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485. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXIXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 129-192

Quand il avait fini, on fermait la porte de l’oratoire en dehors avec de gros verrous et un cadenas ; moi seule, comme porte-clefs, je pouvais y entrer quelques moments avant la messe du lendemain pour allumer les deux petits cierges, remettre de l’huile dans la lampe, et du vin et de l’eau dans les burettes du vieux prêtre à moitié aveugle. […] ce fut un beau moment, ma tante, que celui où, du haut de ma chambre, dans ma tour, j’entendis le bargello conduire lui-même le forgeron au cachot, et où les coups de marteau qui descellaient les fers du prisonnier retentirent dans le cloître et jusqu’à ma fenêtre. […] Après avoir parlé ainsi et prié un moment avec Hyeronimo dans l’oratoire, le saint prêtre en sortit, et, me rencontrant sous le cloître, il me donna son chapelet à baiser, et il me le colla fortement sur les lèvres comme pour me dire : Silence ! […] À ce moment, je me collai seule contre la grille, et je bus des yeux le visage de ma chère enfant. […] Je me jetai tout habillée sur mon lit ; je fermai les yeux et je recueillis en moi toutes mes forces dans ma tête pour inventer le moyen de nous sauver ensemble ou de le faire sauver au dernier moment, en le trompant innocemment lui-même et en mourant pour lui toute seule.

486. (1772) Éloge de Racine pp. -

Averti par son propre coeur, il vit qu’il fallait la puiser dans le coeur humain, et dès ce moment il sentit que la tragédie lui appartenait. […] Il semble qu’il ait à se venger d’une surprise faite à son jugement, ou d’une injure faite à son amour-propre ; et le génie a tout le temps d’expier par de longs outrages ce moment de gloire et de triomphe que ne peut lui refuser l’humanité qu’il subjugue en se montrant. […] Le moment des grands efforts était venu, et l’on vit éclore successivement deux chefs-d’oeuvre, qui, en élevant Racine au dessus de lui-même, devaient achever sa gloire, la défaite de l’envie, et le triomphe de la scène française. […] Et ne suffit-il pas qu’on se souvienne que pendant un moment Pradon parut triompher de Racine ? Ce moment fut court ; mais qu’il dut être cruel pour le grand homme que l’on outrageait !

487. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Mézeray. — II. (Fin.) » pp. 213-233

La Catherine de Médicis, telle qu’elle se présente et se développe chez Mézeray en toute vérité, est faite pour tenter un moderne : comme il n’y a guère de nouveau que ce qui a vieilli, et qu’on ne découvre bien souvent que ce qui a été su et oublié, le jour où un historien moderne reprendra la Catherine de Médicis de Mézeray en lui imprimant quelques-uns de ces traits un peu forcés qu’on aime aujourd’hui, il y aura un grand cri d’étonnement et d’admiration, et les critiques du moment auront à enregistrer une découverte de plus. […] Au commencement du règne de Charles IX (1560), lors de la tenue des États à Pontoise, puis à Saint-Germain, Mézeray fait un tableau des plus animés et des mieux définis de l’air de la Cour à ce moment et des dispositions diverses qui partageaient les esprits par tout le royaume : Or, comme l’exemple du prince transforme toute la Cour, et que le reste de l’État se règle sur elle, la reine mère penchant du côté des huguenots pour récompense de la faveur qu’elle avait reçue de l’Amiral, le calvinisme était la religion à la mode, et il semblait que celle de l’Église romaine eût une vieille robe qui ne fût plus en usage que pour les bonnes gens. […] Le moment où les âmes des deux côtés s’exaspèrent et où la guerre, à la voix des prédicants, se démoralise, est énergiquement, et je dirai, vertueusement rendu par Mézeray (1562) : il nous fait assister à cette suite de représailles et d’horreurs où, à part un bien petit nombre d’exceptions, les caractères les plus forts se souillent et se dégradent. […] Henri III empêche donc qu’on ne réprime vigoureusement l’émeute dès le principe : il avait expressément défendu à ses capitaines d’enfoncer les bourgeois, « et il avait tant de peur que l’impatience des soldats et le désir de butiner ne leur fissent oublier ses ordres qu’il leur envoyait de ses officiers de moment en moment pour les réitérer. […] C’est ainsi qu’après l’assassinat de Blois, Mézeray paraît douter que Henri III, du moment que Guise est par terre, « soit sorti de son cabinet l’épée à la main comme victorieux, qu’il lui ait mis le pied sur le front ; que, revenant par deux ou trois fois et faisant lever la couverture pour voir s’il ne respirait point encore, il ait demandé aux uns et aux autres s’il était mort.

488. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — II » pp. 159-177

Il vint un moment, je l’ai dit déjà, où Cowper sentit que de faire des cages, des serres ou des dessins ne lui suffisait plus : il se remit à la poésie, et à une poésie qui naissait de sa vie même et des circonstances qui l’environnaient. […] L’hiver de 1780-1781 marque le moment où Cowper se mit décidément au travail et devint auteur. […] Une fée charmante avait alors traversé son ombre et s’était introduite un moment dans sa vie. […] C’était une créature sympathique, et elle devait tout à fait justifier dans le cas présent ce mot de Bernardin de Saint-Pierre : « Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l’homme. » Mais si lady Austen éclipse un moment Mme Unwin, elle ne l’efface point et ne la diminue pas. […] Cette rose élégante, si je l’avais secouée moins brusquement, aurait pu fleurir un moment avec celle à qui on l’offrait : une larme qu’on essuie avec un peu d’adresse peut être bientôt suivie d’un sourire.

489. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — I » pp. 395-413

Ici la margrave a affaire à une tout autre matière qu’elle attaque avec moins de façon : on ne se fait aucune idée, quand on ne l’a pas lue, de la grossièreté gothique et ostrogothique qu’elle nous démasque dans son entourage, et, si supérieure qu’elle soit à son sujet, elle en a quelque chose dans sa manière ; il en rejaillit par moments sur elle et sur son ton des teintes désagréables : cette jeune femme qui écrit (car elle commença d’écrire ses mémoires à vingt-cinq ans) a des crudités de Saint-Simon quand il dévisage les gens, et, faute d’occasion sans doute, et de savoir où la placer, elle ne dédommage jamais par de la grâce. […] Douée de la plus heureuse intelligence, d’un esprit plein de lumière et de saillies, d’une mémoire merveilleuse, de bons et droits sentiments, d’une belle âme faite pour la vertu, jolie dans sa jeunesse avant que le mal l’eût détruite, et ornée de grâces naturelles, elle fut pourtant dès l’enfance une des personnes les plus malheureuses, les plus cruellement maltraitées qui se puissent voir dans aucune classe de la société (je n’excepte pas la plus inférieure), et elle eut de tout temps une existence souffrante et tourmentée, avec bien peu de doux moments. […] Après les heures qu’elle employait auprès de son estimable gouvernante Mme de Sonsfeld, personne de mérite qu’un coup du ciel lui donna pour remplacer l’abominable Leti, ses meilleurs moments, ses seuls bons moments étaient ceux qu’elle passait avec son frère, et si la raillerie, la satire, le rire aux dépens du prochain les occupaient trop souvent, il faut bien penser que c’était une revanche très permise à des natures supérieures entourées d’êtres grossiers, abjects ou méchants qui les opprimaient. […] Il est vrai que vous mériteriez de trouver toujours des cœurs semblables au vôtre ; mais ils sont rares, ma chère sœur… À partir de ce moment, toute trace des premiers dissentiments entre eux a disparu ; leur amitié renaît de ses cendres plus brillante et plus vive ; elle reprend ses liens, plus étroite que jamais, et désormais indissoluble : frère et sœur ne cesseront plus « de faire une âme en deux corps ». […] La margrave de Bareith, qui avait vu les choses d’un peu plus loin, resta, même dans le premier moment de l’éclat, plus indulgente au poète : il continuait de lui écrire, et au plus fort de l’orage il eut soin de se la concilier : Les lettres qu’il a écrites à ses amis ici (à Bareith), dit-elle à son frère, lettres qui sont écrites sans défiance et qu’on ne m’a montrées qu’après de fortes instances, sont fort respectueuses sur votre sujet.

490. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Il faut entendre cette jolie petite personne, cette jolie chose, avec sa mignonne figure de cire, s’animer, parler des choses publiques, de la littérature, des auteurs, de Rousseau, de Voltaire, de l’impératrice Catherine, les remettre à leur place, causer, disserter (car elle disserte quand elle se sent à l’aise, là est peut-être un léger défaut) ; il faut l’entendre en ces moments se révolter, s’indigner, jeter feu et flamme : elle n’a plus d’hésitation alors ni de timidité ; elle dit tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle a sur le cœur ; c’est la réflexion qui déborde comme une passion contenue. […] Écrivez-moi toujours dans vos moments de tristesse ; ce sera une dissipation. […] Il y a des moments où elle se flatte du moins qu’on l’aime, et où elle s’écrie : « Je jouis d’un bonheur que j’ai toujours désiré et que j’ai été prête à croire une pure chimère ; je suis aimée ! je le suis de vous et de mon Horace… » Mais ces moments sont rares et passent vite ; ils font place à de longs intervalles de sécheresse et de stérilité : alors elle veut savoir ce qu’on pense d’elle au fond, si on l’aime vraiment, et de quelle manière : « Vous savez que vous m’aimez, dit-elle à Mme de Choiseul, mais vous ne le sentez pas. » Elle semble persuadée de cette terrible et cruelle maxime que j’ai vu professer à d’autres qu’elle, et dont le christianisme seul fournirait le correctif ou le remède, que « connaître à fond, et tel qu’il est, un être humain et l’aimer, c’est chose impossible ». […] Je suis quelquefois animée, mais c’est pour un moment : ce moment passé, tout ce qui m’avait animée est effacé au point d’en perdre le souvenir.

491. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

c’était quelque chose d’étrange et d’admirable, un de ces moments d’agitation sublime et de rêverie profonde tout ensemble, où l’âme et la nature se dressent de toute leur hauteur l’une en face de l’autre. […] Les poètes anglais du foyer, Cowper, Wordsworth, ont-ils jamais rendu plus délicieusement les joies d’un intérieur pur, la félicité domestique, ce ressouvenir de l’Éden, que le voyageur qui s’asseyant un moment sous un toit béni, a su dire : Le Val, 20 décembre. — Je ne crois pas avoir jamais senti avec autant d’intimité et de recueillement le bonheur de la vie de famille. […] Il arrive aussi que l’âme est pénétrée insensiblement d’une langueur qui assoupit toute la vivacité des facultés intellectuelles et l’endort dans un demi-sommeil vide de toute pensée, dans lequel néanmoins elle se sent la puissance de rêver les plus belles choses… Rien ne peut figurer plus fidèlement cet état de l’âme que le soir qui tombe en ce moment. […] On espéra un moment lui faire avoir une chaire de littérature comparée qu’il était question de fonder au collège de Juilly, alors dirigé par MM. de Scorbiac et de Salinis ; mais cette idée n’eut pas de suite, et Guérin dut se contenter d’une classe provisoire au collège Stanislas et de quelques leçons qu’il donnait çà et là. […] On a vu comment il aimait à se répandre et presque à se ramifier dans la nature ; il était, à de certains moments, comme ces plantes voyageuses dont les racines flottent à la surface des eaux, au gré des mers.

492. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Le mariage du duc Pompée : par M. le comte d’Alton-Shée »

Le premier Lauzun, si insolent et si dur avec Mademoiselle, avait fini par épouser une femme jeune, parfaite, dont lui-même, à certains moments de sincérité, se reconnaissait indigne : Bonneval de même, le futur pacha, avait une divine jeune femme qui avait fait de lui son idole chevaleresque et qui s’estimait heureuse pour des années quand elle l’avait entrevu au passage. […] Un moment Herman recule ; il essaye de tourner la difficulté trop présente et inattendue, moyennant une petite lâcheté : que Pompéa parte sur l’heure, et il promet de se rendre demain secrètement chez elle. […] On commence à le savoir assez bien à partir du XVIIIe siècle, qui ne s’est pas fait faute de révélations de tout genre ; mais on voudrait pourtant que des plumes légères aient plus souvent pris la peine de nous le dire et de fixer, à des moments et pour des sociétés distinctes, ce qui ne se ressemblait pas si uniformément qu’on le suppose. […] » Le moment de la grande épreuve est passé. […] A partir de ce moment, les difficultés du drame ne sont plus que des complications scéniques et une affaire de dénoûment, mais la question morale est gagnée, au moins provisoirement et sur le point capital où elle était engagée.

493. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin, (Suite et fin.) »

Pour moi, j’avouerai que c’est le contraire qui me frappe : il me semble, à tout moment, reconnaître en elle, en la lisant, une Genevoise émancipée, une calviniste qui se met en fête et en frais d’imagination, une formaliste qui fait éclater son moule. […] « Il y a même, en mai, juste au moment ou je marchais ainsi, une heure où le vert l’emporte sur les autres tons. […] Elle a ses craintes, ses moments d’alarme, c’est possible ; mais aussi elle a des joies plus nettes, plus tranchées ; la gratuité du Sauveur la rassure. Elle prend plus à cœur les beautés de l’exil ; dans cette grande et libre nature qui l’environne, elle se sent à tout moment en plein Éden, elle s’y livre en toute jouissance à des ébats turbulents, innocents ; et quand l’idée du pèlerinage lui revient — un peu tard, — si elle est franche, elle conviendra qu’elle l’avait oublié. […] Derrière la grille, on soupçonne une salle immense et noire… Après un moment d’attente, on entend crier les verrous : une porte doit s’ouvrir à l’extrémité de la salle, on ne la voit pas, tout est plein de ténèbres ; seulement un souffle glacé frappe nos visages et deux formes blanches s’approchent à pas lents.

494. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre »

Le nom si respecté des Noailles est hors de cause : pour la noblesse, la leur est des plus anciennes ; pour l’illustration, elle est des plus diverses, et j’ai en ce moment sous les yeux des Lettres d’un des plus éminents diplomates et des plus habiles négociateurs du xvie  siècle qui n’est autre que François de Noailles, évêque de Dax67. […] En lui refusant un de ces grands succès, tel que l’eût été par exemple Dettingen, s’il y eût été vainqueur, une de ces actions d’éclat qui couvrent bien des fautes ou des insuffisances et qui font passer un homme de l’état contesté a l’état consacré, il semble que la Fortune, si prodigue d’ailleurs envers lui, n’ait été que juste et qu’elle ait résisté, au dernier moment, à couronner une gloire trop superficielle. […] Il est très vrai que depuis ce moment il n’a plus considéré le duc de Noailles que comme un abîme de perversité, une âme caverneuse et noire, un démon capable de tout ; pour avoir été trompé et abusé par lui comme il l’avait été, il le supposait plus malin, plus rusé et plus ténébreux que le serpent. […] Mais combien il y a plus de vrai toutefois et plus de vie dans un quart de ce Noailles d’après Saint-Simon, que dans presque tout l’abbé Millot, dans cet autre Noailles de montre et de convention, qui, au moment d’entrer au Conseil des finances sous la Régence, et d’y exercer toute l’autorité qu’il y pourra prendre, écrit à Mme de Maintenon, en se faisant tout petit et modeste : « Monseigneur le duc d’Orléans exige de moi absolument d’entrer dans le Conseil des finances qu’il a formé. […] il ne faut jamais trop rechercher ce qu’ils ont pu faire dans un moment donné : ils ont été capables de tout, pour se tirer d’un mauvais pas, pour se débarrasser d’un collègue importun, pour couler un rival, pour arriver plus vite à leurs fins.

495. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

Il a parfaitement distingué chez Saint-Simon ce qu’il y faut distinguer, la différence des moments et des époques : lorsque Saint-Simon parle des événements et des hommes d’avant sa naissance, d’avant son entrée dans le monde, il est nécessairement moins bien informé ; il est sujet aux traditions et préventions qui lui ont été transmises : il a pu et dû se tromper plus fréquemment. […] Il est vrai qu’il a répété quelques mots terribles d’égoïsme, et qu’il a fait entendre, à certains moments, le silence des courtisans, un silence à entendre marcher une fourmi. […] Chéruel, en m’arrêtant un moment sur Saint-Hilaire, auteur de Mémoires qu’il aime à citer, Mémoires trop peu connus et dont il nous signale, à la Bibliothèque du Louvre, un manuscrit plus exact et plus complet que l’imprimé. […] Saint-Hilaire la lui montrait du geste, lorsqu’un boulet lui emporta le bras gauche, enleva le haut du col au cheval d’un de ses fils (il en avait deux près de lui en ce moment), et du même coup alla frapper M. de Turenne au côté gauche. […] Il m’en revient plus d’un à l’esprit en ce moment.

496. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « JASMIN. » pp. 64-86

Nulle plaisanterie dans ses vers, nul jeu de mots sur sa condition habituelle ; le four ne revient pas là sous toutes sortes de formes, et le poëte, un moment soustrait aux soins vulgaires, s’efforce bien plutôt de les oublier, de les ennoblir en les idéalisant. […] Il ne se rendait pas compte, mais il pleurait un moment. […] Pourtant une idée vient à la pauvre mère, et, sortant, elle leur dit d’attendre un moment et d’espérer. […] Mais sans doute son ange était là pour la secourir, car si forte fut sa douleur, qu’au moment et avant de se frapper, elle tomba morte. […] (Depuis le moment où nous annoncions ainsi Jasmin en deçà de la Loire, sa renommée n’a fait que s’accroître, et ses œuvres récentes ont confirmé de tout point les premières louanges.

497. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Lettres de la marquise Du Deffand. » pp. 412-431

Née en 1697, morte en 1780, elle a traversé presque tout le xviiie  siècle, dont, encore enfant, elle avait devancé d’elle-même les opinions hardies, et, à aucun moment, elle ne s’est laissé gagner par ses engouements de doctrine, par son jargon métaphysique ou sentimental. […] Le grand prédicateur l’écouta, et dit pour toute parole en se retirant : « Elle est charmante. » L’abbesse insistant pour savoir quel livre il fallait donner à lire à cette enfant, Massillon répondit, après un moment de silence : « Donnez-lui un catéchisme de cinq sous. » Et l’on n’en put tirer autre chose. […] Elle le jugea du premier coup d’œil, le prit en dégoût, le quitta, essaya par moments de se remettre avec lui, en trouva l’ennui trop grand, et finit par se passer avec franchise toutes les fautes et les inconséquences qui pouvaient nuire à la considération, même en ce monde de mœurs relâchées et faciles. […] Pourtant, à partir d’un certain moment, on la trouve établie sur un pied assez honorable de liaison régulière avec le président Hénault, homme d’esprit, mais incomparablement inférieur à elle. […] Le goût de son temps l’excédait : « Ce qu’on appelle aujourd’hui éloquence m’est devenu si odieux, que j’y préférerais le langage des halles ; à force de rechercher l’esprit, on l’étouffe. » Ses jugements littéraires, qui durent paraître d’une excessive sévérité dans le moment, se trouvent presque tous confirmés aujourd’hui.

498. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Florian. (Fables illustrées.) » pp. 229-248

Mais il pleure de si bonne grâce, qu’il y aurait de l’humeur à le trouver mauvais. » Dans Le Bon Ménage, Arlequin, bon mari et toujours amoureux, se croit, à un certain moment, trompé par sa femme, qui a reçu un billet d’un M.  […] Cette suite d’Arlequins pris à des moments et à des âges différents fait une série de jolies pièces, où les mots naturels, gais et fins, sont abondamment semés. […] Sa passion pour la pastorale ne l’empêcha à aucun moment de savoir comment on réussit et l’on fait son chemin dans la littérature et dans la société. […] le récit est charmant ; il m’attache, il m’enchante, et le moment où le poète en sort m’enchante encore plus et me fait tout oublier. […] Pas un moment n’était laissé aux souvenirs ; on ne se quittait point, de peur de se retrouver avec un nuage au front.

499. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Histoire du chancelier d’Aguesseau, par M. Boullée. (1848.) » pp. 407-427

Aucun moment n’était perdu, et les voyages mêmes de l’intendant procuraient des occasions variées d’exercices et de conférences : M. d’Aguesseau emmenait ses enfants avec lui, et son carrosse devenait une espèce de classe, où l’étude exacte et régulière s’entremêlait doucement avec l’entretien. […] Son talent, comme un fruit d’extrême automne, naquit tout mûr en quelque sorte, et n’eut à aucun moment cette verdeur première qui, en se corrigeant, relève plus tard la saveur et le parfum. […] D’Aguesseau eut même, en 1715, un moment presque héroïque, et qui, plus tard, lorsqu’il se fut attiédi et qu’il eut faibli, lui fut souvent rappelé comme un reproche de sa conduite présente. […] Saint-Simon cite les exemples les plus curieux de cette indécision d’un si vaste esprit, laquelle se prolongeait jusqu’au dernier moment. […] On le voyait rougir et se taire dans le même moment, la partie supérieure de son âme laissant passer ce premier feu sans rien dire, pour rétablir aussitôt le calme et la tranquillité dans la partie sensible, qu’une longue habitude rendait toujours également docile aux lois de la raison et de la religion.

500. (1891) Journal des Goncourt. Tome V (1872-1877) « Année 1873 » pp. 74-101

Partout où l’on va, dans ce moment, on se cogne à une latrie bête pour la personne de Littré. […] Aux sollicitations du Vaudeville, implorant près de Thiers la représentation de la pièce de Sardou, Thiers a fait répondre que la chose était impossible : le peuple américain étant, dans le moment, le seul peuple faisant gagner de l’argent à Paris : on ne devait pas le blesser. […] Il nous entretient d’un chien bien-aimé, semblant prendre part à l’état de son âme, le surprenant par un gros soupir, dans ses moments de mélancolie, — un chien qui, un soir, au bord d’un étang, où Tourguéneff fut pris d’une terreur mystérieuse, se jeta dans ses jambes, comme s’il partageait son effroi. […] Il m’explique ce que je ne comprenais pas chez un Belge : ces coups d’œil, par moments, tout noirs, et ces cheveux en escalade. […] 15 novembre Les partis politiques ressemblent, dans ce moment, à ces gens, que de Vigny vit, un jour, se battre dans un fiacre emporté.

501. (1889) Émile Augier (dossier nécrologique du Gaulois) pp. 1-2

À partir de ce moment, il est maître de sa forme. […] Aussi, pour lui épargner toute angoisse, pour ne pas troubler les derniers moments de leur parent par le spectacle de leur immense douleur, tous les membres de la famille s’étaient scrupuleusement abstenus de se montrer au chevet du mourant, tant qu’on avait pu supposer qu’il pouvait entendre et voir ce qui se passait autour de lui. […] Jusqu’au dernier moment, à l’envi, on s’était efforcé de cacher à Augier la gravité de son état ; on s’était interdit de l’alarmer par la moindre des questions ; on avait évité même de s’assembler autour de son lit. […] Voici ce qu’il a bien voulu nous dire : — J’ai été navré de ne pouvoir apporter à l’illustre agonisant les suprêmes secours de la religion, et de ne pouvoir adoucir par des paroles d’espoir et de foi ses derniers moments. […] L’homme si loyal, si cordial, le compagnon d’étreinte franche et robuste, mon ami, mon parrain, mon maître Émile Augier, en ce moment, je ne saurais rien en dire.

502. (1911) Jugements de valeur et jugements de réalité

Personnellement, je puis n’attacher aux bijoux aucun prix ; leur valeur n’en reste pas moins ce qu’elle est au moment considéré. […] Il n’est pas d’être, si humble soit-il, pas d’objet vulgaire qui, à un moment donné de l’histoire, n’ait inspiré des sentiments de respect religieux. […] Chaque groupe humain, à chaque moment de son histoire, a, pour la dignité humaine, un sentiment de respect d’une intensité donnée. […] C’est, en effet, dans les moments d’effervescence de ce genre que se sont, de tout temps, constitués les grands idéaux sur lesquels reposent les civilisations. […] Une fois le moment critique passé, la trame sociale se relâche, le commerce intellectuel et sentimental se ralentit, les individus retombent à leur niveau ordinaire.

503. (1896) Impressions de théâtre. Neuvième série

Il est vrai que, un moment après, nous nous en rapprochons imperceptiblement. […] Ce fut le beau moment de M.  […] pour Maxime, et les degrés, — et les moments, — de sa sincérité vis-à-vis de l’un et de l’autre. […] Ici, l’aventure privée est étroitement liée à un moment déterminé de l’histoire. […] — Oui, mais les abandonner au moment d’une campagne, ce serait fuir.

504. (1870) La science et la conscience « Avant-propos »

Avant-propos Toutes les sciences morales subissent en ce moment une crise dont le signe caractéristique peut se résumer dans cette formule : antinomie des théories de la science et des principes de la conscience. […] En montrant que les écoles qui se contredisent et s’excluent réciproquement ont chacune leur part légitime dans l’œuvre commune des sciences morales, que la contradiction entre leurs diverses conclusions ne commence que du moment où elles dépassent la mesure de leur compétence propre, affirmant ou niant ce qu’elles n’ont pas pour objet de constater.

505. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « XXXIII » pp. 133-140

Patin a recueilli, avec goût et jugement, tout ce qu’on sait et tout ce qu’on peut désirer pour le moment sur ces trois maîtres immortels, Eschyle, Sophocle, Euripide. […] Si d’autres, au même moment, soufflaient chaud à tort et à travers, on peut dire de lui qu’il a soufflé froid sur la jeunesse. […] Saint-Marc Girardin a bien pris son moment et s’assure d’un succès tout préparé.

506. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « SUR ANDRÉ CHÉNIER. » pp. 497-504

Il est toutefois, dans la vie des nations, des moments d’ardeur et d’orage où l’on ne conçoit guère ces rôles à part ; la masse alors absorbe toutes les nuances ; le foyer commun appelle à lui toutes les étincelles ; la mêlée convoque tous les poëtes. […] Littérairement, et après le bouillonnement écumeux de sa première moitié, la Restauration peut être comparée à une espèce de lac artificiel, qui cessa du moment où les écluses s’ouvrirent, mais qui se prêta assez longtemps aux illusions et aux jeux de l’art, de la philosophie, de la poésie ; on y voguait à la rame, l’été ; on y patinait agréablement l’hiver. […] Elle a eu ses excès, ses prétentions exclusives, son ivresse de demi-victoire ; mais il y aurait à prendre garde aussi de lui imputer ce qui n’est pas d’elle, et de lui demander compte de cette dissolution littéraire du moment, qu’elle n’a ni préparée ni voulue, et contre laquelle protesteraient au besoin les tendances dédaigneuses et restrictives qu’on lui a tant reprochées.

507. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre cinquième. Le peuple. — Chapitre V. Résumé. »

À leur tête, le roi, qui a fait la France en se dévouant à elle comme à sa chose propre, finit par user d’elle comme de sa chose propre ; l’argent public est son argent de poche, et des passions, des vanités, des faiblesses personnelles, des habitudes de luxe, des préoccupations de famille, des intrigues de maîtresse, des caprices d’épouse gouvernent un État de vingt-six millions d’hommes avec un arbitraire, une incurie, une prodigalité, une maladresse, un manque de suite qu’on excuserait à peine dans la conduite d’un domaine privé  Roi et privilégiés, ils n’excellent qu’en un point, le savoir-vivre, le bon goût, le bon ton, le talent de représenter et de recevoir, le don de causer avec grâce, finesse et gaieté, l’art de transformer la vie en une fête ingénieuse et brillante, comme si le monde était un salon d’oisifs délicats où il suffit d’être spirituel et aimable, tandis qu’il est un cirque où il faut être fort pour combattre, et un laboratoire où il faut travailler pour être utile  Par cette habitude, cette perfection et cet ascendant de la conversation polie, ils ont imprimé à l’esprit français la forme classique, qui, combinée avec le nouvel acquis scientifique, produit la philosophie du dix-huitième siècle, le discrédit de la tradition, la prétention de refondre toutes les institutions humaines d’après la raison seule, l’application des méthodes mathématiques à la politique et à la morale, le catéchisme des droits de l’homme, et tous les dogmes anarchiques et despotiques du Contrat social  Une fois que la chimère est née, ils la recueillent chez eux comme un passe-temps de salon ; ils jouent avec le monstre tout petit, encore innocent, enrubanné comme un mouton d’églogue ; ils n’imaginent pas qu’il puisse jamais devenir une bête enragée et formidable ; ils le nourrissent, ils le flattent, puis, de leur hôtel, ils le laissent descendre dans la rue  Là, chez une bourgeoisie que le gouvernement indispose en compromettant sa fortune, que les privilèges heurtent en comprimant ses ambitions, que l’inégalité blesse en froissant son amour-propre, la théorie révolutionnaire prend des accroissements rapides, une âpreté soudaine, et, au bout de quelques années, se trouve la maîtresse incontestée de l’opinion  À ce moment et sur son appel, surgit un autre colosse, un monstre aux millions de têtes, une brute effarouchée et aveugle, tout un peuple pressuré, exaspéré et subitement déchaîné contre le gouvernement dont les exactions le dépouillent, contre les privilégiés dont les droits l’affament, sans que, dans ces campagnes désertées par leurs patrons naturels, il se rencontre une autorité survivante, sans que, dans ces provinces pliées à la centralisation mécanique, il reste un groupe indépendant, sans que, dans cette société désagrégée par le despotisme, il puisse se former des centres d’initiative et de résistance, sans que, dans cette haute classe désarmée par son humanité même, il se trouve un politique exempt d’illusion et capable d’action, sans que tant de bonnes volontés et de belles intelligences puissent se défendre contre les deux ennemis de toute liberté et de tout ordre, contre la contagion du rêve démocratique qui trouble les meilleures têtes et contre les irruptions de la brutalité populacière qui pervertit les meilleures lois. […] Ceux qui vous traiteront ainsi seront tous des philosophes, auront à tout moment à la bouche les phrases que vous débitez depuis une heure, répéteront toutes vos maximes, citeront comme vous les vers de Diderot et de la Pucelle  Et quand tout cela n’arrivera-t-il   Six ans ne se passeront pas que tout ce que je vous dis ne soit accompli  Voilà bien des miracles, dit Laharpe, et vous ne m’y mettez pour rien  Vous y serez pour un miracle tout au moins aussi extraordinaire ; vous serez alors chrétien  Ah ! […] Madame de Gramont, pour dissiper le nuage, n’insista pas sur cette dernière réponse et se contenta de dire de son ton le plus léger : Vous verrez qu’il ne me laissera seulement pas un confesseur  Non, madame, vous n’en aurez pas, ni vous, ni personne ; le dernier supplicié qui en aura un par grâce, sera… » Il s’arrêta un moment : « Eh bien, quel est donc l’heureux mortel qui aura cette prérogative   C’est la seule qui lui restera, et ce sera le roi de France. »

508. (1887) Discours et conférences « Discours à l’Association des étudiants »

Regardez comme une lâcheté de trahir la femme qui vous a ouvert pour un moment le paradis de l’idéal ; tenez pour le plus grand des crimes de vous exposer aux malédictions futures d’un être qui vous devrait la vie et qui, par votre faute peut-être, serait voué au mal. […] Ce moment où je me réconcilie, et où les gouvernements commencent de leur côté à devenir assez aimables avec moi, est justement le moment où ils sont sur le point de tomber et où les gens avisés s’en écartent.

509. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Conclusion »

Mais, par cela même qu’ils ne se présentent à elle qu’à ce moment, que, par suite, ils se dégagent des faits et non des passions, on peut prévoir qu’ils doivent se poser pour le sociologue dans de tout autres termes que pour la foule, et que les solutions, d’ailleurs partielles, qu’il y peut apporter ne sauraient coïncider exactement avec aucune de celles auxquelles s’arrêtent les partis. […] Pour qu’elle ne restât pas lettre morte, il ne suffisait pas de la promulguer ; il fallait en faire la base de toute une discipline qui prît le savant au moment même où il aborde l’objet de ses recherches et qui l’accompagnât pas à pas dans toutes ses démarches. […] Nous croyons, au contraire, que le moment est venu pour la sociologie de renoncer aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le caractère ésotérique qui convient à toute science.

510. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Molière »

Leur génie (je parle même des plus vastes) est marqué à un coin particulier qui tient du moment où ils sont venus, et qui eût été probablement bien autre en d’autres temps. […] Le moment où vint Molière servit tout à fait cette liberté qu’il eut et qu’il se donna. […] Non, le chasseur même des Fâcheux n’est pas tout uniment M. de Soyecourt, et Trissotin n’est l’abbé Cotin qu’un moment. […] Il n’y eut pas été un moment qu’il envoya demander à sa femme un oreiller rempli d’une drogue qu’elle lui avoit promis pour dormir. […] Un pareil moment ne se reproduira plus jamais pour le jeu de ces pièces immortelles.

511. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre quatrième. La connaissance des choses générales — Chapitre III. Le lien des caractères généraux ou la raison explicative des choses » pp. 387-464

. — Nous étendons par analogie cette loi à tous les points de l’espace et à tous les moments du temps. […] À partir de ce moment, on sut pourquoi les corps terrestres tendent à tomber sur la terre et pourquoi les planètes tendent à tomber vers le soleil. […] À ce moment interviennent les naturalistes. […] Ici arrive l’historien : il prend un peuple à un moment donné. […] Par suite, si à un moment donné le caractère cesse d’exister, c’est qu’une ou plusieurs de ses conditions auront cessé d’être.

512. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Stendhal, son journal, 1801-1814, publié par MM. Casimir Stryienski et François de Nion. »

Si, à certains moments, il est triste et découragé jusqu’à songer au suicide (du moins il le dit), c’est par accident et pour des motifs précis : un manque d’argent, un espoir déçu ; mais ce n’est point par l’effet d’une mélancolie générale ; d’une lassitude de lymphatique ou d’une imagination de névropathe. […] Il relit un de ses cahiers, il en est content et il ajoute : « Il y a quelquefois des moments de profondeur dans la peinture de mon caractère. » Il vient de prendre une leçon de déclamation : « J’ai joué la scène du métromane avec un grand nerf, une verve et une beauté d’organe charmantes. J’avais une tenue superbe de fierté et d’enthousiasme. » Et plus loin : « La charmante grâce de ma déclamation a interdit Louason. » Ou bien : « La réflexion profonde (à la Molière) que je fais dans ce moment, etc… » Ou encore : « Je commence à aborder dans le monde le magasin de mes idées de poète sur l’homme. […] » Et un peu après : « Non, je m’étais trompé : il vient seulement lui faire répéter ses rôles. » Une phrase qui revient toutes les dix pages, c’est celle-ci : « A tel moment, si j’avais osé, je l’aurais eue. » Cela devient très comique à la longue.

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