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247. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Léonard »

La jeune fille mourut de douleur, non sans avoir senti fuir auparavant sa raison égarée ; et lui, il passa de longues années à gémir amèrement en lui-même, à moduler avec douceur ses regrets. […] Une des plus jolies idylles de Léonard est celle des Deux Ruisseaux, bien connue sans doute, mais qui mérite d’être citée encore, éclairée comme elle l’est ici par la connaissance que nous avons de son secret douloureux : Daphnis privé de son amante Conta cette fable touchante A ceux qui blâmaient ses douleurs : Deux Ruisseaux confondaient leur onde, Et sur un pré semé de fleurs Coulaient dans une paix profonde. […] Sous une forme détournée, il y caressait encore le souvenir de ses propres douleurs.

248. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXII » pp. 355-377

M. de Beausset établît aussi que dans la rupture de 1670 madame de Montespan reçut ordre de quitter la cour et fut envoyée à Paris 105 ; en quoi il diffère de La Beaumelle qui, dans les Mémoires de Maintenon 106, a fait une longue narration des circonstances de la séparation : ce fut, selon lui, madame de Montespan qui en prit la première résolution, qui s’éloigna de Paris avec un courage héroïque qu’affermissaient les exhortations de madame de Maintenon ; et le roi, informé de ce départ inattendu, fait appeler celle-ci pour en connaître les moindres circonstances et en approfondir les motifs, et madame de Maintenon emploie toute son éloquence pour combattre la douleur du roi et ramener à une sainte résignation. […] Il n’eut pas besoin de parler : la tristesse religieuse empreinte sur son visage révélait toute la douleur de son âme. […] « Il est certain que l’ami (le roi) et Quanto (madame de Montespan) sont véritablement séparés ; mais la douleur de la demoiselle (madame de Montespan) est fréquente et même jusqu’aux larmes, de voir à quel point l’ami s’en passe bien, Il ne pleurait que sa liberté et ce lieu de sûreté contre la dame du château. » Il ne pleurait, pendant la séparation, que la liberté qu’il trouvait dans la maison de la maîtresse, et un lieu où il pouvait échappera l’ennui que lui causait la société de la reine.)

249. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

Âgé de trente-cinq ans, il se tourna à cette œuvre avec le feu et la précision qu’il mettait à toute chose : de nouveaux désordres plus graves, qui survinrent dans sa santé, l’empêchèrent de l’exécuter avec suite, mais il y revenait à chaque instant dans l’intervalle de ses douleurs ; il jetait sur le papier ses idées, ses aperçus, ses éclairs. […] Mais, en admettant ce doute universel des philosophes, il ne s’effraie pas de cet état ; il le décrit avec lenteur, presque avec complaisance ; il n’est ni pressé, ni impatient, ni souffrant comme Pascal ; il n’est pas ce que Pascal dans sa recherche nous paraît tout d’abord, ce voyageur égaré qui aspire au gîte, qui, perdu sans guide dans une forêt obscure, fait mainte fois fausse route, va, revient sur ses pas, se décourage, s’assied au carrefour de la forêt, pousse des cris sans que nul lui réponde, se remet en marche avec frénésie et douleur, s’égare encore, se jette à terre et veut mourir, et n’arrive enfin qu’après avoir passé par toutes les transes et avoir poussé sa sueur de sang. […] Faugère, Pascal médite sur l’agonie de Jésus-Christ, sur les tourments que cette âme parfaitement héroïque, et si ferme quand elle veut l’être, s’est infligés à elle-même au nom et à l’intention de tous les hommes : et ici, dans quelques versets de méditation tour à tour et d’oraison, Pascal pénètre dans le mystère de cette douleur avec une passion, une tendresse, une piété, auxquelles nulle âme humaine ne peut demeurer insensible.

250. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — Les deux cathédrales »

Pour le Grec, la vie est une joie ; pour le Chrétien, elle ne peut être qu’une douleur. […] L’infécondité nous doit être un devoir, parce qu’il ne faut point perpétuer la douleur terrestre. […] En même temps la conscience s’épanouissait au contact de la nature, et les terreurs, les scrupules, les aspirations vers la chasteté, le culte de la douleur faisaient place au libre rayonnement de l’individu, qui demandait à vivre pleinement par lui-même.

251. (1889) Les artistes littéraires : études sur le XIXe siècle

La conscience de la maladie, loin d’offrir une chance de guérison, n’est qu’une aggravation de douleur et ne saurait servir ici qu’à l’exaspérer davantage. […] Pour le croyant, accoupler l’idée d’une jouissance essentiellement fugitive et l’idée de douleurs atroces et sans fin, c’était réaliser l’antithèse la mieux déterminée qui se puisse concevoir. […] D’autres douleurs s’ajoutèrent aux tristesses de sa solitude morale et de son ambition inassouvie. […] Mon moi qui vit, qui aime, qui pense, qui souffre, qui espère au point de croire à ce que rien ne lui prouve, ce moi, guenille je veux bien, mais guenille qui m’est chère, ce moi a autant de droits que le reste de l’univers à l’expression de son amour, de sa douleur, de son espérance, de sa foi, de son rêve. […] Pas une minute, la douleur, pourtant sincère, ne le possède assez pour obscurcir son jugement.

252. (1862) Notices des œuvres de Shakespeare

Au contraire, Nicuola revint à Erte toujours plus éprise, et apprit avec la plus vive douleur la nouvelle inclination de son amant. […] Furieuse de l’entendre solliciter pour son maître, elle ne peut supporter la vie et meurt de douleur. […] Juliette, dans le poëme de Brooke ainsi que dans la nouvelle de Luigi da Porto, se tue avec le poignard de Roméo, au lieu de mourir de douleur comme dans l’histoire de Girolamo della Corte ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le poëme d’Arthur Brooke, et Shakspeare qui l’a suivi, fassent mourir Roméo comme dans l’histoire, avant le réveil de Juliette, tandis que, dans la nouvelle de Luigi da Porto, il ne meurt qu’après l’avoir vue se réveiller et avoir eu avec elle une scène de douleur et d’adieux. […] En effet, pendant que le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle-même subitement. […] Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre ; il se brise par l’effort de sa douleur.

253. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Lamartine »

Supprimer le rôle de l’évêque, ce serait ôter de l’histoire de Jocelyn la douleur et, par suite, la sainteté. […] Fécondité merveilleuse de la douleur. […] Il atteint, vers la fin, à la paix, à la sérénité dans la douleur même, ayant vaincu son mal, non pas en l’oubliant, mais en le faisant servir à sa sanctification. […] Est-il donc, ô douleur ! […] Et alors nous concevons sans doute l’utilité de certaines douleurs, et qu’elles sont la condition de l’effort, qui est la condition du mérite.

254. (1874) Premiers lundis. Tome I « Ferdinand Denis »

Il y a une singulière expression de mélancolie dans toute la personne de ce jeune guerrier à moitié sauvage, dont l’amour et la douleur ont développé l’âme. […] C’est de moi qu’elles ont appris les malheurs de leur ancienne patrie ; leurs yeux ont exprimé la douleur lorsque je leur ai parlé de mon aïeul ; mais le plaisir les entraînait, elles ont fini par m’inviter à leurs danses… » Le reste de l’ouvrage n’est qu’à louer.

255. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section première. Des passions. — Chapitre VIII. Du crime. »

Il n’y a que des nuances à côté de cette couleur, et les poètes anciens ont si bien senti ce que cette situation avait d’épouvantable, que s’aidant, pour la peindre, de tous les contes allégoriques de la mythologie, ce n’est pas la souffrance seule du remord, mais la douleur même de la passion qu’ils ont exprimée dans leurs tableaux des enfers. […] D’ailleurs, un caractère particulier aux grands coupables, c’est de ne point s’avouer à eux-mêmes le malheur qu’ils éprouvent, l’orgueil le leur défend ; mais cette illusion, ou plutôt cette gêne intérieure ne diminue rien de leurs souffrances, car la pire des douleurs est celle qui ne peut se reposer sur elle-même.

256. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Grosclaude. »

Elle ne respecte ni la vertu, ni la douleur, ni l’amour, ni la mort. […] C’est comme une convention allégeante et salutaire que l’écrivain nous demande d’admettre un instant. « Il n’y a rien… absolument rien… La douleur même est un pur néant quand elle est passée… L’univers n’existe que pour nous permettre de le railler par des assemblages singuliers de mots et d’images… » Voilà ce que nous admettons implicitement lorsque nous lisons une page de Grosclaude ; et de là cette impression de déliement, de détachement heureux, que nous font souvent éprouver ses facéties les plus macabres.

257. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Marcel Prévost et Paul Margueritte »

Comment, en cédant à l’officier brun, elle obéit à une volonté plus forte que la sienne ; comment cette première aventure et son cruel abandon éveillent en elle, par la douleur, la faculté d’aimer ; comment sa faute même la jette dans les bras de Louiset comme dans son refuge naturel ; comment le courage lui manque pour le détromper, justement parce qu’elle l’aime ; comment le ressouvenir même de sa souillure exaspère cet amour ; sa honte, ses terreurs, ses souffrances, son désespoir en sentant approcher l’instant inévitable où éclatera sa trahison… M.  […] André, lui, souffre de sa vie inutile et morne de gratte-papier ; il souffre de voir que sa mère et sa femme ne s’aiment point ; il souffre de sa pauvreté croissante et de sa continuelle inquiétude du lendemain… Vous ne sauriez croire avec quelle poignante vérité de détails sont notés le progrès et l’entrelacement de toutes ces humbles douleurs.

258. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vigny, Alfred de (1797-1863) »

Il est vraiment peu honorable pour ce siècle que les désespoirs hautains de cette grande âme y aient trouvé si peu d’échos, tandis que les douleurs égoïstes de Musset l’ont empli de leur harmonieuse monotonie. […] Que l’esprit d’Alfred de Vigny se mesure à une plus haute douleur !

259. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIX » pp. 319-329

D’un autre côté, peut-on penser que l’accent de madame Scarron dans l’expression de son chagrin, cet accent qui alla au cœur du roi, ne sortît du cœur de la gouvernante dont la douleur n’était pas toute pour la perte de l’enfant et s’était accrue de la douleur du père ?

260. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre II. Qu’il y a trois styles principaux dans l’Écriture. »

Aucun écrivain n’a poussé la tristesse de l’âme au degré où elle a été portée par le saint Arabe, pas même Jérémie, qui peut seul égaler les lamentations aux douleurs, comme parle Bossuet. […] car il n’y a que l’ami de notre âme qui soit digne d’entrer dans le mystère de nos douleurs.

261. (1803) Littérature et critique pp. 133-288

Un cri de douleur s’est fait entendre du fond de l’Amérique, qu’il avait délivrée. […] la douleur n’est-elle pas toujours le résultat des maux causés par la nature et par la société ? […] Toutes les consolations l’accompagnent, les haines et les douleurs s’apaisent à sa présence. […] Il avait donné l’ordre à Pigalle de représenter sur le marbre, et les triomphes du héros, et la douleur de la France. […] Les chansons bercent l’enfance, inspirent l’amour et consolent la douleur.

262. (1864) Études sur Shakespeare

Mais s’agit-il d’exprimer la pitié, la tendresse, l’abandon de l’amour, l’égarement des terreurs maternelles, les fermes et profondes douleurs d’une amitié virile ? […] Mais Shakespeare alors ne l’eut pas retracée : il y a des douleurs devant lesquelles il s’arrête ; il prend pitié de lui-même et repousse des impressions trop difficiles à soutenir. […] Un autre sonnet parle de torts mutuels pardonnés, mais dont la douleur est encore présente31. […] » de même que, rencontrant un ami six mois après l’événement qui l’a plongé dans la douleur, nous commençons par nous enquérir discrètement de l’état de cette douleur que nous avons vue si vive, de peur d’entrer en communication avec son âme avant de savoir quel sentiment nous aurons à partager. […] La douleur redouble quelquefois par le spectacle de la gaieté ; au milieu du danger une plaisanterie peut exalter le courage.

263. (1826) Mélanges littéraires pp. 1-457

Point de naturel dans sa sensibilité ; point d’idéal dans sa douleur. […] Combien Milton est supérieur au chantre des Nuits, dans la noblesse de la douleur ! […] Milton, qui a chanté les douleurs du premier homme, a aussi soupiré le Penseroso. […] Il n’est point l’homme de la douleur ; il ne plaît point aux cœurs véritablement malheureux. […] car il n’y a que l’ami de notre âme qui soit digne d’entrer dans le mystère de nos douleurs.

264. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « LEOPARDI. » pp. 363-422

c’est par la douleur que naît et commence le chant italien. Et pourtant il pèse et mord moins cruellement le mal qui blesse avec douleur, que l’ennui qui étouffe. […] Sa santé s’altérant de plus en plus, et les études philologiques lui devenant presque impossibles, la douleur et la solitude lui inspirèrent un redoublement de révolte et de plainte ; sa poésie en prit un plus haut essor, et son malheur, comme à tant d’autres, fit sa gloire. […] Mais ton visage, à moi, ne m’offrait sa lumière Que trembante, à travers le voile de mes pleurs, Car ma vie était triste et vouée aux douleurs. […] L’autre à son tour fait taire, apaise en souveraine Tout mal, toute douleur, si vive qu’elle prenne.

265. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre quatrième. Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles — Chapitre deuxième. Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion. »

C’est ainsi, comme on sait, que Pascal diminuait l’intensité de violentes douleurs en concentrant son attention sur un problème de géométrie. — Cet effet s’explique par la loi de l’équilibre et de l’équivalence des forces. […] Une petite douleur peut en soulager une grande : on se mord la langue pour sentir moins une violente souffrance, on dépense du mouvement en gestes convulsifs pour retirer de ¡’innervation à un point du corps violemment atteint et pour diminuer ainsi la douleur. L’attention produit de même ce que les physiologistes appellent un effet suspensif et inhibitoire sur les centres affectés par la douleur, quand elle se porte vers un autre objet, tout comme je puis, par ma volonté, produire pendant quelques instants un effet suspensif sur ma respiration. […] Par exemple, si je reçois un coup qui me blesse, la sensation douloureuse de ce coup a un caractère contraignant qui est tel qu’il m’est impossible de ne pas croire à cette sensation et à la douleur qui en est inséparable. […] Il y a ici une relation entre l’émotion et le mouvement qui se détache dans ma conscience, et qui donne à ma douleur un caractère plus pratique, plus réel, conséquemment aussi plus « vrai » qu’à une sensation confuse sans forte réaction.

266. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CIXe entretien. Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (1re partie) » pp. 5-79

C’est le véritable nom de ce gouvernement à deux têtes ou plutôt à deux cœurs, qui a traversé tant d’années de calamités sans se diviser, après quoi le ministre est mort de douleur de la mort du souverain, laissant pour toute fortune une tombe sacrée à celui qu’il a tant aimé. […] Mon pauvre frère se plaignit bientôt d’une douleur très intense à l’un de ses genoux, sans aucun signe extérieur tout d’abord ; mais peu à peu le genou se dressa presque jusqu’au menton, et demeura ainsi durant le reste de sa vie. […] À la fin du mois d’août de cette même année, je fus éprouvé par une perte qui me causa une très vive douleur. […] Cette même année, j’eus la douleur de perdre la duchesse d’Albany, nièce du cardinal duc d’York, qui m’avait toujours comblé de bontés et de gracieusetés. […] La douleur m’avait presque mis hors de moi ; néanmoins je me sentais ranimé et encouragé par le calme inexprimable de mon souverain et par la sérénité de son visage.

267. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juillet 1885. »

Ces jeunes hommes ont pris, du mal universel, une science plus nette, et l’habitude, plus affinée, de leurs âmes, fait qu’ils ont ressenti maintes douleurs plus fines. […] Et notre douleur, aussi, est le volontaire effet de notre Âme. […] En 1830, lorsque Chopin, et Berlioz, et Hugo, clamaient la douleur de vivre et la vanité d’agir, un Révélateur prodigieux, Stendhal, offrit aux âmes la salutaire vérité de son optimisme. […] Un fait absolument nouveau ne peut donc être jugé que par la sensibilité elle-même, qui seule prononce sans intermédiaire, sous l’action immédiate de l’impression bonne ou mauvaise, c’est-à-dire des gradations et des nuances du plaisir et de la douleur. […] Sa musique était à exprimer, pleinement, une action entière, pénétrée de noble émotion et de hautes douleurs.

268. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIIIe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset » pp. 409-488

Phénomène rare et admirable d’une nature parfaitement pondérée qui semble toujours prête à glisser ou dans la mélancolie ou dans le cynisme, mais qui n’y glisse en réalité jamais, et qui, par la merveilleuse élasticité de son ressort, se relève toujours de la douleur ou de la plaisanterie dans la sérieuse sérénité d’une philosophie supérieure à ses propres impressions. » V La raison d’être de cette littérature est dans la nature même du cœur humain. […] Laurent Pichat, « chercheront à rendre publique l’anecdote de cette douleur qui le fît pleurer comme un enfant : déjà même les indiscrétions personnelles en ont trop dit peut-être. […] Marietta, tu nous restais encore ; Lorsque sur le sillon l’oiseau chante l’aurore, Le laboureur s’arrête, et, le front en sueur, Aspire dans l’air pur un souffle de bonheur : Ainsi nous consolait ta voix fraîche et sonore, Et tes chants dans les airs emportaient la douleur ! […] Lui cependant avait les vagues pressentiments d’un adieu prochain, il s’entretenait souvent avec une tendre sollicitude de la douleur des siens, du sort de la pauvre femme qui le veillait, providence domestique de son foyer. […] Mort douce et nonchalante, désirée de ceux qui ne craignent ici-bas que la douleur !

269. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. DE VIGNY (Servitude et Grandeur militaires.) » pp. 52-90

Quel réseau d’intimes et inexplicables douleurs a d’abord longuement dessiné en lui toutes ces fibres ramifiées et déliées du poëte souffrant, qu’il devait plus tard mettre à nu ? […] Le poëte méconnu, étouffé, ulcéré, que les gouvernements haïssent ou dédaignent, et que la foule ne couronne pas, devint pour M. de Vigny un héros favori, dont il revendiqua les douleurs et dont il vengea l’angoisse. […] Son plus beau triomphe dans cette voie fut la soirée de Chatterton, où, après quatre ans d’efforts silencieux et pénibles, il força la foule assemblée, les salons, les critiques eux-mêmes à applaudir et à frémir au spectacle déchirant d’une douleur que la plupart méconnaissent ou enveniment. […] Puisque Stello, au milieu de ses émotions les plus pénétrantes, sait fort bien s’arrêter à d’ingénieuses vétilles, remarquer au plus fort de ses douleurs que le nom de Raphaël signifie un ange, et que Rubens veut dire rougissant ; puisque, le sentiment allant son train avec Stello, le raisonnement avec le docteur noir peut l’accompagner de ses hargneuses chicanes, je demande qu’on me pardonne si, dans l’admirable histoire du capitaine Renaud, qui faisait naître mes larmes, j’ai noté, chemin faisant, de petits désaccords, pour me rendre compte de ce manque de complète vraisemblance chez M. de Vigny. […] Triple douleur et triple doute ! 

270. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIe entretien. Madame de Staël »

La femme doit porter neuf mois son fruit dans son sein, l’enfanter dans la douleur, remplir pour lui ses mamelles du lait, premier aliment de l’homme ; approcher à toute heure du jour ou de la nuit cette source de vie des lèvres de son enfant, le porter dans ses bras pendant cette longue période de mois et d’années où le sein de la mère n’est pour ainsi dire qu’une seconde gestation de l’homme, lui apprendre à connaître, à balbutier, à aimer, à répondre à son sourire. […] La France était travaillée des frissons et des douleurs d’un grand enfantement ; elle sentait remuer dans son sein quelque chose, un génie ou un monstre, elle ne savait pas bien quoi ; mais les vieilles choses s’écroulaient pour faire place aux nouveautés. […] « Depuis un an, dit en finissant madame de Staël, depuis un an que le secret le plus impénétrable entoure sa prison, on a dérobé tous les détails de ses douleurs ; mille précautions ont été prises pour en étouffer le bruit. […] Nul respect, nulle pitié ne consola leur misère ; mais rassemblant tous leurs sentiments au fond de leur cœur, elles surent y nourrir la douleur et la fierté. […] Les unes peignaient les douleurs d’une longue captivité, les autres l’isolement, la privation barbare des dernières ressources ; et ne craigniez-vous pas que ces mots : ils ont enlevé le fils à la mère, ne dévorassent tous les souvenirs dont vous retraciez la mémoire !

271. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Il faut sentir l’âme, la passion ou la douleur à travers la peau. L’âme, la passion, la piété, l’enthousiasme et la douleur sont pâles. […] Pour moi, quand ma mémoire évoque ton image, Je te vois l’œil éteint par la veille et les pleurs, Sans couronne et sans lyre, et penchant ton visage             Sur un lit de douleurs. […] Elle ressemblait à la Niobé, cette mère des douleurs du paganisme. […] Ses obsèques furent le triomphe de la douleur publique.

272. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

En revanche, rien ne manque de ce qui peut faire comprendre la douleur profonde. […] Au milieu de ma douleur, il y a une idée qui me soutient : il est peut-être heureux d’avoir cessé de vivre dans les circonstances où nous vivons. […] Ses sentiments religieux et philosophiques, nous venons de les voir, au sein même de cette douleur : il les confondait volontiers et évitait peut-être de distinguer le point précis, la ligne exacte où il aurait pu établir entre eux, entre la religion et la philosophie, une différence essentielle. […] La vie n’est ni un plaisir ni une douleur, c’est une affaire grave dont nous sommes chargés, et dont notre devoir est de nous acquitter le mieux possible… Il y a encore une des chimères de la première jeunesse contre laquelle il est bien important de se prémunir.

273. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Discours préliminaire » pp. 25-70

si l’on en excepte quelques amis inaltérables, la plupart de ceux qu’on se rappelle après dix années de révolution, consistent votre cœur, étouffent vos mouvements, en imposent à votre talent même, non par leur supériorité, mais par cette malveillance qui ne cause de la douleur qu’aux âmes douces, et ne fait souffrir que ceux qui ne la méritent pas. […] Le type de ce qui est bon et juste ne s’anéantira plus ; l’homme que la nature destine à la vertu ne manquera plus de guide ; enfin (et ce bien est infini) la douleur pourra toujours éprouver un attendrissement salutaire. […] Ce qui peut seul soulager la douleur, c’est la possibilité de pleurer sur sa destinée, de prendre à soi cette sorte d’intérêt qui fait de nous deux êtres pour ainsi dire séparés, dont l’un a pitié de l’autre. […] Persécutions, calomnies, douleurs, voilà le partage des penseurs courageux et des moralistes éclairés.

274. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre premier. Mécanisme général de la connaissance — Chapitre premier. De l’illusion » pp. 3-31

. — Au contraire, supprimez cette sensation ou action des centres sensitifs, en gardant tous les autres intermédiaires et l’objet lui-même ; posez que l’objet est présent, qu’il est éclairé, que l’extrémité du nerf est ébranlée, que cet ébranlement se propage sur tout le trajet du nerf ; si les centres nerveux sont engourdis par le chloroforme, ou si, comme il arrive dans l’hypnotisme et dans l’attention passionnée, une sensation antérieure dominatrice ferme l’accès aux sensations survenantes, on pourra battre le tambour dans la chambre, pincer, piquer, blesser le patient sans qu’il s’en doute ; n’éprouvant ni la sensation du son, ni la douleur de la blessure, il ne percevra ni le tambour ni l’instrument blessant. […] Il donna tous les signes de la douleur, secoua ses cheveux, se frotta le visage avec les mains d’une manière frénétique et se dépouilla ensuite de sa veste pour se débarrasser de ses ennemies imaginaires. […] Celui-ci, se pressant le visage dans les mains et s’agitant de droite à gauche, se tordait dans la douleur. » Dans tous ces exemples, les conditions physiques et morales qui, d’ordinaire, répriment le travail hallucinatoire, sont absentes. […] Ce fauteuil qui est à trois pas de moi ne donne à mes yeux que la sensation d’une tache verte diversement ombrée selon ses diverses parties ; et cependant, sur cette simple indication visuelle, je juge qu’il est solide, moelleux, qu’il a telle grandeur et telle forme, qu’on peut s’asseoir dessus ; en d’autres termes, j’imagine comme certaine une série de sensations musculaires et tactiles que mes mains et mon corps auront, si j’en fais l’expérience à son endroit. — Enfin, dans la conscience de nos sensations présentes, il y a des images : car, lorsque nous avons conscience d’une douleur, d’une saveur, d’un effort musculaire, d’une sensation de froid ou de chaud, nous la situons en tel ou tel endroit de nos organes ou de nos membres ; en d’autres termes, ma sensation éveille l’image des sensations tactiles, visuelles et musculaires que j’emploierais pour reconnaître l’endroit où se produit l’ébranlement nerveux.

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