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1029. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Henri Cantel »

Seulement, s’il l’était vis-à-vis des autres, ce qui est toujours une question quand il s’agit de paganisme, l’auteur d’Impressions et Visions 27, nous n’hésitons pas à le dire, reste très coupable vis-à-vis de lui-même, parce qu’il a diminué un talent qu’on n’a point reçu pour qu’on le diminue en lui imposant des formes vieilles qu’il faut laisser là à tout jamais ; car le génie serait impuissant à les raviver, s’il pouvait en avoir l’idée. […] — Gœthe, qui s’était jeté là dedans comme Sapho avec sa lyre, comme le pêcheur de sa ballade dans les bras de cette sirène qui ne le rendit point ; Gœthe enfin, tout entier, avec sa résolution d’un homme de génie qui se suicide dans un système, et qui ne chicane point, avec une puérilité lâche, l’arme qui lui sert à se tuer ! […] Il n’a point l’excuse du désespoir de Gœthe, qui se sentait tari dans son génie et qui chercha la cuve du vieil Eson pour s’y ressusciter.

1030. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Charles Baudelaire. Les Fleurs du mal. »

Baudelaire qui, de génie, semble le frère puîné de son cher Edgar Poe, avait déjà éparpillé, çà et là, quelques-unes des poésies qu’il réunit et qu’il publie. […] Elle n’a pas le merveilleux épique qui enlève si haut l’imagination et calme ses terreurs dans la sérénité dont les génies, tout à fait exceptionnels, savent revêtir leurs œuvres les plus passionnées. […] Il est le misanthrope de la vie coupable, et souvent on s’imagine, en le lisant, que si Timon d’Athènes avait eu le génie d’Archiloque, il aurait pu écrire ainsi sur la nature humaine et l’insulter en la racontant !

1031. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Mm. Jules et Edmond de Goncourt. » pp. 189-201

A force de vouloir lui faire faire ce à quoi répugne son génie vigoureux, net, leste et d’une sobriété si fière, la langue française un jour n’y tiendra plus, et il ne leur en restera que le panache et les caparaçons dans la main. […] Aux premières pages, ils parlent de « cabrioler dans la tape sur le ventre », ce qui étonnerait Auriol lui-même ; et plus loin, pour finir une description incroyable, ils écrivent (page 263) : « L’ombre jeta sur l’eau un voile plombé où le croissant de la lune laissa tomber une grappe de faucilles d’argent. » C’est sous des images de cette in-justesse que doit périr immanquablement la langue dans les livres de MM. de Goncourt, et que la rhétorique qui veut faire image de tout en emportera le pur génie dans un flot éclaboussant de vermillon ! Vermillon ou non, le génie sera toujours parti.

1032. (1890) Dramaturges et romanciers

Avoir fait un sonnet était un brevet de génie, et tous naturellement s’efforçaient d’obtenir ce brevet. […] L’incarnation du génie du mal est complète et la représentation figurée d’une idée incorporelle est devenue une cruelle réalité. […] Je me défierais d’un critique qui aurait besoin, pour reconnaître la beauté, de sujets trop pompeux et d’œuvres trop éclatantes, et qui, pour saluer le génie de Phidias, exigerait que ce génie lui fût exprimé, non par la figure d’un cheval, mais par la figure de la Minerve. […] Est-ce la race qui lui communique sa beauté, ou la doit-il au génie de l’artiste ? […] Là où l’amour n’existe pas, soyez sûrs que le génie, quelque vigoureux qu’il vous paraisse, n’est qu’à l’état de mutilé ; là où vous sentez palpiter l’amour, soyez sûrs que le génie existe, quelque incertain qu’il vous ait semblé.

1033. (1912) Réflexions sur quelques poètes pp. 6-302

Bien que comblé d’honneurs, le poète vécut en somme dans la tristesse, ainsi qu’il le devait à son génie. […] Mais c’est par leur ton que Ronsard et Corneille sont des génies. […] Non, sans une part de génie, il n’y a pas de parfait réellement dans l’exécution artistique. Mais il y a des génies qui exécutent imparfaitement ou même mal. […] Il continuait à vénérer la mémoire de Ronsard à une époque où ce grand génie était bafoué, ou même complètement tombé dans l’oubli.

1034. (1923) L’art du théâtre pp. 5-212

On ne saurait juger de la conception que d’après l’exécution, du génie que sur son ouvrage. […] Le talent, le génie ne sauraient y suffire : il faut encore le bonheur. […] Il avait le génie ; mais il n’a pas eu le bonheur. […] De bons ouvriers sans génie ; on les a déjà oubliés. […] Comme tous les génies qui dépassent leur temps, Claudel demeurera un solitaire.

1035. (1886) Le roman russe pp. -351

Voilà ce qui m’a décidé à chercher d’abord dans le roman les traits épars du génie russe. […] Notre génie est impatient de toute lenteur, amoureux d’effets brillants et rapides. […] Tourguénef était venu chez nous comme un missionnaire du génie russe ; il prouvait, par son exemple, la haute valeur artistique de ce génie ; le public d’Occident demeurait sceptique. […] Le poète avait épousé en 1830 une personne aussi célèbre par sa beauté qu’il l’était par son génie : femme de simple race humaine, elle comprit mal ce génie et la passion du dieu qui l’avait ravie. […] Trente ans plus tôt, un ordre d’exil avait sauvé Pouchkine en arrachant le poète aux dissipations de Pétersbourg, où il perdait son génie, en l’envoyant au soleil d’Orient, où ce génie devait s’épanouir.

1036. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

Un autre inconvénient de l’éducation des collèges, est que le maître se trouve obligé de proportionner sa marche au plus grand nombre de ses disciples, c’est-à-dire, aux génies médiocres ; ce qui entraîne pour les génies plus heureux, une perte de temps considérable. […] Qu’on interroge les écrivains de génie sur les plus beaux endroits de leurs ouvrages ; ils avoueront que ces endroits sont presque toujours ceux qui leur ont le moins coûté, parce qu’ils ont été comme inspirés en les produisant. […] L’homme de génie ne doit craindre de tomber dans un style lâche, bas et rampant, que lorsqu’il n’est point soutenu par le sujet ; c’est alors qu’il doit songer à l’élocution, et s’en occuper. […] L’expression du sentiment est dictée par la nature et par le génie ; c’est ensuite à l’oreille et à l’art à disposer les mots de la manière la plus harmonieuse. Il en est de l’orateur comme du musicien, à qui le génie seul inspire le chant, et que l’oreille et l’art guident dans l’enchaînement des modulations.

1037. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le cardinal de Bernis. (Fin.) » pp. 44-66

Voltaire le complimente au moment où il apprend qu’il va être promu au cardinalat : « Je dois prendre plus de part qu’un autre à cette nouvelle agréable, puisque vous avez daigné honorer mon métier avant d’être de celui du cardinal de Richelieu. » Il pousse la flatterie en ce moment jusqu’à lui dire : « Je ne sais pas si je me trompe, mais je suis convaincu qu’à la longue votre ministère sera heureux et grand ; car vous avez deux choses qui avaient auparavant passé de mode, génie et constance. » La correspondance ensuite ne reprend que trois ans après, pendant la disgrâce de Bernis (octobre 1761) : « Monseigneur, béni soit Dieu de ce qu’il vous fait aimer toujours les lettres ! […] Vous êtes encore dans la fleur de votre âge : que ferez-vous de votre génie, de vos connaissances acquises, de tous vos talents ? […] Il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point, et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies, où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. […] Il indique alors quelques ridicules du jour qui sont un sujet tout fait pour la moquerie : « Il est plaisant, dit-il, que l’orgueil s’élève à mesure que le siècle baisse : aujourd’hui presque tous les écrivains veulent être législateurs, fondateurs d’empires, et tous les gentilshommes veulent descendre des souverains. » Il finit surtout par un conseil que Voltaire a trop peu suivi, et qui, au lieu de cette ricanerie universelle à laquelle il s’abandonnait, aurait dû être le but idéal suprême du grand écrivain en ces années de sa vieillesse : Riez de tout cela et faites-nous rire, lui dit Bernis en lui développant son plan ; mais il est digne du plus beau génie de la France de terminer sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la vertu, l’ordre, la subordination, sans laquelle toute société est en trouble. […] Voilà mes vœux de cette année ; ils ne sont pas au-dessus de vos forces, et vous trouverez dans votre cœur, dans votre génie, dans votre mémoire si bien ornée, tout ce qui peut rendre cet ouvrage un chef-d’œuvre.

1038. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sénac de Meilhan. — II. (Fin.) » pp. 109-130

L’Antiquité est un génie précoce et sublime éteint au milieu de sa carrière. Je ne sais trop si M. de Meilhan est exact en ce point et si l’on peut dire que l’Antiquité grecque et romaine ressemble à un génie mort jeune et intercepté avant le temps : il me semble au contraire que les Grecs, et les Romains qu’en ont hérité, ont eu leur cours naturel d’existence et leur âge tout rempli ; qu’ils ont eu, eux aussi, leur épuisement et leur décadence sous des formes monstrueuses ou subtiles, et que, si la civilisation avait à être utilement continuée et renouvelée, ce ne pouvait plus être à la fin par eux. […] la méchante fée a doué Aladin à son berceau d’un cœur sensible, d’un génie supérieur et d’une grande franchise : ce sont là les dons maudits dont elle a chargé l’enfant ; et Salem, au contraire, a été doué par la bonne fée d’un esprit médiocre et actif, d’un caractère patient et d’une âme froide ; voilà ses trésors. […] Aladin continua : « Quand tous les hommes essaieront les forces de leur esprit, le nombre des bons ouvrages sera infini. » — « C’est le nombre des écrits, dit le Kalender, c’est la facilité d’écrire qui empêchera l’essor du génie. […] On a de lui des lettres où il célèbre l’âme et le génie de Catherine ; mais ici se trahit un grave défaut de M. de Meilhan, et qui était déjà sensible dans quelques passages de ses Considérations sur l’esprit et les mœurs ; cet homme d’esprit et de conception, qui n’a pas seulement de la finesse, qui y joint des vues et de la portée, n’a pas le goût très sûr : il le prouva bien lorsque étant parti de Rome pour aller en Russie, l’idée lui vint un jour de comparer l’église de Saint-Pierre et Catherine II.

1039. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — III » pp. 81-102

Si après Kehl on m’avait honoré de quelque élévation (il voulait dire la duché-pairie), on se dit à soi-même : Suivons notre génie et la véritable raison de guerre ; ne soyons pas retenu par des craintes basses ; au pis-aller que me feront ces misérables ? […] Si par hasard vous la trouvez soutenue de quelque génie, ne la rebutez pas pour les défauts dont elle peut être accompagnée. […] Villars, de plus, ne méprise point son ennemi, si bas qu’il le voie d’apparence, et il apprécie Cavalier, ce paysan de vingt-deux ans à qui la nature a donné le génie et les qualités du commandement ; il n’hésite pas à conférer avec lui : « C’est un bonheur, dit-il, si je leur ôte un pareil homme. » On voit qu’il n’aurait pas hésité à en faire un de ses lieutenants dans les guerres. […] Vous croirez que c’est par indocilité : non, madame ; mais je ne suis ni mes vues ni mon génie sous d’autres. […] Je n’ai certes pas la prétention de le suivre dans toutes ses campagnes ; mais il importait de relever dans le cours d’une carrière si pleine les traits de caractère qui définissent cette humeur et ce génie.

1040. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe, et d’Eckermann »

Celui-ci, ancien professeur et recteur de l’Académie de Lausanne, auteur pour son compte d’agréables ouvrages en vers et en prose, consacre la fin de son honorable carrière à faire passer dans notre langue toutes les productions du vaste génie auquel il s’est voué44. […] Le grand poëte n’avait cessé d’être de loin son « étoile polaire. » En recevant le volume de poésies, Gœthe reconnut vite un de ses disciples et de ses amis comme le génie en a à tous les degrés ; non content de faire à l’auteur une réponse de sa main, il exprima tout haut la bonne opinion qu’il avait conçue de lui. […] Énumérons un peu : — Riemer, bibliothécaire, philologue, helléniste : avec lui Gœthe revoit ses ouvrages au point de vue de la langue et cause de littérature ancienne ; — Meyer, peintre, historien de l’art, continuateur et disciple de Winckelmann : avec lui, Gœthe causera peinture et se plaira à ouvrir ses riches portefeuilles où il fait collection de dessins et de ce qui est parfait en tout genre ; — Zelter, musicien : celui-là est à Berlin, mais il ne cesse de correspondre avec Gœthe, et leur correspondance (non traduite) ne fait pas moins de six volumes ; Zelter tient Gœthe au courant des nouveautés musicales, des talents et des virtuoses de génie, et, entre autres élèves célèbres, il lui envoie un jour Mendelssohn, « l’aimable Félix Mendelssohn, le maître souverain du piano », à qui Gœthe devra des instants de pure joie par une belle matinée de mai 1830 ; — puis Coudray encore, un architecte, directeur général des bâtiments à la cour. […] Ce que conseille proprement Gœthe, ce n’est pas de se disperser ni de se hâter, ni d’improviser ; et lui-même reconnaît qu’il y a des esprits excellents qui ne savent rien faire « le pied dans l’étrier », et qui ont besoin de recueillement : ce qu’il conseille à Eckermann et aux esprits nés poëtes, mais dénués pourtant du grand génie de la conception, ou même à ceux qui en sont doués et en qui les sentiments de chaque jour jaillissent et débordent, c’est de s’épancher, c’est de fixer dans des notes successives, et non pas pour cela fugitives, l’histoire de leur cœur. […] Émile Délerot, qui est allé étudier sa langue et son génie dans sa patrie même et à Weimar.

1041. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Essai de critique naturelle, par M. Émile Deschanel. »

Il n’y a pas lieu à une pareille accusation, si la méthode est bien comprise et si elle est employée comme elle doit l’être ; car, quelque soin qu’on mette à pénétrer ou à expliquer le sens des œuvres, leurs origines, leurs racines, à étudier le caractère des talents et à démontrer les liens par où ils se rattachent à leurs parents et à leurs alentours, il y aura toujours une certaine partie inexpliquée, inexplicable, celle en quoi consiste le don individuel du génie ; et bien que ce génie évidemment n’opère point en l’air ni dans le vide, qu’il soit et qu’il doive être dans un rapport exact avec les conditions de tout genre au sein desquelles il se meut et se déploie, on aura toujours une place très-suffisante (et il n’en faut pas une bien grande pour cela) où loger ce principal ressort, ce moteur inconnu, le centre et le foyer de l’inspiration supérieure ou de la volonté, la monade inexprimable. […] Ses yeux vous en diront plus que ces pages, dans lesquelles cependant j’ai recueilli pour vous la fleur de l'âme des plus doux génies. […] On lui a opposé, d’une part, qu’il disait des choses trop évidentes et qui étaient tout accordées, et de l’autre, qu’il en demandait d’impossibles, en croyant pouvoir saisir et dérober le secret du génie, et en voulant suppléer au sens indéfinissable du goût. […] Est-ce que cela a nui à la pleine intelligence de son génie, de mieux connaître toute la littérature et le théâtre de son temps, ce mélange de subtilités et de violences, et de pouvoir le comparer avec les autres auteurs de cette forte couvée dramatique dont il est l’aigle et le roi ?

1042. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo en 1831 »

Composée il y a un peu plus d’un an, le 23 juin 1830, et empreinte en quelques endroits du cachet de cette date, elle se retrouve, comme tout ce qui émane du génie, aussi vraie aujourd’hui et aussi belle que ce soir-là, quand d’une voix émue et encore palpitante de la création, il nous la récitait, à quelques amis, au sein de l’intimité. […] Amour, politique, indépendance, chevalerie et religion, pauvreté et gloire, étude opiniâtre, lutte contre le sort en vertu d’une volonté de fer, tout en lui apparut et grandit à la fois à ce degré de hauteur qui constitue le génie. […] Eugène surtout (à qui nous devons bien, puisque nous l’avons nommé, ce triste et religieux souvenir), adolescent mélancolique, plus en proie à la lutte, plus obsédé et moins triomphant de la vision qui saisit toutes les âmes au seuil du génie et les penche, échevelées, à la limite du réel sur l’abîme de l’invisible, Eugène a exprimé dans le recueil cette pensée pénible, cet antagonisme désespéré, ce Duel du précipice ; la poésie soi-disant erse, qu’il a composée sous ce nom, est tout un symbole de sa lugubre destinée. […] Sa course lyrique, qui est bien loin d’être close, offre pourtant assez d’étendue pour qu’on en saisisse d’un seul regard le cycle harmonieux ; mais il n’est encore qu’au seuil de l’arène dramatique ; il y entre dans toute la maturité de son observation, il s’y pousse de toutes les puissances de son génie : l’avenir jugera. […] De Vigny, avec son beau et chaste génie, ne garda de la subtile mysticité d’alors que ce qui lui sied comme un faible et comme une grâce.

1043. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Gil Blas, par Lesage. (Collection Lefèvre.) » pp. 353-375

Faisons-nous une idée juste de Lesage, et, pour mieux apprécier son charmant génie, n’exagérons rien. […] Ce n’est pas un homme de génie, ni d’un grand talent, ni qui ait en lui rien de bien particulier : c’est un esprit sain et fin, facile, actif, essentiellement éducable, ayant en lui toutes les aptitudes. […] Mais Panurge, cette création la plus fine du génie de Rabelais, est tout autrement singulier que Gil Blas ; c’est un original bien autrement qualifié, et doué d’une fantaisie propre, d’une veine poétique grotesque. […] Les auteurs de tragédies et d’odes le lui ont rendu ; Jean-Baptiste Rousseau a passé toutes les bornes quand il a écrit à Brossette : « L’auteur du Diable boiteux ne pouvait mieux faire que de s’associer avec les danseurs de corde : son génie est dans sa véritable sphère. […] Homme de génie, mais indépendant de caractère, il sut, pour être plus libre, renoncer à une part de cette considération qu’il lui eût été si facile de se concilier.

1044. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame Émile de Girardin. (Poésies. — Élégies. — Napoline. — Cléopâtre. — Lettres parisiennes, etc., etc.) » pp. 384-406

Mlle Delphine Gay, qui était déjà par son nom de baptême une sœur de Corinne, voulait plus et mieux ; elle voulait égaler et rivaliser en tout cette sœur de génie, et elle s’y appliqua avec une sincérité visible en ces années du début. […] Cette jeune fille que Mme de Girardin décrit avec une complaisance de sœur, Ayant un peu d’orgueil peut-être pour défaut, Mais femme de génie, et femme comme il faut, a tous les enthousiasmes d’abord, tous les cultes et les amours d’un cœur de jeune fille, et il est permis de supposer que le poète lui en a prêté quelques-uns des siens. […] Cette Napoline qui se tue et s’asphyxie de désespoir, c’est le génie éteint, énervé par le monde ; c’est l’amour et la foi qui expirent dans un cœur. Dans une lettre finale en prose qui est censée le testament ou la confession de Napoline, mais où chaque ligne atteste le prosateur et l’observateur le plus exercé, l’auteur est le premier à dénoncer cette lèpre d’égoïsme et de vanité qui envahit si vite dans le monde un talent et une âme : Les ennuyeux, dit Mme de Girardin (elle qui a si peur des ennuyeux), endorment le génie et ne le dénaturent point mais le monde ! […] Il y a longtemps que j’ai traversé ces misères. » Elle entendit et comprit le génie du temps ; elle se figura que le beau Dunois lui-même, de nos jours, n’irait plus en Syrie, mais qu’il fonderait un journal.

1045. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

Il s’était mis à étudier le métier de la guerre et tout ce qui en dépendait, génie, artillerie, même le détail des vivres, comme il étudiait toutes choses, avec acharnement, avec l’ardeur propre à sa nature laborieuse et absorbante, à cette nature rapace et vorace, et jamais assouvie. […] Je l’ai vérifié par moi-même, et, dans quelques conversations et communications, j’ai aperçu vraiment du génie. » Génie et gloire, voilà le dernier mot de ce père si longtemps impitoyable et inexpugnable : c’est la bénédiction finale qu’il envoie à son fils. […] Ne jugeons donc pas ces querelles de races et où, dans le fond, les génies de deux époques étaient aux prises, de notre point de vue domestique et bourgeois d’aujourd’hui. […] L’amant était encore tout vivant et tout délirant en lui ; le père était tout occupé de l’enfant qui venait de naître et qui vécut peu ; le prisonnier multipliait ses réclamations, ses apologies, ses mémoires, dans la vue de ressaisir sa liberté, et, en attendant, l’homme d’étude se livrait à toutes les lectures qui lui étaient possibles, à la traduction et à la composition de divers ouvrages, dont on voudrait à jamais anéantir deux ou trois, pour l’honneur de l’amour, pour la dignité du malheur et celle du génie.

1046. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265

Nettement fait de leurs œuvres est certainement moins éloquente et moins brillante que la critique de Mme de Staël dans son livre de l’Allemagne, mais si l’expression et toutes les ressources de l’aperçu n’y sont pas au même degré, il y a une vigueur de moralité qui est, après tout, la vraie virilité de la pensée et qui prouve que la femme du plus éblouissant génie, quand elle est protestante et philosophe, reste néanmoins, sur les points les plus importants de la pensée et de la vie, fort inférieure à un catholique, de talent médiocre mais convaincu. […] On n’y trouve pas, sur son caractère et sur son génie, dont les diverses influences s’exercèrent en sens si contraires, l’opinion définitive que tout homme qui écrit l’histoire a pour prétention de faire accepter à l’avenir ; et cette faillance de cœur contre Châteaubriand n’est pas la seule qu’on puisse reprocher à l’auteur. […] Nettement, avec une injustice qui méconnaît jusqu’à son génie. […] Nettement, n’est pas uniquement un jugement faux sur la moralité et la beauté des œuvres de ce robuste génie, mais c’est aussi un dénigrement et un rapetissement de sa personne, qu’on ne sait vraiment plus comment caractériser. […] Nettement, l’expression idéale du génie qui a créé Séraphitus.

1047. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — Post-scriptum » pp. 154-156

Il ne connaissait pas tout ce qu’il avait de génie et d’élévation, et, sur la fin de ses jours, il s’était fait l’habitude de les resserrer encore et de les méconnaître. Voici le texte arrangé de l’édition de 1825 : Cependant mon père était recherché par ce qu’il y avait de meilleure compagnie dans la province ; il était de toutes les fêtes, convive aimable et plein d’enjouement ; avec cela un esprit nerveux, une âme forte, le cœur aussi courageux que l’esprit ; de la finesse dans les aperçus, de la justesse dans le discernement ; peut-être ne se reconnaissait-il pas lui-même, il ignorait la porté de son génie.

1048. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre III. De la comédie grecque » pp. 113-119

Mais cette délicatesse de goût, cette philosophie supérieure, que Molière a montrée dans ses comédies, il faut des siècles pour y amener l’esprit humain ; et quand un génie égal à celui de Molière eût vécu dans Athènes, il n’aurait pu deviner la bonne comédie. […] Le malheur, la puissance, la religion, le génie, tout ce qui frappait l’imagination des Athéniens excitait en eux une sorte de fanatisme ; mais cette impression se détruisait avec la même facilité, dès qu’on en substituait une autre également vive.

1049. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Laforgue, Jules (1860-1887) »

Je connais peu de livres, parmi tous ceux de notre temps et de notre âge, qui donnent, autant que celui-ci, l’impression d’une âme géniale, et je crois bien, en effet, que, parmi tous les jeunes artistes de sa génération, Laforgue seul a eu du génie. […] Remy de Gourmont De ses vers, beaucoup sont comme roussis par une glaciale affectation de naïveté, parler d’enfant trop chéri, de petite fille trop écoutée, — mais digne aussi d’un vrai besoin d’affection et d’une pure douceur de cœur, — adolescent de génie qui eut voulu encore poser sur les genoux de sa mère son « front équatorial, serre d’anomalies » ; mais beaucoup ont la beauté des topazes flambées, la mélancolie des opales, la fraîcheur des pierres de lune, et telles pages… ont la grâce triste, mais tout de même consolante, des aveux éternels.

1050. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre III. Partie historique de la Poésie descriptive chez les Modernes. »

Constantinople ayant passé sous le joug des Turcs, on vit se former en Italie une nouvelle poésie descriptive, composée des débris du génie maure, grec et italien. […] Celui-ci, à une imagination vive, joint un génie tendre et rêveur ; il se sert même, ainsi que La Fontaine, du mot de mélancolie dans le sens où nous l’employons aujourd’hui.

1051. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 36, de la rime » pp. 340-346

Rien n’aide un poëte françois à surmonter ces difficultez, que son génie, son oreille et sa perseverance. […] Ainsi les poëtes excellens qui ont travaillé en France et dans les païs voisins ont bien pu embellir, ils ont bien pu enjoliver, qu’on me pardonne ce mot, la poësie moderne ; mais il ne leur a pas été impossible de changer sa premiere conformation qui avoit son fondement dans la nature et dans le génie des langues modernes.

1052. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XII »

Ernest Charles prétend que mon premier livre « donne en peu de préceptes le moyen d’avoir du génie ou d’y suppléer avantageusement ». […] Il a obtenu un succès prodigieux, ce succès dure encore, il durera longtemps. » La prédiction est flatteuse, mais je continue à me demander comment le même livre peut être à la fois le meilleur, le plus pratique et avoir la prétention de donner du génie à tout le monde.‌

1053. (1885) Le romantisme des classiques (4e éd.)

Nous étudierons aujourd’hui ses essais dramatiques, ses tâtonnements quand il cherche sa voie et son génie. […] Il s’en fallait de beaucoup que Corneille eût le goût aussi sûr que son génie était puissant. […] Corneille empruntant le Cid à l’Espagne, et le refaisant à l’image de son génie et du génie français ; puis l’Espagne reprenant ce Cid français et se l’appropriant à son tour. […] C’est dans cette variété touffue qu’éclate la puissance du génie. […] Il y a, dans de tels chefs-d’œuvre, autant de jeunesse et de bonheur que de génie.

1054. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXLe entretien. L’homme de lettres »

Il fut réduit à briguer une place dans le génie militaire. […] Cette conversation, qu’il se plut à prolonger, lui fit aimer de suite notre jeune voyageur, qui ne le quitta pas sans avoir la promesse d’une sous-lieutenance dans le corps du génie. […] On ne parlait que de son génie, de ses projets, de son ambition ; on se taisait sur ses vertus. […] Bientôt heureux, puis trahi, il passe à Berlin ; il y voit le roi, qui lui propose un emploi dans le génie militaire ; il lui refuse dans son armée un grade plus actif. […] Enfin la lecture s’achève ; Vernet transporté, se lève, embrasse son ami, le presse sur sein: « Heureux génie !

1055. (1940) Quatre études pp. -154

Et un génie. […] N’aiment-ils pas se livrer à l’abondance de leur génie ? […] Une foule de Génies voltige autour d’elle, comme ses ministres. […] L’homme de sentiment, tout en rendant justice à ses qualités, trouve qu’il manque de génie. […] Ode quinzième : Le Génie.

1056. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »

On peut dégager ces centres d’attraction, introduire par là plus de clarté dans ce qui a été conçu suivant la méthode instinctive et confuse du génie. […] Il y a des génies si complexes que chacun peut se retrouver en eux. […] C’est une chose autrement complexe que de pénétrer le génie d’Hugo. […] C’est l’implacable génie qui ne se soucie que de soi-même. » Et, quant à son caractère, M.  […] Hennequin, qui a cru lui-même faire de la « critique scientifique » et notable en réduisant génie de V.

1057. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juillet 1885. »

Si plus que nul autre, Wagner avait senti ce qu’il y a de tragique dans la situation de Lohengrin, tous les artistes de génie, qui vivent et ont vécu dans une société aussi peu naïve que la nôtre, en ont souffert plus ou moins. […] Mais il ne s’en tient pas là, il va jusqu’à dire que Lohengrin a une signification comparable pour nous, à celle qu’avait pour les Grecs Antigone, au moment où le génie de Sophocle conçut cette tragédie. […] Ainsi Shakespeare restait unique dans l’Art, et à tous autres incomparable, jusque ce que le génie allemand produisit, en Beethoven, un être qui ne pouvait être compris que, précisément, dans une comparaison avec Shakespeare. […] Ce n’est donc point l’œuvre réalisée de Beethoven, mais l’activité extraordinaire du musicien contenue en cette œuvre, qui doit être pour nous le point suprême du développement de son génie. […] Ce serait assurément la seule forme artistique répondant à ce génie allemand si fortement individualisé en notre grand Beethoven, ce créateur d’une si générale humanité, et cependant si original ; ce serait cette forme nouvelle de l’art qu’avait, jadis, le monde ancien, et qui manque, jusque maintenant, au Monde nouveau.

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