Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale.
Ce peintre, mon ami, est à mon sens le premier peintre de la nation.
Ceux des anglois qui sont le mieux informez de l’histoire de leur païs, ne parlent pas d’Olivier Cromwel avec la même admiration que le commun de la nation ; ils lui refusent ce genie étendu, penetrant et superieur que lui donnent bien des gens, et ils lui accordent pour tout merite la valeur du simple soldat et le talent d’avoir sçu paroître penetré des sentimens qu’il vouloit feindre, et aussi ému des passions qu’il vouloit inspirer aux autres, que s’il les avoit senties veritablement.
J’appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise, d’une famille aristocratique et opulente dans l’île d’Émeraude ; qu’elle était fille unique d’une mère veuve qui la faisait voyager pour que l’univers fût son livre d’éducation, et qu’elle épelât le monde vivant et en relief sous ses yeux, au lieu d’épeler les alphabets morts des bibliothèques ; qu’elle cherchait à connaître dans toutes les nations les hommes dont le nom, prononcé par hasard à ses oreilles, avait retenti un peu plus profond que les autres noms dans son âme d’enfant ; que le mien, à tort ou à raison, était du nombre ; que j’avais parlé, à mon insu, à son imagination naissante ; qu’enfant, elle avait balbutié mes poèmes ; que, plus tard, elle avait confondu mon nom avec les belles causes perdues des nations ; que, debout sur les brèches de la société, elle avait adressé à Dieu des prières inconnues et inexaucées pour moi ; que, renversé et foulé aux pieds, elle m’avait voué des larmes.… les larmes, seule justice du cœur qu’il soit donné à une femme de rendre à ce qu’elle ne peut venger ; qu’elle était poète malgré elle ; que ses émotions coulaient de ses lèvres en rythmes mélodieux et en images colorées. […] Qui sait si demain j’aurai encore le droit de te laisser tondre l’herbe dans ce pré, où je t’ai donné l’hospitalité à vie à côté de l’âne et des vaches, et si un dur acquéreur de Saint-Point ne trouvera pas que ce cheval invalide est un luxe de cœur qui dîme l’herbe, et ne t’enverra pas à l’équarisseur du village voisin pour avoir ta peau et ta corne, toi qui fus pourtant un jour le signe de ralliement d’une nation !
Quand il les refuse à une nation, c’est qu’il veut qu’elle meure, car les grands écrivains ne sont pas seulement la gloire d’un peuple, ils en sont l’âme et la vie ; ils en sont même l’immortalité ! […] Sur quelles bases établir les règles du goût, lorsque depuis les temps anciens jusqu’à nos jours les hommes de génie ont écrit sous des inspirations si diverses et pour des nations si différentes de mœurs et de religion ? […] Combien ne doit-on pas s’étonner davantage de voir une nation civilisée comme la nôtre persévérer dans les habitudes funestes qui, dès l’enfance, déforment, compriment et dénaturent une des plus nobles facultés de l’homme, un des plus précieux bienfaits de la divinité, la parole !
Notre pays possède, au point de vue musical, un avantage énorme sur toutes les autres nations européennes : il a d’avance une langue musicale nationale. […] Or, je crois bien que les Français, les Anglais et toutes les nations occidentales n’ont pas une musique populaire assez bien conservée pour leur donner d’avance, très vivement, cette habitude musicale. C’est seulement dans les œuvres des grands compositeurs que ces nations apprennent la signification émotionnelle des divers rythmes et accords.
Coulé et figé dans le bronze d’un système, il est identiquement le même homme, le même disciple de Vico et d’Hegel qu’il était, quand, pour la première fois, il a passé sous nos yeux ; et comme son histoire n’a d’autre unité que celle de son principe, comme d’elle-même elle n’en a pas plus que la nation multiple, anarchique et contradictoire qu’il a entrepris de raconter et de juger, il se trouve que quand on a flétri, comme nous l’avons fait, ce principe, honteusement commode, de la fatalité en histoire, on est à bout et on a tout dit ! […] L’Italie n’a pas eu de peuple avec ses républiques et elle n’en sera jamais un ; mais elle a eu Michel-Ange et François d’Assises, et de tels hommes valent des nations ! […] … Lui, lui qui entend si merveilleusement la castramétation historique des nations, démontre-t-il suffisamment que cet ordre, dans lequel il les pose et les oppose, soit une stratégie nécessaire ?
. — Désormais la pensée noble sera plus libre sous le soleil, — et le cœur d’une nation battra d’un seul désir. — Car la longue, la longue gangrène de la paix est ôtée et lavée, — et à présent, le long des abîmes de la Baltique et de la Crimée, — sous la gueule grimaçante des mortelles forteresses, on voit flamboyer — la fleur de la guerre, rouge de sang avec un cœur de feu1527. » Cette explosion de sentiment a été la seule ; Tennyson n’a pas recommencé. […] Le poëte favori d’une nation, ce semble, est celui qu’un homme du monde, partant pour un voyage, met le plus volontiers dans sa poche. […] Mais ce n’est point parmi eux que nous trouverons, comme en Angleterre, le monde pensant, élégant, qui par la finesse de son goût et la supériorité de son esprit devient le guide de la nation et l’arbitre du beau. […] La pratique ne les gêne ni ne les guide ; un gouvernement et une Église officielle sont là pour les décharger du soin de mener la nation ; on subit les deux puissances comme on subit le bedeau et le sergent de ville, avec patience et railleries ; on ne les regarde qu’à la façon d’un spectacle.
II C’est un privilège unique de l’Italie entre toutes les nations d’avoir eu deux jeunesses. Les autres nations, comme les autres hommes, n’en ont qu’une : quand elles sont vieilles, c’est pour toujours ; quand elles sont mortes, c’est pour jamais. […] C’est précisément là le caractère de l’Italien moderne : il imagine, et il rit de ses propres imaginations ; c’est aussi le caractère de la vieillesse dans les nations et dans les individus. […] À l’exception d’Auguste, des Médicis et de Louis XIV, les princes et les nations semblent s’être réservé le privilège d’ingratitude envers ceux qui les illustrent.
Depuis l’ami de l’homme, le chien, avec lequel nous avons passé une partie essentielle de l’espace de temps qui nous a été assigné dans la vie, et dont aucune pensée ne nous est mystère, jusqu’au chat mélancolique qui s’attache à la femme et qui meurt quand elle meurt, jusqu’à la cigogne dont le père, la mère et les petits semblent descendre du ciel pour nous donner l’idée et le modèle des trois amours de la vie de famille, jusqu’à l’innocente brebis, ce champ ambulant et fertile qui nous livre avec son lait la tiède toison qui nous abrite l’hiver, jusqu’à l’éléphant, militaire et politique, qui combat pour nous et qui se soumet aux lois volontaires de la discipline pour honorer les rois ou les chefs armés des nations, nous aurions passé en revue ce monde animé et inférieur créé pour nous aimer et nous aider ; nous aurions cherché et trouvé dans leurs instincts les plus secrets les mystères de leurs mœurs, et, disons le mot, de leurs vertus. […] Peut-être les hommes vivraient-ils en troupes comme quelques autres espèces d’animaux ; mais ils ne pourraient jamais avoir entre eux ces rapports et ces liens durables qui forment les peuples et les nations, avec les gouvernements plus ou moins parfaits qu’ils se donnent et qui subsistent des siècles. […] Cependant il ne peut y avoir deux lois morales, et il est bien évident que la politique est soumise aux mêmes conditions que la morale individuelle ; les principes ne changent pas pour s’appliquer à une nation. […] Servir à tout prix, même au prix de la justice et du bien, la nation qu’on commande, c’est-à-dire accroître sa force, sa puissance, sa richesse, sa sécurité, son honneur, tel est le but habituel des hommes d’État.
Je crois que la nation française, en tant que nation, n’aura à user de réprobation ou de reconnaissance envers son élite littéraire, que le jour, dont rien n’annonce l’aurore, où elle aura pris connaissance de l’œuvre même de cette élite dont le retentissement est, pourtant, sensible, par-delà nos frontières. Je crois que, d’ici là, il est bon de jouir, sans arrière-pensée, de cet opulent héritage et d’inviter notre nation illettrée par-delà le vraisemblable, à prendre conscience de ses richesses spirituelles. […] Dans cette éclipse quasi totale, l’honneur revient à ses artistes, à ses écrivains d’avoir maintenu la France au rang des grandes nations.
Outre la part du génie et de la tradition dans le réveil du grand goût et dans la réparation de la langue, il y eut ce qu’on pourrait appeler la part de tout le monde ; il y eut le progrès de la nation sortant toute formée de la grande école du dix-septième siècle. […] Et si cette compensation est juste, à qui sied-il mieux de l’appliquer qu’à l’écrivain qui depuis un siècle est le bon conseil des nations civilisées, à l’homme de bien dont l’histoire privée offre des traits à la Plutarque, au citoyen qui a pu dire de lui-même sans risquer d’être démenti : « J’ai toujours eu une joie secrète lorsqu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun ? […] Tite-Live en a fait naïvement l’aveu : « S’il doit être permis à un peuple, dit-il, de rendre son origine plus auguste en la rapportant aux dieux, telle est la gloire militaire du peuple romain, que lorsqu’il lui plaît de se donner le dieu Mars pour père, le genre humain le souffre comme il a souffert sa domination22. » J’admire cette fierté patriotique ; mais le genre humain affranchi de Rome ne s’accommode plus de ce que souffrait le genre humain sujet de Rome, et pour chaque nation, comme pour chaque ville, la seule origine glorieuse est la vraie. […] Il dut être fort désappointé ; car Voltaire n’avait pas songé à faire de la topographie militaire pour le futur conquérant de la Russie, ni à rien cacher de la ténacité de la nation contre laquelle s’était brisée l’impétuosité suédoise.
Quant à Voltaire, s’il n’a pas gagné, il s’est soutenu par le bon sens et le goût qu’il a répandus dans la nation. […] Désirer l’union d’un peuple en une seule famille, l’union des nations en un seul peuple, faire de l’État un père et de tous les citoyens des enfants entre lesquels sa main partage également les fruits du travail commun, tout cela met en paix l’utopiste sur ce qu’il a négligé de faire pour répandre un peu de bonheur autour de lui. […] Quand les utopistes deviennent nombreux chez une nation, et qu’ils y ont du crédit, on peut affirmer que le sens moral va s’y affaiblissant. […] Ses sectaires, on les a vus à la fin du dernier siècle débuter par les maximes de sa philanthropie, et finir par égorger une partie de la nation par amour pour l’autre.
Or, l’exercice de la spéculation intellectuelle, quand elle n’est pas bornée à un champ restreint des sciences, et s’exerce librement dans le pur domaine du rationnel, conduit à deux résultats antagonistes : d’une part elle renseigne sur l’univers : de généralisation en généralisation, celui qu’enthousiasme la passion des causes, est emporté hors de sa ville, de sa nation, de ses semblables, du globe, du temps et de l’espace, tournoie à une absolue hauteur, de laquelle l’humanité semble l’imperceptible grouillement d’un peu de moisissure apparue un instant au cours de l’évolution d’une particule de nébuleuse. […] De ce sentiment de désespérée impuissance, du mépris qu’il éprouve pour les pygmées qui le terrassent, naît en lui une immense haine de ses semblables, de la société, de la nation à laquelle il appartient, de la forme de gouvernement sous laquelle il végète. […] Que la Grèce ait produit Eschyle, Euripide et Thucydide, l’Italie Dante et Leopardi, la France Pascal, les romantiques, les réalistes, milite d’autant plus en faveur de notre thèse, que ces nations ont le tempérament pondéré et rieur des races méridionales. […] Les nations en viennent ainsi à n’exister que par leurs lois.
Une nation qui a produit après lui, par la main du Tasse, un poème épique moins irréprochable, mais plus enchanteur que l’Énéide ; une nation qui a produit, par la main de l’Arioste, le plus immortel caprice de génie qui ait jamais déridé la muse sévère de l’épopée ; une nation qui a produit, dans un homme plus grand qu’eux tous, dans Pétrarque, le Platon de l’amour céleste et de l’amour humain en un seul homme, pour faire parler à la fois à la piété, à l’imagination et au cœur, leurs trois idiomes surhumains, dans des vers qui ne furent et qui ne seront jamais chantés que dans le ciel ; une telle nation est ingrate envers ses autres enfants en voulant être trop reconnaissante envers un seul.
Au même moment où la nation fut frappée de ces différents fléaux, les mamelles de la mère commune se desséchèrent, une petite portion de la nation regorgea de richesses, tandis que la portion nombreuse languit dans l’indigence. […] C’est dans ce siècle et sous ce règne que la nation épuisée ne forme aucune grande entreprise, aucuns grands travaux, rien qui soutienne les esprits et élève les âmes. […] C’est alors qu’il y a cent tableaux de chevalet pour une grande composition, mille portraits pour un morceau d’histoire ; que les artistes médiocres pullulent et que la nation en regorge.
Tout cela est vrai ; mais, si Mézeray n’avait été que ce satirique et ce cynique que nous montrent certains biographes, il est douteux qu’il eût entrepris une œuvre aussi pénible et d’aussi longue haleine que sa grande Histoire : pour que cette noble ambition le saisît, il fallait que sa jeunesse s’inspirât des grandes choses auxquelles elle assistait, qu’il se sentît fier, comme il le dit, d’être d’une nation si généreusement conduite, si hautement relevée et honorée aux yeux de l’Europe par l’habileté vaillante de ses chefs. […] Elle a eu tant de princes, tant de grands seigneurs et tant de démêlés, soit avec les autres nations de la terre, soit avec ses propres sujets, à raison d’un nombre infini de petites seigneuries qui l’ont divisée cinq cents ans durant, qu’il est impossible à un esprit seul de les pouvoir toutes débrouiller.
Et je la servois de beaux livres de poésie et traités amoureux ; et pour l’amour du service de la noble dame à qui j’étois, tous autres seigneurs, rois, ducs, comtes, barons et chevaliers, de quelque nation qu’ils fussent, m’aimoient, m’écoutoient et voyoient volontiers, et m’étoient grandement utiles. […] Et puis, il faut se bien rendre compte de l’état de la chevalerie d’alors, de laquelle Froissart est proprement l’historien sans acception de cause et de nation.
Quelques-uns de ceux qui la professent prouvent par leur exemple que, pour être indépendant, l’homme n’a qu’à vouloir : mais pour une nation, il n’y a de garantie efficace qu’une bonne éducation politique, les mœurs et la sagesse. […] Daru écrivait de Königsberg à M. de Larnac en juillet 1807 (voir précédemment p. 450) : il ne fait qu’appliquer ici aux nations ce qu’il lui disait si sensément des individus.
À cette date de 1715, il célébrait déjà dans les Français une nation philosophe, une nation chez qui l’illusion pouvait prendre, mais durait moins que chez tout autre peuple : « La philosophie fait, pour ainsi dire, l’esprit général répandu dans l’air, auquel tout le monde participe sans même s’en apercevoir. » S’il avait écrit cinquante ans plus tard, l’abbé Terrasson n’eût pas dit autrement.
Ainsi, lors du brusque renvoi de M. de Narbonne, ministre de la Guerre, Ramond, organe du parti constitutionnel, se chargea, dans la séance du 10 mars 1792, d’exprimer le mécontentement de ses amis, et il alla jusqu’à proposer de déclarer que le ministère, tel qu’il restait composé, n’avait plus la confiance de la nation. […] Ainsi échouent, disait-il encore en y revenant après bien des années, et non toutefois sans quelque amertume, ainsi échouent les plus nobles entreprises, conçues par une minorité éclairée et généreuse qui a oublié de regarder sur ses derrières, a compté les hommes au lieu de les peser, et ne sait pas qu’en dernière analyse les nations ne seront jamais gouvernées que comme elles sont faites.
Il note partout, comme un futur capitaine et politique, l’assiette des places, leurs fortifications, leur commerce, le génie des nations, la forme des gouvernements. […] Ce qu’il dit des qualités et défauts de la nation française, par opposition à l’anglaise, le montre observateur judicieux et impartial.
. — Mais quand Louis XIV, effrayé et découragé par les premiers désastres de cette funeste guerre de la succession, paraît disposé à abandonner l’Espagne et à lâcher son petit-fils, Mme des Ursins, dévouée avant tout aux intérêts de Philippe V et du royaume qu’elle a épousé, devient tout Espagnole pour le salut et l’intégrité de la couronne, rompt au-dedans avec le parti français, conjure au dehors la défection de Versailles, écrit à Mme de Maintenon des lettres à feu et à sang, s’appuie en attendant sur la nation, et, s’aidant d’une noble reine, jette résolument le roi dans les bras de ses sujets. […] Je parle, outre cela, espagnol, et je suis sûre d’ailleurs que ce choix plairait à toute la nation de laquelle je puis me vanter d’avoir toujours été aimée et estimée.
Et puis cette grande dame française qui leur tombe là comme la foudre, brillante, causante, interrogeante, représentant si bien de sa personne cette nation que William Cowper appelle « la nation ingérante » ou qui aime à se mêler de tout, cela les dérange dans leur travail et les tire de leurs habitudes ; ils ne s’y prêtent d’abord qu’en rechignant ; ils s’en inquiètent, jusqu’à ce qu’ils l’aient connue et qu’ils sortent de son entretien fixés et rassurés.
Je n’appelle pas petites des libertés à l’usage de tout le public qui est bien aussi le peuple ; il en est une plus grosse et qui me paraît être l’essentielle en effet : c’est celle qui appelle à discuter et à voter le budget les représentants de la nation : et cette dernière en suppose d’autres avec elle ; elle amène comme conséquence la publicité, elle tend à amener la liberté plus ou moins directe de toucher aux éléments de cette même discussion par la presse. […] Le plus profond de nos moralistes, celui qui nous connaissait le mieux, a dit de l’homme en général ce qui est si vrai du Français en particulier : « Nous avons plus de force que de volonté. » Souhaitons que celle-ci ne nous fasse pas faute trop longtemps en bien des cas ; et, pour qu’elle soit efficace, il n’est rien de tel qu’un homme, une volonté déterminante et souveraine à la tête d’une nation.
Puis, après une pause sérieuse de quelques minutes, il se fit lire le Traité qu’il écouta d’un bouta l’autre avec uns grande attention, et il reprit assez de force pour avoir la satisfaction suprême de donner « l’approbation d’un homme d’État mourant (ce furent ses propres paroles) à la plus glorieuse guerre et à la plus honorable paix que la nation eût jamais vue. » Et c’est ainsi que se révèle dans un noble exemple le commerce familier que l’aristocratie anglaise au dernier siècle n’avait cessé d’entretenir avec l’Antiquité grecque, et aussi la générosité vivifiante de sentiments et de pensées dont Homère est la source. […] Les problèmes en art, en science, en industrie, en tout ce qui est de la guerre ou de la paix, se posent pour nous tout autrement : nous avons l’étendue, la multitude, l’océan, tous les océans devant nous, des nations vastes, le genre humain tout entier : nous sondons l’infini du ciel ; nous avons la clef des choses, nous avons Descartes, et Newton, et Laplace ; nous avons nos calculs et nos méthodes, nos instruments en tout genre, poudre à canon, lunettes, vapeur, analyse chimique, électricité : Prométhée n’a cessé de marcher et de dérober les dieux.
Une vieille nation n’offre point une table rase ; nous ne sommes pas des hommes tout neufs ni des hommes quelconques. Et par exemple, pour ne prendre qu’un trait du caractère national, nous sommes un peuple qui se plaît ou s’est beaucoup plu à la guerre, qui aime le clairon et le pompon ; cela diminue sans doute, mais peut-on agir et raisonner absolument comme si cela n’était plus, comme si cette forme de notre imagination et tout notre tempérament étaient changés subitement, du soir au matin, comme si le tempérament et les intérêts des nations rivales ou jalouses avaient changé aussi ?
Hippocrate, le premier, dans son immortel Traité des Airs, des Eaux et des Lieux, a touché à grands traits cette influence du milieu et du climat sur les caractères des hommes et des nations. […] « J’ai admiré souvent, et j’avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. » C’est cette différence d’homme à homme dans une même nation, et jusque dans une même famille, qui est le point précis de la difficulté.
» — « Le bon sens ou les habitudes d’un peuple d’agriculteurs sont bien plus près des plus hautes et des plus saines notions de la politique que tout l’esprit des oisifs de nos cités, quelles que soient leurs connaissances dans les arts et les sciences physiques. » — « Les grandes propriétés sont les véritables greniers d’abondance des nations civilisées, comme les grandes richesses des Corps en sont le trésor. » Il ne cesse d’insister sur les inconvénients du partage égal et forcé entre les enfants, établi par la Révolution et consacré par le Code civil : « Partout, dit-il, où le droit de primogéniture, respecté dans les temps les plus anciens et des peuples les plus sages, a été aboli, il a fallu y revenir d’une manière ou d’une autre, parce qu’il n’y a pas de famille propriétaire de terres qui puisse subsister avec l’égalité absolue de partage à chaque génération, égalité de partage qui, un peu plus tôt, un peu plus tard, détruit tout établissement agricole et ne produit à la fin qu’une égalité de misère. » Il trace un idéal d’ancienne famille stable et puissante, qui rappelle un âge d’or disparu : « S’il y avait, dit-il, dans les campagnes et dans chaque village une famille à qui une fortune considérable, relativement à celle de ses voisins, assurât une existence indépendante de spéculations et de salaires, et cette sorte de considération dont l’ancienneté et l’étendue de propriétés territoriales jouissent toujours auprès des habitants des campagnes ; une famille qui eût à la fois de la dignité dans son extérieur, et dans la vie privée beaucoup de modestie et de simplicité ; qui, soumise aux lois sévères de l’honneur, donna l’exemple de toutes les vertus ou de toutes les décences ; qui joignît aux dépenses nécessaires de son état et à une consommation indispensable, qui est déjà un avantage pour le peuple, cette bienfaisance journalière, qui, dans les campagnes, est une nécessité, si elle n’est pas une vertu ; une famille enfin qui fût uniquement occupée des devoirs de la vie publique ou exclusivement disponible pour le service de l’État, pense-t-on qu’il ne résultât pas de grands avantages, pour la morale et le bien-être des peuples, de cette institution, qui, sous une forme ou sous une autre, a longtemps existé en Europe, maintenue par les mœurs, et à qui il n’a manqué que d’être réglée par des lois ? […] Notre avenir politique, comme nation, est sans doute lié et subordonné à l’apprentissage pratique que nous ferons, tous, de la tolérance, cette vertu la plus contraire à notre défaut.