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397. (1870) La science et la conscience « Chapitre III : L’histoire »

C’est la valeur, l’intelligence, l’héroïque personnalité grecque qui, dans cette lutte mémorable, a vaincu la lâcheté, l’ineptie, la mollesse des Perses. […] Il en est tout autrement dans l’histoire moderne, où cette fatalité éclate dans des proportions en rapport avec la grandeur des théâtres sur lesquels elle joue son rôle à-côté de la volonté et de l’intelligence humaines. […] Un seul personnage peut-être apparut sur la scène vers la fin de la tempête, qui a été vraiment libre et fort dans son orgueil solitaire, d’autant plus maître de lui qu’il n’a jamais été en communication avec les grands courants de la patrie ou de l’humanité : c’est Napoléon, digne par son indomptable personnalité de prendre place parmi les héros de Plutarque, si son âme eût été à la hauteur de son intelligence. […] Au lieu de forces brutales qui l’écrasent de leur poids, il rencontre des volontés, des intelligences comme la sienne, avec lesquelles il lui faut compter, il est vrai, mais sur lesquelles il peut toujours agir par la parole, par l’exemple, tantôt pour les retenir, tantôt pour les entraîner. […] Pour le rôle d’un Alexandre, d’un César, d’un Charlemagne, d’un Cromwell, d’un Pierre le Grand, d’un Napoléon, il faut des peuples chez lesquels l’imagination domine l’intelligence, et qui aient plus d’instincts, de besoins, de préjugés que de sentiments et de principes.

398. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Thiers me l’a traduit, expliqué point par point ; il me fait assister à tout, non seulement aux actions, mais aux conseils, aux idées rapides qui illuminent, à chaque incident imprévu, cette imagination de feu, si ardente à la fois et si positive ; il me donne l’intelligence et le secret de chaque solution. […] Jointe à cette prodigieuse intelligence qu’il possède et dont il a prétendu faire la qualité essentielle et même unique de l’historien, elle la redouble et l’aiguise sur quelques points ; elle est comme un sens de plus que toutes les intelligences n’ont pas et qui lui inspire des jugements d’une rare délicatesse (ainsi dans les différences qu’il établit, page 679, entre les différents moments de la résistance de Napoléon à la paix).

399. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) «  Œuvres et correspondance inédites de M. de Tocqueville — II » pp. 107-121

Quels produits différents de l’intelligence que la pensée qui fait écrire et celle qui fait agir ; la pensée qui se resserre dans les limites d’un acte à accomplir, et celle qui s’étend dans un grand espace et veut juger en général les résultats et les causes ! […] Ceux même qui partagèrent le moins cette douleur d’une noble intelligence sont faits pour la comprendre, pour la respecter ; ici, chez lui, ce n’était pas une ambition déçue, ce n’était pas un point d’honneur en jeu, c’était une religion. […] De la part d’une intelligence si ferme et si exercée, cette soudaine méfiance d’elle-même a quelque chose de maladif et de touchant : J’ai à peu près terminé, écrivait-il à M. 

400. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Questions d’art et de morale, par M. Victor de Laprade » pp. 3-21

Gœthe est le seul poète qui ait eu une faculté poétique à l’appui de chacune de ses compréhensions et de ses intelligences de critique, et qui ait pu dire à propos de tout ce qu’il juge en chaque genre : « J’en ferai un parfait échantillon, si je le veux. » Quand on n’a qu’un seul talent circonscrit et spécial, le plus sûr, dès qu’on devient critique, — critique de profession et sur toutes sortes de sujets, — est d’oublier ce talent, de le mettre tout bonnement dans sa poche, et de se dire que la nature est plus grande et plus variée qu’elle ne l’a prouvé en nous créant. Artistes incomplets que nous sommes, ayons du moins l’intelligence plus large que notre talent, que notre œuvre (ce chef-d’œuvre fût-il Psyché). […] Dans une édition de ses Poèmes évangéliques, publiée l’année dernière, il a ajouté une préface qui se termine par une conclusion très-peu évangélique, où, à propos du matérialisme croissant et de l’abaissement des intelligences (ne serait-il pas temps de trouver un autre refrain ?)

401. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Biot. Mélanges scientifiques et littéraires, (suite et fin.) »

A mes yeux, il n’est point d’honneur plus grand pour une intelligence humaine que de saisir et d’embrasser l’ensemble de vérités qui constituent les lois des nombres et des mondes. […] A ceux dont la pensée, subtile et ferme tout ensemble, saisit une fois et ne lâche plus ces séries et ces enchaînements de vérités immuables, un juste respect est dû. — Que s’ils joignaient à la possession de ces hautes vérités mathématiques le sentiment et la science de la nature vivante, la conception et l’étude de cet ordre animé, universel, de cette fermentation et de cette végétation créatrice et continue où fourmille et s’élabore la vie, et qui, tout près de nous et quand la loi des cieux au loin est connue, recèle encore tant de mystères, ils seraient des savants plus complets peut-être qu’il ne s’en est vu jusqu’ici, quelque chose, j’imagine, comme un Newton joint à un Jussieu, à un Cuvier, à un Gœthe tout à fait naturaliste et non plus seulement amateur, à un Geoffroy Saint-Hilaire plus débrouillé que le nôtre et plus éclairci. — Que s’ils y ajoutaient encore, avec l’instinct et l’intelligence des hautes origines historiques, du génie des races et des langues, le sentiment littéraire et poétique dans toute sa sève et sa première fleur, le goût et la connaissance directe des puissantes œuvres de l’imagination humaine primitive, la lecture d’Homère ou des grands poèmes indiens (je montre exprès toutes les cimes), que leur manquerait-il enfin ? […] Ce qui est vraiment beau pour un savant et ce qui mérite d’être envié en effet de tous ceux qui ont connu les plaisirs de l’esprit, c’est qu’il se maintint constamment frais et dispos d’intelligence, et qu’il vécut, presque jusqu’à la dernière heure de la vie de la pensée.

402. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Préface » pp. 1-22

Préface Si je ne me trompe, on entend aujourd’hui par intelligence ce qu’on entendait autrefois par entendement ou intellect, à savoir la faculté de connaître ; du moins, j’ai pris le mot dans ce sens. […] L’écrit finit toujours par une signature, celle d’une personne morte, et porte l’empreinte de pensées intimes, d’un arrière-fond mental que l’auteur ne voudrait pas divulguer. — Certainement on constate ici un dédoublement du moi, la présence simultanée de deux séries d’idées parallèles et indépendantes, de deux centres d’action, ou, si l’on veut, de deux personnes morales juxtaposées dans le même cerveau, chacune à son œuvre et chacune à une œuvre différente, l’une sur la scène et l’autre dans la coulisse, la seconde aussi complète que la première, puisque, seule et hors des regards de l’autre, elle construit des idées suivies et aligne des phrases liées auxquelles l’autre n’a point de part. — En général, tout état singulier de l’intelligence doit être le sujet d’une monographie ; car il faut voir l’horloge dérangée pour distinguer les contrepoids et les rouages que nous ne remarquons pas dans l’horloge qui va bien. […] Pour l’embrasser tout entière, il faudrait à la théorie de l’intelligence ajouter la théorie de la volonté ; si je juge de l’œuvre que je n’ose encore entreprendre par l’œuvre que j’ai essayé d’accomplir, mes forces ne suffiront pas ; tout ce que je me hasarde à souhaiter, c’est que le lecteur accorde à celle-ci son indulgence, en considérant la difficulté du travail et la longueur de l’effort.

403. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre IV. Poésie lyrique »

Le monde extérieur n’était pour nous qu’un objet intelligible : et quand notre intelligence trop faible encore ne s’y appliquait pas pour en tirer des concepts, notre volonté en faisait le champ de son action : nous ne voyions dans la nature que nous-mêmes, l’objet qu’elle présentait et l’obstacle qu’elle opposait à nos ambitions. […] À la fin du xie  siècle se forma l’art des troubadours70 : art subtil et savant, plus charmant que fort, plus personnel et plus passionné au début, plus large aussi et embrassant dans la variété de ses genres la diversité des objets de l’activité et des passions humaines, puis de plus en plus restreint au culte de la femme, à l’expression de l’amour, et dans l’amour de plus en plus affranchi des particularités du tempérament individuel, soustrait aux violences de la passion, aux inégalités du cœur, de plus en plus soumis à l’intelligence fine et raisonneuse, et encadrant dans des rythmes toujours divers des lieux communs toujours les mêmes. […] Si on analyse le contenu de cette forme originale de l’amour dont les Provençaux ont enrichi la littérature, elle repose sur l’idée de la perfection conçue comme s’imposant à la fois à l’intelligence et à la volonté, devenant en en même temps que connaissance, et sur la préférence désintéressée qui fait que le moi subordonne son bien au bien de l’objet aimé, selon l’ordre des degrés de perfection qu’il découvre en soi et dans l’objet.

404. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Gaston Paris et la poésie française au moyen âge »

Et pourtant ces médiocres occupations, « amusant leur intelligence par des difficultés faciles » (pour parler comme fait Flaubert à propos de Binet et de ses ronds de serviette), les gonflent d’aise et d’orgueil. […] Si l’érudit s’appelle quelquefois Hermagoras59, il peut s’appeler aussi Silvestre Bonnard, et c’est alors une créature délicieuse, car nulle ne joint plus d’intelligence à plus de candeur. […] Gaston Paris de s’être fait le généalogiste de nos intelligences.

405. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre II. L’analyse interne d’une œuvre littéraire » pp. 32-46

Baudelaire, en composant ses Fleurs du mal, a rempli son livre de parfums étranges, artificiels, raffinés, capiteux ; et les réalistes de tous les temps, attirés vers ce qu’il y a de plus grossier et de plus animal dans l’homme, par conséquent vers les sensations réputées les moins nobles, parce qu’elles intéressent moins l’intelligence, ont été particulièrement préoccupés des saveurs et des odeurs. […] Mais en général elle ne dépasse point la portée d’une intelligence moyenne et elle arrive à constituer une série de documents solides. […] Il faudra recourir encore aux secours de la psychologie moderne, qui dénombre et classe les différentes opérations de l’intelligence : on aura de la sorte une nouvelle voie ouverte à l’enquête scientifique que nous poursuivons.

406. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Saint Anselme, par M. de Rémusat. » pp. 362-377

Très jeune, M. de Rémusat s’est pris d’un goût vif pour les questions philosophiques et métaphysiques, et pour cette escrime déliée qui semble tenir à la qualité même de l’intelligence. […] Enfin, un jour, il fut plus heureux, et il écrivit aussitôt l’espèce d’allocution et de prière où il s’empressa de l’encadrer ; car, chez Anselme, c’est toujours la prière qui précède et qui suit les opérations de la science ; chez lui, ce n’est pas la raison qui cherche la foi, c’est la foi fervente et sincère qui cherche simplement les moyens de se comprendre et, pour ainsi dire, de se posséder par le plus de côtés possible ; c’est la foi, comme il le définit excellemment, qui cherche l’intelligence d’elle-même. […] Mais je ne veux pas quitter son livre (toute philosophie à part) sans le louer encore d’un travail historiquement si impartial, si sérieusement intéressant, et qui fait pénétrer si bien dans une des plus belles et des plus paisibles intelligences du Moyen Âge.

407. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lawrence Sterne »

Je doute qu’il réussisse, mais le livre est là, et le livre est bon, brillant d’intelligence et de clarté. […] lisez seulement dix lignes de ces deux écrivains à qui on ne peut comparer personne, et vous avez, dans ces dix lignes, entiers et visibles, ces deux esprits, véritables et charmants phénomènes qui sont une gracieuseté du bon Dieu faite à l’intelligence humaine, et qui n’ont, littérairement, ni ancêtres ni postérité, apparemment pour que les hommes ne pussent pas compter sur un tel bonheur tous les jours ! […] Avec l’admiration qu’il a pour Sterne et qui nous paraissait d’un heureux augure, nous aurions cru qu’il eût saisi l’occasion de nous donner sur ce rare génie que Jean-Paul appelle, je ne sais plus où « la rose bleu de ciel dans l’ordre des intelligences », quelques pages de critique humaine et profonde.

408. (1889) Les artistes littéraires : études sur le XIXe siècle

Changeante et progressive, douée d’intelligence et de mémoire, un jour est arrivé où elle a eu goûté ce que pouvait lui fournir le monde extérieur, inerte et immuable. […] » Théophile Gautier avait déjà protesté contre cette théorie, née d’une confusion entre la faculté de sentir, qui procède des nerfs et du cœur, et la faculté d’engendrer, qui procède du cerveau et de l’intelligence. […] Séparés souvent d’une façon abstraite pour les besoins d’une discussion, ils demeurent inséparables, indistincts dans la réalité, et ne procèdent pas d’une double opération de l’intelligence. […] L’un a sa cause dans la sensibilité et dans l’imagination ; l’autre procède de la raison et de l’intelligence. […] Mais, en tant qu’homme, quelle âme et quelle intelligence étrangement ordonnées.

409. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. de Rémusat (passé et présent, mélanges) »

Les grandes intelligences avaient devant elles de longues carrières où se développer. […] Non pas tout à fait universel ; Il est des intelligences qui résistent, qui protestent contre cette défaillance ou cette mobilité d’alentour, et ne se laissent pas volontiers entamer. […] Thiers à M. de Rémusat, indépendamment du seul esprit, il y avait encore un sentiment public élevé, une chaleur de bonne intelligence politique qui s’y joignait et qui scella le lien. […] Il agitait en lui une question très-familière à quiconque réfléchit, et qu’il était appelé plus que tout autre à se poser : « Que devient la nature morale de l’homme dans un temps où l’intelligence prévaut sur tout le reste ?  […] c’est l’Abélard éternel, la voix triste et grave que toute haute intelligence porte en soi.

410. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIIe entretien. Balzac et ses œuvres (3e partie) » pp. 433-527

Derrière le bâtiment est une cour large d’environ vingt pieds, où vivent en bonne intelligence des cochons, des poules, des lapins, et au fond de laquelle s’élève un hangar à serrer le bois. […] Son intelligence modifiée, son ambition exaltée, lui firent voir juste au milieu du manoir paternel, au sein de la famille. […] Le commerce de grains semblait avoir absorbé toute son intelligence. […] Deux sentiments exclusifs avaient rempli le cœur du vermicellier, en avaient absorbé l’humide, comme le commerce des grains employait toute l’intelligence de sa cervelle. […] Peut-être eût-elle cultivé cette nature inerte, peut-être y eût-elle jeté l’intelligence des choses du monde et de la vie.

411. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre II. De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau »

Ainsi des mécanismes d’une complication extrême, assez subtils pour imiter l’intelligence, peuvent fonctionner d’eux-mêmes une fois construits, et par conséquent obéir d’ordinaire à la seule impulsion initiale de la volonté. […] On parlera d’une « concentration de l’esprit 33 », ou bien encore d’un effort « aperceptif 34 » pour amener la perception sous le regard de l’intelligence distincte. […] La répétition a pour véritable effet de décomposer d’abord, de recomposer ensuite, et de parler ainsi à l’intelligence du corps. […] Enfin le sujet qui a perdu l’intelligence de la parole entendue la récupère si on lui répète le mot à plusieurs reprises et surtout si on le prononce en le scandant, syllabe par syllabe 56. […] BAIN, Les sens et l’intelligence, p. 304. — Cf. 

412. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Marcel Prévost et Paul Margueritte »

Marcel Prévost a su nous peindre tout cela (ce qui n’était point facile) avec beaucoup de pénétration et de sûreté, une intelligence subtile des mystères du sentiment et un accent de pitié contagieuse. […] Et pourtant j’ai aujourd’hui cette impression qu’à aucune époque de notre littérature il ne s’est trouvé, dans les livres d’écrivains encore jeunes, tant de sérieux, d’intelligence, de sagesse, d’observation curieuse, une science déjà si avancée de la vie et des hommes, et tant de compassion, une vue si sereine et si indulgente de la destinée6.

413. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre XIV. Moralistes à succès : Dumas, Bourget, Prévost » pp. 170-180

Concevoir le monde comme un militarisme psychologique, à qui convient une théorie et une seule, envisager comme identiques les infiniment variées positions morales dont le nom seul est commun, et comme comportant une solution (qu’on va vous dire), imaginer qu’on a formulé la vie quand on a trouvé cinq ou six problèmes abstraits, est-ce le fait d’« une des plus hautes intelligences de notre temps » ou d’un Homais raisonneur et borné ? […] Bourget ne fut pas une grande, une profonde intelligence.

414. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Napoléon »

Elle a la piété des grands sujets, — ce pain des forts de l’intelligence, qu’ils achètent, encore plus que l’autre, à la sueur sanglante de leur front. […] Il s’agit enfin de s’opposer une fois pour toutes à cette irruption d’écrivains qui, sans la vocation du talent et le droit de l’intelligence, touchent à un sujet historique réservé à la main des Maîtres.

415. (1881) Le roman expérimental

Chacune de ses découvertes est un élargissement de l’intelligence humaine. […] On agit sur les nerfs ; on ne parle point à l’intelligence, aux facultés de compréhension et d’application. […] Il ménage une transaction, il restera dans notre littérature dramatique comme un pionnier d’une intelligence pondérée et solide. […] L’assassinat, chez lui, n’est que l’état aigu de l’intelligence. […] Cela ne demande pas même de l’intelligence ; il suffit de constater des faits.

416. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Il était d’une intelligence trop supérieure pour se complaire à un aussi mesquin plaisir. […] Car le goût n’est pas seulement une vertu de l’intelligence. […] La portée de son intelligence est telle qu’encore aujourd’hui il se trouve avoir devancé les plus hardis parmi les novateurs d’idées. […] Pour pratiquer scrupuleusement la règle de la soumission au réel, il faut adapter notre intelligence au caractère de ce réel. […] Très rares ont été les intelligences réfractaires à ce dogme issu du dix-huitième siècle et de la Révolution : un Balzac, un Baudelaire, un Vigny.

417. (1896) Le livre des masques

Si c’est un dialogue, il fera proférer à tel personnage des philosophies bien au-dessus de sa normale intelligence des choses. […] On voit des jeunes gens, tout enflés d’une infatuation monstrueuse, avouer la volonté de faire non seulement leur œuvre, mais en même temps l’Œuvre, de produire la fleur unique après quoi l’intelligence épuisée devra s’arrêter d’être féconde et se recueillir dans le lent et obscur travail de la reconstitution des sèves. […] Et que chaque intelligence affirme, même passagère, sa volonté d’être, et d’être dissemblable des manifestations antérieures ou ambiantes, et que chaque nébuleuse aspire au rôle d’un astre dont la lueur soit distincte et Claire entre les autres lueurs ! […] L’intimité en ce genre, voilà le comble de l’opprobre, l’irrémédiable infamie. » Mais l’intelligence, consciente ou inconsciente, si elle n’a pas tous les droits, a droit à toutes les absolutions. […] Quant au présent livre, il est ingénieux et original, érudit et délicat, révélateur d’une belle intelligence : cela semble la condensation de toute une jeunesse d’étude, de rêve et de sentiment, d’une jeunesse repliée et peureuse.

418. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

Le romantisme avec tout ce qu’il contient de faux et d’outré, sévit encore dans nos intelligences. […] On connaît, au reste, son influence sur de juvéniles intelligences. […] Ornementer son intelligence de quelques imageries et l’enrichir de nombreux paradoxes, ces soins l’accaparaient tout entier. […] Cette mythologie, d’ailleurs, si persistante dans nos mœurs occidentales toujours victorieuse, règne encore dans nos intelligences La chrétienté dut malgré soi en pénétrer sa théologie. […] Les grands efforts scientifiques de Taine et d’Auguste Comte, les travaux des socialistes allemands et français avaient conquis les intelligences.

419. (1893) Du sens religieux de la poésie pp. -104

Il faut des redites à la mémoire que paralyse souvent l’effort de l’intelligence, et c’est le sentiment qui écoute, plutôt que la raison. […] Je suis heureux d’avoir obtenu, pour les idées que j’aime, l’assentiment d’un public nombreux et grave dans cette ville d’intelligence et de liberté. […] Et pour nous diriger dans l’intelligence de l’unité de son œuvre, le peintre a choisi un point central, la tonique d’où tout rayonne, où tout se concentre. […] Poètes de la pensée, qui sauront la voiler, l’embellir de vague, et prêteront moins au raisonnement qu’au rêve, à l’intelligence qu’au sentiment. […] C’est le triple don qu’ils viennent faire à l’Enfant, le triple don de la joie, de la douleur et de la divine intelligence.

420. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VII : Instinct »

Bien plus, tous paraissent les accomplir sans avoir l’intelligence de leur fin : car le jeune Chien ne sait pas plus qu’il arrête pour aider son maître, que le Papillon blanc ne sait pourquoi il dépose ses œufs sur les feuilles du Chou. […] Il sera à jamais impossible de rendre complétement compte du travail des Abeilles, tant qu’on leur refusera toute intelligence, toute liberté d’action et surtout le sentiment esthétique de la forme et de la mesure. […] J’accorderais aux Abeilles l’intelligence des sauvages bâtissant leurs huttes lacustres, plutôt que celle d’un professeur de mathématiques, et je croirais à leur art plus aisément qu’à leur science. […] De sorte que plus les animaux s’élèvent dans l’échelle des intelligences, moins cette progression est rapide. […] Parmi ces peuples, il est même à remarquer que les individus doués d’une intelligence remarquable, soit parmi les hommes, soit parmi les femmes, ne laissent en général qu’une postérité très peu nombreuse, au point que, si l’espèce ne comptait que de ces intelligences supérieures, elle décroîtrait rapidement.

421. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

Ainsi, par exemple, cette opération de l’esprit par laquelle l’intelligence se dit : « Il n’y a pas d’effet sans cause, et, puisque j’aperçois une multitude d’effets, il y a donc une cause suprême ; c’est-à-dire il y a donc un Dieu !  […] Ôtez la logique, l’intelligence est folle ; ôtez la conscience, la moralité est morte ; le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non ; ils ne sont crime et vertu que parce qu’ils sont au-dessus de toute discussion. […] Nous vivons sur parole : respectons donc la parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels que Confucius, Socrate ou Platon ; ces philosophes sont les révélateurs de la raison ; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de l’intelligence et du cœur de l’homme. […] Ce procédé, qui fait briller sans doute l’adresse du maître, embarrasse l’intelligence du disciple ; il fait du chemin de la vérité, au lieu d’une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de sentiers étroits, tortueux, obscurs où l’écrivain a l’air de conduire le lecteur à un piège, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité et à la vertu. […] Les vices choquants qui scandalisent l’intelligence et le cœur de l’homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n’était pas l’œuvre directe du Dieu suprême, mais l’œuvre maladroite et imparfaite des divinités inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d’après lui.

422. (1890) L’avenir de la science « III » pp. 129-135

L’esprit moderne, c’est l’intelligence réfléchie. […] L’idée de lois de la nature n’apparaît qu’assez tard et n’est accessible qu’à des intelligences cultivées. […] Voilà pourquoi de toutes les études la plus abrutissante, la plus destructive de toute poésie et de toute intelligence, c’est la théologie. […] Telle est l’activité de l’intelligence humaine que c’est la forcer à délirer que de la renfermer dans un cercle trop étroit. […] Rien de plus immuable que la nullité, qui n’a jamais vécu de la vie de l’intelligence, ou l’esprit lourd, qui n’a jamais vu qu’une face des choses.

423. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Gustave Flaubert. Étude analytique » pp. 2-68

En fonction de cette science, il existait dans l’intelligence de Flaubert d’une part une série de données des sens et une sérié de mots qui s’accordaient avec elles et les exprimaient naturellement ; de l’autre, une série de formes verbales acquises, et développées, auxquelles correspondaient non des données sensorielles, mais de simples prolongements idéaux et qui tendaient pourtant comme les autres vocables, à être articulées. […] Il s’était empli l’oreille de cadences sonores, l’intelligence d’images démesurées, d’adjectifs exaltés et amples, de rutilantes visions verbales. […] Cette force de son intelligence purement vocabulaire, et à laquelle ses sens restés normaux et actifs n’apportaient qu’un contingent d’images ou défectueuses, ou hostiles, jamais animatrices  ne pouvant s’employer à la description de la réalité, ou la faussant quand elle s’y adonnait, le contraignit, par une échappatoire et par un compromis ; à faire un livre d’archéologie, où tous les faits sont exacts, mais où tous les faits ne se trouvent pas, et sont choisis de façon à fournir au plus magnifique style de ce temps, la faculté de se librement déployer. […] Étant à l’asile, j’ai eu l’intelligence de ce qui m’est arrivé. […] Le pessimisme que provoquait en lui la nostalgie du beau et la vue d’êtres et d’objets sans noblesse, se compliquait de celui qui affecte tous les artistes, l’acuité » pour ressentir la souffrance que cause l’excès général et délicat de la sensibilité, le pessimisme sociologique, « l’indignation » à propos de tout que donne aux grandes intelligences la vue de la bêtise se passant d’eux pour se mal conduire, la lassitude qu’implique chez l’artiste moderne sa vie d’être inutile, spolié de tout, intérêt humain4.

424. (1840) Kant et sa philosophie. Revue des Deux Mondes

Quand on dit qu’il faut partir du monde extérieur pour arriver à l’homme, des sens pour arriver à l’intelligence, ou bien lorsque l’on pose tout d’abord l’existence de Dieu et que l’on en déduit l’homme et le monde, des deux côtés égale erreur. […] L’idée de la nécessité ne se forme pas par morceaux et en détail, elle s’introduit pleine et entière dans l’intelligence. […] Or, s’il est vrai qu’il y ait dans l’intelligence des connaissances pures à priori, il importe avant tout de rechercher les caractères de ces connaissances. […] Il y a, selon Kant, une métaphysique naturelle qui a toujours été, qui sera toujours, à savoir l’ardente curiosité de voir clair dans des questions que l’intelligence humaine se propose éternellement ; ces questions sont Dieu, l’ame, le monde, son éternité ou son commencement, etc. Voilà les objets de la métaphysique ; ses principes sont les principes même à l’aide desquels l’intelligence humaine tente de résoudre les questions auxquelles elle ne peut échapper ; il suffit d’en citer quelques-uns tout ce qui arrive a une cause ; tout phénomène, toute qualité suppose un sujet ; tout évènement suppose le temps ; tout corps l’espace, etc.

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