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1037. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre I : La politique — Chapitre II : Philosophie politique de Tocqueville »

Quant à Montesquieu, le plus grand observateur politique des temps modernes, il n’a vraiment étudié de près que deux grandes formes politiques, la monarchie et le gouvernement mixte. […] La principale erreur des partisans passionnés de la démocratie est de considérer cette forme de société comme un type absolu et idéal qui, une fois réalisé ici-bas, donnerait aux hommes le parfait bonheur. […] « La douceur des mœurs démocratiques est si grande que les partisans de l’aristocratie eux-mêmes s’y laissent prendre, et que, après l’avoir goûtée quelque temps, ils nesont point tentés de retourner aux formes respectueuses et froides de la famille aristocratique. […] M. de Tocqueville, l’un des premiers, sinon le premier, a soutenu à la fois ces deux principes : que la démocratie est la forme nécessaire de la société moderne, et que la démocratie doit avoir pour bases et en même temps pour limites toutes les libertés.

1038. (1912) L’art de lire « Chapitre III. Les livres de sentiment »

Là aussi il faut, sous d’autres formes, de la réflexion et même de la discussion et par conséquent tout le contraire de la hâte. […] Il y a sans doute une certaine naïveté dans la forme ; mais il a parfaitement raison ; je dirai de même, et avec autant d’ingénuité, que c’est surtout dans l’exceptionnel qu’il faut un fond de vérité générale qui nous persuade que, si anormal qu’il soit, il est vrai encore, et qui, par là, lui rende en quelque sorte son autorité sur nous et par suite son intérêt. […] Encore l’architecture ramène la pensée à la vie civile, en ce sens qu’un monument est fait pour recevoir une foule en vue de tel ou tel acte et doit jusqu’à un certain point avoir le caractère qui convient à cet acte, comme il a la forme qui s’y prête, et une école ne doit pas présenter les mêmes combinaisons de lignes qu’une église ; — et la musique seule est tout à fait l’art qui permet qu’on échappe à la vie et qui aide à en sortir ; et c’est l’expression même de la rêverie. […] En effet, ce par quoi les anciens ont survécu, c’est ce qu’ils avaient d’éternel, de très général exprimé dans une forme définitive.

1039. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Fervaques et Bachaumont(1) » pp. 219-245

Fervaques et Bachaumont ont voulu, pour plus d’intérêt aux yeux du public, donner à leur livre une forme romanesque ; mais, pour eux, au fond, la grande affaire était de peindre la société des dernières années de l’Empire. […] Fervaques et Bachaumont, avait déjà essayé de peindre ressemblante cette société, et aussi sous la forme d’un roman et même de plusieurs. […] Un mariage dans le monde, d’Octave Feuillet, et Les Femmes du monde, par Bachaumont, parus en même temps, voici deux livres qui s’adossent bien… faits sur le même sujet, quoique différents par la forme. […] Il ne s’agit que de la valeur de vérité du roman d’Octave Feuillet, quand il nous copie une société qui n’est plus elle-même qu’une nullité sous les formes d’une élégance mesquine, et des habitudes sans originalité et sans grandeur.

1040. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre quatrième. La connaissance des choses générales — Chapitre II. Les couples de caractères généraux et les propositions générales » pp. 297-385

Comme les individus et les événements, ils sont des formes de l’existence, et ils ne diffèrent des individus et des événements que parce qu’ils sont des formes plus stables et plus répandues. […] Nous les éliminons, et nous avons pour reste un groupe de caractères présents dans le diamant, absents dans le morceau de coke, l’éclat, la transparence, la forme octaédrique, la structure cristalline. […] Soit une droite AB, et concevons qu’elle remonte en demeurant inflexible, sans changer de forme ni de grandeur. […] Sur ce dernier article, le développement des théorèmes répondra ; si l’une répugne à l’autre, comme la forme carrée répugne au cercle, au bout de quelques déductions on démêlera dans le composé mental que forme leur assemblage une contradiction interne pareille à celle que tout de suite on découvre dans la notion d’un cercle carré. […] De cette construction, on extrait les propriétés incluses, et l’on forme ainsi par analyse la proposition qu’on a formée d’abord par induction. — Grâce à ce second procédé, la portée de notre esprit s’accroît à l’infini.

1041. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre VI. La parole intérieure et la pensée. — Second problème leurs différences aux points de vue de l’essence et de l’intensité »

La première en importance est l’image de la forme visible. […] Les uns et les autres ont été donnés à notre expérience sensible avec la forme visible et l’apparence tangible : 1° de l’animal ; 2° des choses inanimées ou des êtres animés qui sont ses compagnons habituels. […] Déjà, dans ces derniers cas, l’onomatopée tourne au symbole, à la métaphore : ainsi, l’oiseau appelé huppe est avant tout une forme gracieuse et un plumage brillant ; désigner cette forme par un cri, c’est un commencement de métaphore ; la métaphore est complète quand on en vient à appeler houppe une aigrette fabriquée de main d’homme analogue à celle qui décore la tête de l’oiseau271. […] Les plus perfides de ces associations sont celles que le langage exprime, non par une proposition, mais par un seul mot ; car analyser un concept, pour critiquer ensuite sa formation, est plus difficile qu’examiner une idée que le langage nous présente déjà sous une forme analytique. […] Toute libre invention qui n’a pas été préparée de longue date et réglée dans sa forme générale par de longs efforts d’assimilation patiente et d’examen méthodique, est condamnée d’avance à manquer le but qu’elle poursuivra.

1042. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Sur le Louis XVI de M. Amédée Renée » pp. 339-344

Renée eut à entreprendre ce tableau du règne de Louis XVI, qu’il mena jusqu’à l’époque de la Révolution : « C’est cet ouvrage que je réimprime, dit-il, après en avoir soumis le fond et la forme à une révision laborieuse, et l’avoir, en quelque sorte, renouvelé par des recherches et des documents nouveaux. » Ceux qui liront le volume de M.  […] Renée, dans un intéressant chapitre, a tracé avec une parfaite justesse le portrait de ce roi qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, à cause de son suprême malheur ; c’est assez que le respect contienne la plume lorsque l’historien est obligé de noter en lui, à côté des vertus et de l’honnêteté profonde, l’absence totale de caractère et de relever les défauts habituels de forme, de dignité extérieure et de convenance qui, par malheur, n’étaient pas secondaires dans ce premier rang qu’il occupait.

1043. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre IV »

Cette abréviation, plus laide encore que le mot complet, est fort usitée ; kilo et kilomètre sont même à peu près les deux seuls termes usuels que le système métrique ait réussi à introduire dans la langue, puisque litre sous cette forme et sous celle de litron existait déjà en français44. […] Et en effet la beauté de ces douze mots est vraiment originale ; on ne peut rien reprendre dans leur sonorité et presque rien dans leur forme.

1044. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Dédicace, préface et poème liminaire de « La Légende des siècles » (1859) — Préface (1859) »

Il existe solitairement et forme un tout ; il existe solidairement et fait partie d’un ensemble. […] Comme dans une mosaïque, chaque pierre a sa couleur et sa forme propre ; l’ensemble donne une figure.

1045. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface de « Lucrèce Borgia » (1833) »

Le Roi s’amuse et Lucrèce Borgia ne se ressemblent ni par le fond, ni par la forme, et ces deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une destinée si diverse que l’un sera peut-être un jour la principale date politique et l’autre la principale date littéraire de la vie de l’auteur. Il croit devoir le dire cependant, ces deux pièces si différentes par le fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement accouplées dans sa pensée.

1046. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « M. Boissonade. »

Ce n’est qu’une affaire de forme. […] savoir le grec, ce n’est pas comme on pourrait se l’imaginer, comprendre le sens des auteurs, de certains auteurs, en gros, vaille que vaille (ce qui est déjà beaucoup), et les traduire à peu près ; savoir le grec, c’est la chose du monde la plus rare, la plus difficile, — j’en puis parler pour l’avoir tenté maintes fois et y avoir toujours échoué ; — c’est comprendre non pas seulement les mots, mais toutes les formes de la langue la plus complète, la plus savante, la plus nuancée, en distinguer les dialectes, les âges, en sentir le ton et l’accent, — cette accentuation variable et mobile, sans l’entente de laquelle on reste plus ou moins barbare ; — c’est avoir la tête assez ferme pour saisir chez des auteurs tels qu’un Thucydide le jeu de groupes entiers d’expressions qui n’en font qu’une seule dans la phrase et qui se comportent et se gouvernent comme un seul mot ; c’est, tout en embrassant l’ensemble du discours, jouir à chaque instant de ces contrastes continuels et de ces ingénieuses symétries qui en opposent et en balancent les membres ; c’est ne pas rester indifférent non plus à l’intention, à la signification légère de cette quantité de particules intraduisibles, mais non pas insaisissables, qui parsèment le dialogue et qui lui donnent avec un air de laisser aller toute sa finesse, son ironie et sa grâce ; c’est chez les lyriques, dans les chœurs des tragédies ou dans les odes de Pindare, deviner et suivre le fil délié d’une pensée sous des métaphores continues les plus imprévues et les plus diverses, sous des figures à dépayser les imaginations les plus hardies ; c’est, entre toutes les délicatesses des rhythmes, démêler ceux qui, au premier coup d’œil, semblent les mêmes, et qui pourtant diffèrent ; c’est reconnaître, par exemple, à la simple oreille, dans l’hexamètre pastoral de Théocrite autre chose, une autre allure, une autre légèreté que dans l’hexamètre plus grave des poètes épiques… Que vous dirais-je encore ? […] Non content de vouloir l’éditer, comme il fit ensuite en 1822, sous forme tout à fait respectable et savante, il l’avait d’abord traduit en français à l’usage de ceux qui aiment les anciens et qui ne peuvent les lire en leur langue. […] Mérimée, dont il goûtait le savoir si précis, si positif, sous des formes parfaitement aisées et mondaines, il écrivait dans son Journal : « J’applique à M.  […] Dans une lettre précédente, du 15 février 1808, par laquelle il répondait déjà à Boissonade qui n’avait osé, disait-il, lui envoyer son Philostrate comme étant trop faible et trop plein de fautes, il lui avait fait cette légère leçon sous forme d’éloge : Neque convenit tantæ tuæ doctrinæ tanta sive μιχροψυχία, sive είρωνεία… Savant comme vous êtes, c’est vraiment trop de pusillanimité à vous, ou d’ironie. » Le mot de pusillanimité est en grec, mais il est lâché.

1047. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

Les honnêtes gens, en effet, retombent régulièrement, sans s’en apercevoir, dans la même illusion : ils blâment leurs pères ou, qui plus est, ils se blâment eux-mêmes dans le passé ; et, quinze ou vingt ans après, ils ne se doutent pas qu’ils reprennent exactement le même train de conduite sous une autre forme et avec de légères variantes. […] Ce même danger reparaît aujourd’hui sous une autre forme. […] Ici il n’y a pas de quoi s’offenser : c’est l’auteur même qui parle, qui se démontre, et la dissection ne porte que sur les procédés de l’intelligence ; ce que l’auteur ajoute sur sa disposition morale est digne de ce qui précède, et résume nettement sa profession de foi politique : « J’ai l’orgueil de croire que je suis plus propre que personne à apporter dans un pareil sujet une grande liberté d’esprit, et à y parler sans passion et sans réticence des hommes et des choses : car, quant aux hommes, quoiqu’ils aient vécu de notre temps, je suis sûr de n’avoir à leur égard ni amour ni haine ; et quant aux formes des choses qu’on nomme des constitutions, des lois, des dynasties, des classes, elles n’ont point, pour ainsi dire, je ne dirai pas de valeur, mais d’existence à mes yeux, indépendamment des effets qu’elles produisent. […] C’est cependant ce que n’admettrait pas et ne discuterait seulement pas non-seulement la masse des lecteurs, mais encore l’élite des aristarques qui décernent aux écrivains l’approbation ou le blâme… N’est-ce pas cependant un côté par lequel il y aurait à examiner les OEuvres de Tocqueville, qui jusqu’à présent a été plutôt étudié pour le fond de ses idées que pour la forme même qu’il leur a donnée ? […] Cette forme d’esprit m’imposait, je l’avoue, plus qu’elle ne m’attirait, et, malgré d’aimables avances91, j’étais toujours resté avec lui sur un pied de respect plus que d’amitié.

1048. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32

Un autre Bernois du siècle passé, qui tenait au français par le pays de Vaud, avait fait, dans un poëme intitulé Vue d’Anet, ces vers dignes de Chaulieu : Quittons les bois et les montagnes ; Je vois couler la Broye6 à travers les roseaux ; Son onde, partagée en différents canaux, S’égare avec plaisir dans de vastes campagnes, Et forme dans la plaine un labyrinthe d’eaux. […] Plusieurs discours, notamment les deux qui ont pour titre : l’Étude sans terme, sont des modèles de ce genre, mi-partie de dissertation et d’éloquence, de cette psychologie chrétienne qui forme comme une branche nouvelle dans la prédication réformée. […] — Soit qu’il nous peigne ce grand style de Pascal, si caractérisé entre tous par sa vérité, austère et nu pour l’ordinaire, paré de sa nudité même, et qu’il ajoute pour le fond : « Bien des paragraphes de Pascal sont des strophes d’un Byron chrétien ; » soit qu’il admire, avec les penseurs, dans La Rochefoucauld, ce talent de présenter chaque idée sous l’angle le plus ouvert, et cette force d’irradiation qui fait épanouir le point central en une vaste circonférence ; soit qu’il trouve chez La Bruyère, et à l’inverse de ce qui a lieu chez La Rochefoucauld, des lointains un peu illusoires créés par le pinceau, moins d’étendue réelle de pensée que l’expression n’en fait d’abord pressentir, et qu’il se montre aussi presque sévère pour un style si finement élaboré, dont il a souvent un peu lui-même les qualités et l’effort ; soit que, se souvenant sans doute d’une pensée de Mme Necker sur le style de Mme de Sévigné, il oppose d’un mot la forme de prose encore gracieusement flottante du xviie  siècle à cette élégance plus déterminée du suivant, qu’il appelle succincta vestis ; soit qu’en regard des lettres capricieuses et des mille dons de Mme de Sévigné, toute grâce, il dise des lettres de Mme de Maintenon en une phrase accomplie, assez pareille à la vie qu’elle exprime, et enveloppant tout ce qu’une critique infinie déduirait : « Le plus parfait naturel, une justesse admirable d’expression, une précision sévère, une grande connaissance du monde, donneront toujours beaucoup de valeur à cette correspondance, où l’on croit sentir la circonspection d’une position équivoque et la dignité d’une haute destinée ; » soit qu’il touche l’aimable figure de Vauvenargues d’un trait affectueux et reconnaissant, et qu’il dégage de sa philosophie généreuse et inconséquente les attraits qui le poussaient au christianisme ; soit qu’en style de Vauvenargues lui-même il recommande, dans les Éléments de Philosophie de d’Alembert, un style qui n’est orné que de sa clarté, mais d’une clarté si vive qu’elle est brillante ; — sur tous ces points et sur cent autres, je ne me lasse pas de repasser les jugements de l’auteur, qui sont comme autant de pierres précieuses, enchâssées, l’une après l’autre, dans la prise exacte de son ongle net et fin. […] Sauf deux ou trois formes de locutions peut-être, et qu’encore bien peu de Français aujourd’hui sont à même de relever dans son style. […] Un langage qui émousse l’individualité, et toutes ces formes trop fréquentes, répudier l’utilité immédiate, abdiquer la rigueur des principes, etc., etc.

1049. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Pareillement il nous reste à considérer les Français du dix-huitième siècle, la structure de leur œil intérieur, je veux dire la forme fixe d’intelligence qu’ils emportent avec eux, sans le savoir et sans le vouloir, sur leur nouvelle tour. […] Cette forme fixe est l’esprit classique, et c’est elle qui, appliquée à l’acquis scientifique du temps, a produit la philosophie du siècle et les doctrines de la Révolution. […] On en ôte quantité de mots expressifs et pittoresques, tous ceux qui sont crus, gaulois ou naïfs, tous ceux qui sont locaux et provinciaux ou personnels et forgés, toutes les locutions familières et proverbiales356, nombre de tours familiers, brusques et francs, toutes les métaphores risquées et poignantes, presque toutes ces façons de parler inventées et primesautières qui, par leur éclair soudain, font jaillir dans l’imagination la forme colorée, exacte et complète des choses, mais dont la trop vive secousse choquerait les bienséances de la conversation polie. « Il ne faut qu’un mauvais mot, disait Vaugelas, pour faire mépriser une personne dans une compagnie », et, à la veille de la Révolution, un mauvais mot dénoncé par Mme de Luxembourg rejette encore un homme au rang des « espèces », parce que le bon langage est toujours une partie des bonnes façons  Par ce grattage incessant la langue se réduit et se décolore : Vaugelas juge déjà qu’on a retranché la moitié des phrases et des mots d’Amyot357. […] Chez lui la forme est plus belle que le fonds n’est riche, et l’impression originale, qui est la source vive, perd, dans les canaux réguliers où on l’enferme, sa force, sa profondeur et ses bouillonnements. […] Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parce qu’aucun n’a reçu de forme nationale par une institution particulière. » (Rousseau, Sur le gouvernement de Pologne, 170.)

1050. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre II. Les romans bretons »

Mais rien d’éminent, en somme, et qui dépasse les qualités moyennes d’une narration vive et limpide : le génie manque et cette forme impérieuse, qui détermine une littérature pour longtemps. […] Elle recevait tout l’univers en son âme et le renvoyait en formes idéales : vraie antithèse du génie dur et pratique de Rome, dont le rôle est de façonner la réalité par l’épée et par la loi. […] Le miracle est en permanence dans l’incessant écoulement d’une fantasmagorique phénoménalité, où l’individualité, la personnalité se fondent : partout, et en nous, à notre insu, opèrent des forces cachées, qui nous font sentir et vouloir ; les âmes se promènent à travers les formes multiples et hétérogènes du monde apparent. […] Elles trouvent faveur d’abord auprès de la partie de l’aristocratie anglo-normande et française, qui commençait à subir l’influence de ce Midi où la vie était plus facile, tout égayée de luxe éclatant et d’amour raffiné, en qui la poésie aux formes riches, les sentiments noblement subtils des troubadours insinuaient des mœurs plus douces, et le désir inconnu des commerces aimables et du bien-être raffiné. […] Enfin il réalisa dans sa plus précise et révoltante forme le type du parfait chevalier, qui laisse pays et femme pour courir le monde, et par folle vaillance s’acquérir un fol honneur : le ressort, au fond, qui le meut, c’est la vanité.

1051. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre II. Littérature dramatique — Chapitre II. Le théâtre du quinzième siècle (1450-1550) »

L’autre est le mystère de la Destruction de Troye, œuvre d’un écolier lettré, qui, pour intéresser le public à un sujet peu nouveau, lui a donné la forme alors la plus goûtée. […] Mais leur interdire les mystères sacrés, c’était leur défendre d’exister : leurs sujets étaient tout dans leurs drames ; ils n’avaient pas d’art dont ils pussent appliquer ailleurs les principes et les formes. […] La forme pareillement sera variable, d’autant que nulle idée d’art ne restreint la liberté de l’imitation. […] Mais comme le paysan assiste règlement au prône, il s’amusera sûrement d’une harangue grossière, où il retrouvera les phrases, les citations, le ton de son curé : et plus le sujet sera libre et ordurier, plus le contraste de la forme dévote lui paraîtra piquant. […] Si l’on songe que de ces 150 pièces, 61 nous sont connues par le recueil imprimé du British Muséum, et 72 par le manuscrit La Vallière, que les premières semblent s’être jouées dans la région lyonnaise, et les autres en Normandie, qu’enfin la plupart de ces pièces ne sont pas, dans leur forme conservée, antérieures au xvie siècle, on concevra qu’il n’y a guère d’induction à tirer, de l’ensemble des œuvres que nous avons, sur révolution du théâtre comique.

1052. (1856) Les lettres et l’homme de lettres au XIXe siècle pp. -30

S’ils sont aimés du public, et si la faveur, si l’estime ou l’admiration les récompense, il importe de plus que cette récompense, sous ses différentes formes, aille bien à eux, leur revienne en une juste proportion et ne reste point en chemin : c’est à cette condition que leur talent vieillissant ne sera point condamné à une production toujours recommençante, et que là aussi, au bout de la carrière, il y aura la dignité d’un certain loisir. […] Si l’on analyse ce curieux phénomène, on en trouve une explication facile : il se forme spontanément dans un peuple, comme dans une assemblée délibérante, des commissions et sous-commissions peu nombreuses, mais éclairées, qui se chargent d’instruire les affaires. […] Cette rémunération des auteurs s’accomplit de nos jours sous une forme toute particulière et essentiellement distincte de celle des temps passés. […] Le génie n’est souvent qu’une seule grande idée, qui se produit dans plusieurs épreuves successives, jusqu’à ce qu’elle arrive à sa forme définitive et parfaite. […] Parce que ses croyances ne s’emprisonnent pas toujours dans la forme arrêtée d’un symbole, nous sommes portés à dire qu’il n’a point de croyances.

1053. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »

C’était l’expression d’un sentiment naturel qui, à force de profondeur et de beauté vraie, a rencontré, sans la chercher, la forme littéraire la plus exquise — Maurice de Guérin avait une sœur, non pas seulement de sang, mais de génie. […] Il lui avait refusé cette beauté des vases et des statues que le temps peut détruire ; mais il l’avait ornée de la beauté qui ne passe point, de celle dont elle disait : « Quelle que soit la forme, l’image de Dieu est là-dessous. […] Gardons-nous de le croire et de mettre des bornes au ciel. » Cette bonne pensée, sous une forme grande, ne révèle pas seulement une large intelligence chrétienne, mais tout Mlle Eugénie poëte et dévote (nous n’avons pas peur de ce mot et nous ne demandons pas excuse pour ce qu’il exprime), Mlle Eugénie n’est ni une ascète de religion, ni une ascète de poésie. […] Ses pressentiments la visitèrent, même sous des formes étranges et terribles. […] On a vu déjà combien la gangrène du bas-bleuisme se forme et s’étend vite sur les chairs lumineuses des talents les plus naturels et les plus sains.

1054. (1888) La vie littéraire. Première série pp. 1-363

Pour prospérer, elle suppose plus de culture que n’en demandent toutes les autres formes littéraires. […] En ce temps, chez les conteurs, la forme était rude et le fond à l’avenant. […] Quelques lignes d’une forme entrevue suffisent parfois à nous donner un grand amour. […] La forme a été brisée, mais la vie éclate encore dans ces restes épars. […] Voilà pour la forme.

1055. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DAUNOU (Cours d’Études historiques.) » pp. 273-362

Le discours sur l’Influence de Boileau, sous cette première forme moins complète, moins parfaite, me paraît donc en même temps plus proportionnel et plus digne de l’excellent esprit de M. […] La république en France ne sera-t-elle qu’une arme révolutionnaire, ou sera-t-elle une forme possible et durable ? […] Selon le mot de Thibaudeau, Daunou écrivait d’une main les articles, en votant de l’autre contre, pour la forme. […] Ces deux premières parties sont publiées, et le septième volume, le dernier paru (qui traite de la manière d’écrire l’histoire), forme l’introduction de la troisième. […] Il y avait en effet beaucoup de condillacisme, quant au procédé et à la forme, chez M. de Bonald.

1056. (1864) Le positivisme anglais. Étude sur Stuart Mill

Cette réaction, commencée en Écosse, a revêtu depuis longtemps la forme germanique, et a fini par tout envahir. […] Il n’a reconnu dans toutes les formes et à tous les degrés de la connaissance que la connaissance des faits et de leurs rapports. […] Ma conclusion ne m’apprend rien ; elle n’ajoute rien à ma connaissance positive ; elle ne fait que mettre sous une autre forme une connaissance que j’avais déjà. […] En définitive, on n’induit qu’en formant des couples ; on ne les forme qu’en les isolant ; on ne les isole que par des comparaisons. […] Si la fourmi était portée dans une autre contrée, elle ne verrait ni les mêmes arbres, ni les mêmes insectes, ni la même disposition du sol, ni les mêmes révolutions de l’air, ni peut-être aucune de ces formes de l’être.

1057. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIe entretien. Molière et Shakespeare »

Pourtant je te vois, et sous une forme aussi palpable que celui que je tire en ce moment. […] C’est mon projet sanguinaire qui prend cette forme à mes yeux. — Maintenant sur la moitié du monde la nature semble morte, et des songes funestes abusent le sommeil enveloppé de rideaux. […] Son remords le reprend sous la forme de l’inquiétude. […] Viens sous la forme de l’ours féroce de la Russie, du rhinocéros armé, ou du tigre d’Hyrcanie, sous quelque forme que tu choisisses, excepté celle-ci, et la fermeté de mes nerfs ne sera pas un instant ébranlée ; ou bien reviens à la vie, défie-moi au désert avec ton épée : si alors je demeure tremblant, déclare-moi une petite fille au maillot. — Loin d’ici, fantôme horrible, insultant mensonge ! […] Jamais portion de fortune ne fut plus sacrée ; elle est encore confondue dans le peu qui me reste, et forme à Saint-Point le complément du victuaire de couvent annexé au château pour l’éducation rurale d’une cinquantaine de jeunes filles des champs.

1058. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLVIIIe Entretien. Montesquieu »

La réunion de toutes les forces particulières, dit très-bien Gravina, forme ce que l’on appelle l’état politique. […] Le sentiment du devoir, et de l’obéissance à ce que l’on croit être le droit du commandement, est le principe conservateur de toutes les formes de gouvernement. […] Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre ; il se forme de toutes parts des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs. […] Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône. […] Le débiteur qui parut sur la place, couvert de plaies, fit changer la forme de la république.

1059. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre II. Prière sur l’Acropole. — Saint-Renan. — Mon oncle Pierre. — Le Bonhomme Système et la Petite Noémi (1876) »

La religion est la forme sous laquelle les races celtiques dissimulent leur soif d’idéal ; mais l’on se trompe tout à fait quand on croit que la religion est pour elles une chaîne, un assujettissement. […] III Tout me prédestinait donc bien réellement au romantisme, je ne dis pas au romantisme de la forme (je compris assez vite que le romantisme de la forme est une erreur ; que, s’il y a deux manières de sentir et de penser, il n’y a qu’une seule forme pour exprimer ce qu’on pense et ce qu’on sent), mais au romantisme de l’âme et de l’imagination, à l’idéal pur. […] Il y a dans le pays de Goëlo ou d’Avaugour, sur le Trieux, un endroit que l’on appelle le Lédano, parce que, là, le Trieux s’élargit et forme une lagune avant de se jeter dans la mer. […] Ils ne connaissaient que deux genres d’occupations, cultiver la terre et se hasarder en barque dans les estuaires et les archipels de rochers que forme le Trieux à son embouchure. […] La forme ancienne est Ronan, qui se retrouve dans les noms de lieu, Loc-Ronan, les eaux de Saint-Ronan (pays de Galles), etc.

1060. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Introduction, où l’on traite principalement des sources de cette histoire. »

On sent qu’il cherche à présenter ces mouvements si profondément juifs de caractère et d’esprit sous une forme qui soit intelligible aux Grecs et aux Romains. […] Les Védas, les anciennes poésies arabes, ont été conservés de mémoire pendant des siècles, et pourtant ces compositions présentent une forme très arrêtée, très délicate. Dans le Talmud, au contraire, la forme n’a aucun prix. […] L’évangile de Jean, comme nous l’avons dit, forme une composition d’un autre ordre et tout à fait à part. […] Pour ne s’attacher à aucune des formes qui captivent l’adoration des hommes, on ne renonce pas à goûter ce qu’elles contiennent de bon et de beau.

1061. (1894) La vie et les livres. Première série pp. -348

L’auteur s’est, depuis longtemps, installé en maître dans cette forme d’art : il s’y tient ; il déclare qu’il a résolu de s’y tenir, et il n’a pas tort. […] Je crois que la géographie militante deviendra, de plus en plus, une des formes nouvelles du cénobitisme. […] A-t-il assez démasqué, déshabillé, fouaillé l’animal lubrique, cruel, avide, qui se cache sous des chapeaux hauts de forme et de correctes redingotes ! […] Ludo Garel, domestique du comte de Quinquiz, vit de ses yeux, lorsque trépassa son maître, l’âme s’échapper des lèvres du moribond sous la forme d’une souris blanche. […] Lafaye a pénétré dans l’étrange Panthéon où les nobles formes des dieux grecs voisinèrent avec les figures bestiales des dieux d’Égypte.

1062. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre premier. Aperçu descriptif. — Histoire de la question »

Ce fait, méconnu par la plupart des psychologues, est un des éléments les plus importants de notre existence : il accompagne la presque totalité de nos actes ; la série des mots intérieurs forme une succession presque continue, parallèle à la succession des autres faits psychiques ; à elle seule, elle retient donc une partie considérable de la conscience de chacun de nous. […] Cardaillac a pris pour un phénomène distinct une simple loi, une forme, l’association de l’idée avec le mot. […] Mais comment se forme l’habitude de parler sans bruit ? Selon Cardaillac, elle se forme aux dépens de l’habitude de la parole extérieure, si « nous prenons l’habitude de nous abstenir de proférer », aussitôt qu’elle est trouvée, l’expression de nos idées102. […] L’effort mental par lequel nous dirigeons et choisissons nos idées et nos expressions laisse après lui, s’il est persistant et répété, des habitudes ; si cet effort est méthodiquement réglé par un esprit bien fait, la parole intérieure se forme à l’exactitude et aux autres qualités d’un bon langage, et surtout elle devient souple, propre à exprimer toutes les idées, anciennes ou nouvelles, qui nous viendront à l’esprit [ch.

1063. (1891) Esquisses contemporaines

La tempérance est un signe de justesse et un gage de force ; elle seule s’allie à la forme parfaite qu’exige l’œuvre d’art. […] Un arrière-fond solennel et mystérieux, quelque chose de fatal comme la destinée forme la trame du roman. […] L’art s’épuisait dans la copie servile du laid ou dans les mièvreries ingénieuses de la forme. […] Elle le pose comme ce qui absolument ne doit pas être, ni par l’acte, ni par la conception que l’on s’en forme. […] La protestation de la moralité subsiste, c’est à désirer, mais elle perd la forme fébrile et enfantine de la révolte.

1064. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXVII » pp. 306-312

c’est une question qu’il devient même inutile de se poser, puisqu’il ne le pouvait certainement avec sa nature personnelle et avec la forme absolue de son génie. […] Ce charmant chez Soumet revient tous les trois ou quatre vers, qu’il s’agisse de tragédie ou d’épopée ; on pourrait appliquer encore à sa manière pompeuse, sonore et creuse, à son vers spécieux et brillant, le bellum caput, sed cerebrum non habet du fabuliste : belle forme, mais vide d’idées !

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