surpassent tous les taillis du voisinage par la fraîcheur de leur sève et par la vigueur de leur jet. […] Comme une araignée effarouchée et solitaire, il a tout ourdi de sa propre substance, avec les plus chères convictions de son esprit, avec les plus intimes émotions de son cœur.

418. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note I. De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine » pp. 357-395

Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter pendant une heure son ramage ; il est d’une flexibilité étonnante : je suis persuadé que toutes les nuances d’émotion, étonnement, gaieté, contrariété, tristesse, s’y traduisent par des variétés de ton. […] » — Tout ceci ressemble fort aux émotions et aux conjecturés des peuplés enfants, à leur admiration vive et profonde en face des grandes choses naturelles, à la puissance qu’exercent sur eux l’analogie ; le langage et la métaphore pour les conduire aux mythes solaires ou lunaires. […] Dès la septième semaine, il fut clair pour moi que ces sons exprimaient des émotions intelligentes, l’étonnement, la curiosité, l’attente, et qu’ils étaient analogues aux exclamations qu’une personne expansive, un enfant de trois ans profère involontairement en pareilles circonstances. […] Cette langue s’est nuancée de plus en plus et traduit aujourd’hui tous les hauts, tous les bas, tous les degrés des idées et des émotions qui s’élèvent en lui.

419. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIIIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (4e partie) » pp. 1-63

La soudaineté de la chute, l’incertitude prolongée, les vicissitudes de crainte et d’espérance, la bataille qui se livrait aux portes et dont ils étaient le prix sans même voir les combattants, les coups de canon, la fusillade retentissant dans leur cœur, s’éloignant, se rapprochant, s’éloignant de nouveau comme l’espérance qui joue avec le moment, la pensée des dangers de leurs amis abandonnés au château, le sombre avenir que chaque minute creusait devant eux sans en apercevoir le fond, l’impossibilité d’agir et de se remuer au moment où toutes les pensées poussent l’homme à l’agitation, la gêne de s’entretenir même entre eux, l’attitude impassible que le soin de leur dignité leur commandait, la crainte, la joie, le désespoir, l’attendrissement, et, pour dernier supplice, le regard de leurs ennemis fixé constamment sur leurs visages pour y surprendre un crime dans une émotion ou s’y repaître de leur angoisse, tout fit de ces heures éternelles la véritable agonie de la royauté. […] VI Avant d’avoir participé moi-même, non aux conspirations, mais aux événements d’une révolution, il m’était impossible de croire que des événements aussi capitaux que les massacres de septembre pussent rester dans une complète obscurité devant l’histoire, soit qu’ils fussent des effets sans cause, des crimes d’emportement non prémédités, et dont personne n’a la responsabilité que l’élément populaire, soulevé par un hasard ; soit que les conspirateurs de ces émotions artificielles du peuple eussent si bien caché leur nom et leur main qu’on ne pût jamais les prendre en flagrant délit de préméditation. […] IX On accusa le général de perfidie envers le gouvernement, qu’il voulait, disait-on, remplacer en se rendant nécessaire, pendant que ce général, coupable seulement d’imprévoyance et de lenteur dans le rassemblement des troupes qu’on lui avait prodiguées, voyait avec désespoir tomber ses braves lieutenants, et se prolonger l’inexplicable conflit de toute une nation contre une émotion de faubourg, mal réprimée le matin, formidable le soir. […] Elles sortirent, comme les horribles journées de septembre, d’une émotion atroce et soudaine, qui porte une populace au crime avant de l’avoir portée à la préméditation.

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