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699. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « De la tragédie chez les Anciens. » pp. 2-20

On peut toutefois conjecturer avec fondement que ces poésies devinrent graves, touchantes et passionnées, telles à peu près que l’hymne des Persans, qui est rapportée par Chardin, et qu’on trouve distribuée en sept chants, composée en l’honneur de Mahomet et d’Ali, avec des pensées et des sentiments qui ont quelque chose de l’esprit tragique. […] Comme nous sommes plus sensibles au mal qu’au bien, nous haïssons beaucoup plus l’un que nous n’aimons l’autre ; et nous souhaitons moins vivement d’être heureux, que nous n’appréhendons d’être misérables ; d’où il arrive que la crainte nous est plus naturelle et nous donne des secousses plus fréquentes que toute autre passion, par le sentiment intime et expérimental qui nous avertit toujours que les maux assiègent de toutes parts la vie humaine. […] Ce qu’il y a de particulier et de surprenant en cette matière, c’est que la poésie corrige la crainte par la crainte, et la pitié par la pitié ; chose d’autant plus agréable que le cœur humain aime ses sentiments et ses faiblesses. […] Il me semble que la plus grande utilité du théâtre est de rendre la vertu aimable aux hommes, de les accoutumer à s’intéresser pour elle, de donner ce pli à leur cœur, de leur proposer de grands malheurs, de fortifier et d’élever leurs sentiments. […] Il en trouve six, qui sont le sujet ou la fable, les mœurs, les sentiments, la diction ou le style, la musique et la décoration.

700. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Ce que tout le monde sait sur l’expression, et quelque chose que tout le monde ne sait pas » pp. 39-53

L’expression est en général l’image du sentiment. […] L’expression est faible ou fausse si elle laisse incertain sur le sentiment. […] Si vous perdez le sentiment de la différence de l’homme qui se présente en compagnie, et de l’homme intéressé qui agit, de l’homme qui est seul, et de l’homme qu’on regarde, jetez vos pinceaux dans le feu. […] Personne ne se méprend au Christ, au saint Pierre, à la Vierge, à la plupart des apôtres ; et croyez-vous qu’au moment où un bon croyant reconnaît dans la rue quelques-unes de ces têtes, il n’éprouve pas un léger sentiment de respect ? […] Grâce à Raphael, au Guide, au Baroche, au Titien et à quelques autres peintres italiens, lorsque quelque femme nous offre ce caractère de noblesse, de grandeur, d’innocence et de simplicité qu’ils ont donné à leurs vierges, voyez ce qui se passe alors dans l’âme ; si le sentiment qui nous affecte n’a pas quelque chose de romanesque qui tient de l’admiration, de la tendresse et du respect, et si le respect ne dure pas encore, lors même que nous savons à n’en pouvoir douter que cette vierge est consacrée par état au culte de la Vénus publique qui se célèbre tous les soirs aux environs du Palais Royal ?

701. (1936) Réflexions sur la littérature « 1. Une thèse sur le symbolisme » pp. 7-17

Les stances, qui ont été saluées comme la négation du symbolisme et comme un retour authentique à l’art classique, ne sont-elles pas au contraire l’expression même de ce que le symbolisme comportait d’échec devant les sentiments profonds et les grandes idées humaines, le fruit de cendre que devaient découvrir à la fin ses feuillages dorés ? […] Barre voit dans les stances des « sentiments philosophiques d’une élévation assez haute pour valoir au poète qui les fixe dans ses vers l’honneur de se voir comparer aux plus grands maîtres de la pensée moderne, d’être même appelé le Vigny du XXe siècle. » Cela est à la page 235, et Moréas seul n’en eût pas été étonné ; mais qu’en pensa en Sorbonne son répondant, M.  […] « Ils ont, nous dit-il, introduit dans la poésie le sentiment de l’inconscient, l’idée du mystère. » Ils ont « ouvert à l’inspiration des routes qu’aucun voyageur n’avait encore foulées. […] Le symbolisme a vécu sur une matière de sentiment et de pensée qui est presque toute dans Baudelaire. […] De là l’effort de Verlaine pour fondre en sentiment et en musique tout le descriptif et l’oratoire, pour substituer à un développement qui déploie l’émotion une répétition qui l’accumule insensiblement.

702. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XX. De Libanius, et de tous les autres orateurs qui ont fait l’éloge de Julien. Jugement sur ce prince. »

L’indignation que le vice donne aux âmes dignes d’éprouver ce sentiment affermit quelquefois son style, et lui communique un degré de force qu’il n’a pas toujours. […] Il nous reste encore un panégyrique dans cette langue, prononcé en l’honneur de Julien ; on y trouve de la noblesse dans les sentiments, quelques belles idées, et des défauts de goût. […] Elle était devenue un sentiment, une passion, mais une passion d’autant plus forte qu’elle était calme, et n’avait pas besoin des secousses de l’enthousiasme. La philosophie de l’autre semblait moins un sentiment qu’un système ; elle était plus ardente que soutenue ; elle tenait à ses lectures, et avait besoin d’être remontée. […] Son caractère ardent est souvent inégal ; souvent il voit le but, l’atteint et le passe ; enfin, il eut dans ses idées plus d’impétuosité que de règle, et, dans plusieurs de ses sentiments, plus de grandeur que de sagesse.

703. (1814) Cours de littérature dramatique. Tome II

Chez Racine, au contraire, cette même Andromaque est une grande princesse, l’ornement d’une cour galante et polie, nourrie de la fleur des idées et des sentiments les plus héroïques. […] » Clytemnestre a raison ; et Voltaire, trop plein de ses grands principes d’humanité, a tort de voir de l’inhumanité dans le sentiment naturel d’une mère qui défend sa fille. […] Quel affront pour cette sublime veuve d’Hector, qui a des sentiments si héroïques chez Racine ! […] » Sentiment féroce, à la vérité, mais d’une extrême énergie et d’une expression sublime. […] Collé a raison d’employer un correctif, lorsqu’il donne à Quinault le titre de poète du sentiment, qui semble appartenir bien mieux à Racine : rien ne s’accorde moins avec le sentiment que la galanterie.

704. (1925) Feux tournants. Nouveaux portraits contemporains

Après avoir dissocié les idées, une Américaine l’invitait à dissocier les sentiments. […] L’Histoire littéraire du sentiment religieux 16 devait être primitivement l’Histoire du sentiment religieux en Angleterre. « Il y a tant de maudits en Angleterre », disait-il. […] Quels trésors de sentiments se déversent sur leurs tables poisseuses ! […] Et puisque le désaccord européen a pour cause essentielle une constante déformation des faits par les sentiments, disciplinons les sentiments par les faits. […] Aurait-il apporté une pensée et des sentiments à un parti de gauche, comme son biographe le laisse entendre ?

705. (1898) Impressions de théâtre. Dixième série

Il lui prête de bons sentiments, un désespoir tourné en douceur et en humilité » : Hélas ! […] Au surplus, les bons sentiments ne peuvent-ils fournir autant d’alexandrins que les autres ? […] Mais sa tendresse va à Daniel, par le sentiment d’une conformité entre leurs destinées, elle infirme et lui malade. […] Il a des sentiments ignobles et des gestes avantageux. […] le sentiment a ses droits.

706. (1910) Propos de théâtre. Cinquième série

(Ici il peut y avoir un certain sentiment de supériorité et par conséquent augmentation du moi ; de même que, si l’enfant avait pris les papillotes pour une beauté, il y aurait eu sentiment d’infériorité et tout de suite tristesse.) […] Il faut que l’objet inattendu développe en vous un sentiment de supériorité, de plénitude, d’augmentation du moi, comme il faut aussi que ce sentiment de plénitude soit provoqué par un objet ou une circonstance inattendue. […] Il y a là effet de surprise et aussi sentiment de notre supériorité, épanouissement du moi. […] Gervinus, est un homme de très grand bon sens, qui, n’admettant pas que l’étendue des devoirs dépasse les intentions de la nature, tient un juste milieu entre ce sentiment païen : la haine à l’égard de l’ennemi, et ce sentiment chrétien : l’amour à l’égard de l’ennemi. […] Ce sont ces sentiments qu’elle voulut voir développés sur la scène, autant pour sa consolation que pour son amusement.

707. (1876) Romanciers contemporains

Jamais toutes les délicatesses du sentiment n’ont été mieux exprimées dans la langue des bons écrivains. […] Leurs paroles, leurs sentiments leurs actes appartiennent à leur pays. […] Si, au sentiment très vif de la beauté, il joignait un goût tout à fait pur, il léguerait des modèles. […] Mais, après une courte et terrible lutte, le sentiment du devoir l’emporte, et il se tait. […] Les femmes sont à l’aise dans ce genre, si propre à l’analyse des sentiments.

708. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur de Latouche. » pp. 474-502

Il lui a fallu une rare valeur personnelle pour y suppléer plus tard, comme il fit, par le sentiment. […] Ce sentiment de fraîcheur et de nature, certaine description ingénieuse de quelques superstitions rurales, avaient fait donner à M. de Latouche le surnom d’Hésiode de l’école romantique, il nous le dit du moins ; c’était un bien grand nom. […] Il avait le sentiment du brillant de ces anneaux et de je ne sais quelle puissance interne qui les animait : sa colère était de ne pouvoir les rejoindre et en faire un seul corps. […] M. de Latouche, en quelques-unes de ses pièces, a des éclairs de flamme et un sentiment vif de la beauté physique (voir l’élégie intitulée Apparition). Il a poussé ce sentiment plus loin qu’il n’est permis, même à l’artiste, dans quelques élégies lascives qui font partie de ce qu’il appelle son Portefeuille volé (1845).

709. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Sieyès. Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger. 1851. » pp. 189-216

un écrivain justement célèbre, qui serait mort de douleur s’il avait connu ses disciples, un philosophe aussi parfait de sentiment que faible de vues, n’a-t-il pas, dans ses pages éloquentes, riches en détails accessoires, pauvres au fond, confondu lui-même les principes de l’art social avec les commencements de la société humaine ? […] s’écriait-il dès lors, et certes un homme appelé à nous servir de guide dans l’Assemblée nationale qui va décréter notre destinée. » Ce sentiment très profond de déférence, Mirabeau ne cesse de le lui exprimer dans chaque billet, où il l’appelle en toute occasion le maître : — « Mon maître, car vous l’êtes, même malgré vous !  […] j’aurai passé ma vie entière dans le travail le plus forcé, dans le malheur pour moi, et dans les sentiments les plus généreux, les plus ardents pour le bonheur des autres, et ma récompense sera d’être regardé par eux comme un homme à talents capable d’être adopté par des coteries de vils coquins ! […] J’en conclus que Sieyès, en effet, avait été beaucoup calomnié, que son sentiment moral élevé en avait souffert, que sa délicatesse orgueilleuse s’était révoltée, et qu’il en était résulté dans la partie la plus sensible de son être une maladie du genre de celle dont Rousseau et d’autres grands esprits solitaires se sont vus atteints36. […] Le sentiment intérieur, l’amour des hommes, appellent l’intérêt, les larmes ; bientôt je m’indigne, je frémis, j’en veux aux tyrans, et je finis, non par m’apaiser, mais par me distraire.

710. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre II. L’âme et le corps »

À ceux qui soutiennent que ce sentiment est illusoire incombe donc l’obligation de la preuve. […] L’âme humaine devenait ainsi incapable de créer ; il fallait, si elle existait, que ses états successifs se bornassent à traduire en langage de pensée et de sentiment les mêmes choses que son corps exprimait en étendue et en mouvement. […] Il serait, vis-à-vis des pensées et des sentiments qui se déroulent à l’intérieur de la conscience, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que les acteurs font sur la scène, mais n’entend pas un mot de ce qu’ils disent. […] Il n’est donc pas, à proprement parler, organe de pensée, ni de sentiment, ni de conscience ; mais il fait que conscience, sentiment et pensée restent tendus sur la vie réelle et par conséquent capables d’action efficace. […] C’est bien, en effet, par un sentiment comparable à la sensation de vertige que la folie débute dans beaucoup de cas.

711. (1773) Discours sur l’origine, les progrès et le genre des romans pp. -

On vit alors de simples Bergers prendre la place des Paladins, substituer au ton gigantesque le ton du sentiment, aux événements incroyables, des incidents naturels. […] Il s’attacha moins à décrire les sentiments connus, qu’à distinguer les nuances peu connues qui les modifient. […] On peut, cependant, reprocher à son style un peu de langueur, d’afféterie, & de précieux ; mais il offre aussi quelquefois le véritable langage du sentiment. […] On a fait un juste accueil aux productions de Madame Ricoboni, à la délicatesse de style & à l’onction de sentiment qui les caractérisent. […] Quant au langage des passions, & à l’expression des sentiments, le Lecteur jugera si je les ai saisis.

712. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Édouard Rod »

Rod ses meilleures pages : par exemple celles où, par un ciel gris de novembre, serré en vain contre sa compagne, il sent « le je ne sais quoi d’étranger qui subsiste quand même en eux malgré la fusion de leurs vies (p. 48-49) », et celles encore où il exprime le navrement de tout souvenir, quel qu’il soit, et aussi ce sentiment singulier qu’on est plusieurs êtres successifs qui semblent indépendants les uns des autres, et que le « moi » coule comme l’eau d’un fleuve ou le sable d’une clepsydre… (P. 54-55.) […] » dit Musset. « Nous mourons tous inconnus », dit Balzac dans un sentiment assez semblable. […] est comme l’éprouvette de nos sentiments : il n’y a que les plus profonds et les moins artificiels qui y résistent. […] Je crois aussi qu’on est bon et juste (quand on l’est) naturellement, par un sentiment qui commande et rend le plus souvent facile le sacrifice à autre chose que soi et, comme on l’a dit, par une « duperie » profitable à l’ordre universel et qui dès lors n’est plus duperie : mais pour croire que ce n’en est pas une, il faut faire effort, et sans doute la morale doit commencer par un acte de foi, formulé ou non.

713. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre VII » pp. 56-69

On ne peut pas dire, pour expliquer cette conformité de sentiments, que madame de Staël fut de deux cents ans en arrière de son siècle, ni madame de Rambouillet de deux cents ans en avant du sien ; elles étaient toutes deux de leur temps, de leur sexe, et toutes deux plus sensibles aux plaisirs de l’âme et de l’esprit qu’à tout autre. […] Le style en est simple et noble ; les pensées en sont justes et pleines de raison ; les sentiments en sont vrais, élevés et profonds : on peut dans ces écrits rendre tout à la fois une idée juste de la portée et des directions de la marquise de Rambouillet, et des conversations qui avaient lieu dans son intimité. […] Je crois cet éloge bien mérité : et il est difficile de le croire une plate louange, quand on considère l’homme qui la donne, le fonds de l’ouvrage où il l’a placé, le sentiment qui l’anime en l’écrivant, celui qu’il suppose à la personne pour qui il l’écrit ; et enfin cet éloge vient si naturellement à la place où il se trouve, qu’on ne peut y méconnaître une sorte d’à-propos qui ne serait pas venu à l’auteur pour une femme vulgaire. […] n’était-elle pas de celles qui donnent à l’esprit le plus d’étendue et de lumières, qui s’allie ni le plus naturellement et le plus étroitement aux qualités morales, au perfectionnement de la raison, au sentiment du beau et du grand, à la délicatesse du goût, et se prêtent le mieux aux plaisirs d’une imagination sage et réglée ?

714. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre premier. L’idée force du monde extérieur »

Si je serre la main d’une autre personne au lieu de la mienne, j’éprouve encore le sentiment d’effort musculaire et de résistance, mais je ne sens plus la pression et la douleur. […] Nous n’avons donc dès l’origine qu’un sentiment très vague d’unité, et un sentiment plus clair de pluralité ; en outre, nous avons le sentiment du désir et celui de l’opposition au désir.

715. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Madame de Maintenon » pp. 27-40

Les idées et les sentiments de ce siècle, si splendidement civilisé, se réfléchissaient et se raffinaient en ces jeunes personnes chez qui l’éducation s’ajoutait à la race, de même que les choses les plus grandes qui nous environnent peuvent se réfléchir dans une des facettes de la pierre précieuse qu’on porte au doigt, tout en s’y opalisant des propres couleurs de la pierre. […] Si admirablement élevés qu’aient été nos officiers sortis de Saint-Cyr depuis 1805, — et même en raison de cette éducation militaire qui passe l’uniforme à l’esprit, — ils ne représentent pas la société de leur temps dans toutes ses nuances, comme ces belles jeunes filles, qui touchaient, elles, par tous les points de leur éducation et de leur vie, à toutes les idées et à tous les sentiments du xviie  siècle, représentent celle du leur et la traduisent à l’imagination charmée. […] Si, pour les hommes véritablement ambitieux, le père Joseph du Tremblay est plus beau dans sa bure de capucin que le cardinal de Richelieu dans ses flots de pourpre, si la puissance sans titre, l’influence sans nom, mais effectives, sont plus que le costume, l’éclat et l’attitude du commandement, de quel sentiment ne devons-nous pas être pénétrés pour cette admirable vieille femme que Louis XIV appelait Sa Solidité et consultait en plein conseil de ministres, et qui, majestueuse et discrète, « toujours vêtue d’étamine noire ou feuille-morte », resta toute sa vie une humble chrétienne, avec des manières de femme du monde à tout relever ! […] Madame de Maintenon l’emportait trop par la raison, par le caractère, par la dignité dans la vie, par le sentiment religieux qui planait perpétuellement sur son âme, et teignait ses mots et ses actes de ses reflets les plus graves et les plus solennels, pour avoir ce que l’on appelle de la grâce, ce joli mouvement des natures légères… Littérairement, il est resté d’elle des choses d’une beauté rare, une correspondance qu’aucune femme d’aucun temps ne recommencerait.

716. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Mademoiselle de Condé »

Rien de l’art d’écrire, rien du sentiment de l’écrivain n’est dans cette adorable chose pour laquelle on cherche un nom, difficile à trouver… Quoi qu’il en soit, un tel recueil n’en est pas moins bon à opposer aux livres actuels. […] II Quand Ballanche les publia, ces lettres, pour la première fois, non seulement il donnait à ce qui restait de cœurs purs en France, après les impuretés du xviiie  siècle, une sensation divine bien au-dessus de toutes les sensations que le Génie lui-même peut donner, mais en plus il préservait Mademoiselle de Condé des derniers outrages de ce xviiie  siècle expirant… L’amour de Mademoiselle Louise de Condé pour La Gervaisais, d’une princesse du sang de France pour un petit officier des carabiniers de Monsieur, cet admirable et chaste amour, discret, englouti dans deux âmes d’élite qui eurent également leur renoncement dans l’amour, cette chose rare qui achève l’amour dans ce qu’il a de plus sublime, avait transpiré comme un parfum qu’on percevrait mieux dans une atmosphère empestée, et cette transpiration d’un sentiment ineffablement pur au milieu d’une société corrompue, cette société avait dû en faire ce qu’elle faisait de tout. […] L’intérêt de ces lettres n’est dans aucun fait, dans aucune chose intime passée entre eux et qu’elles rappellent… On n’en connaît point de pareilles parmi les chefs-d’œuvre épistolaires que nous devons même au sentiment de l’amour. […] … et du sentiment de la littérature, que toutes ont plus ou moins… Mademoiselle de Lespinasse, cette brûlée, l’avait.

717. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Valmiki »

nous tombe à travers le cerveau et le cœur pour y faire lever tant de sentiments et de pensées inconnues aux civilisations qui ne sont pas chrétiennes, la poésie de l’Inde n’apparaît plus que comme un paganisme grossier, un joujou pour les yeux et pour les oreilles, une fantasmagorie, une inanité. […] Ses opinions sur le poème qu’il a traduit sont naturellement empreintes de cet enthousiasme nécessaire sans lequel nul homme, nul Sisyphe, n’aurait la force ni l’envie de rouler jusqu’au sommet de l’Himalaya cette pierre énorme d’une traduction d’un poème sanscrit ; mais cet enthousiasme ne peut pas beaucoup influer sur la Critique, qui prend les idées et les sentiments pour ce qu’ils valent, et non pour ce qu’ils ont coûté de peines à ceux qui les ont exprimés. […] Encore une fois, nous le répétons, on peut passer beaucoup à un traducteur, comme à un voyageur qui revient de fort loin, mais il est des bornes pourtant à l’affirmation et à l’enthousiasme, surtout quand le traducteur est un homme de science et d’esprit qui, s’il ne s’agissait pas de son fétiche hindou, aurait le sentiment des choses poétiques tout aussi sûr et aussi net que nous qui le jugeons. […] Esprits d’une civilisation si complètement différente avec des habitudes et des mœurs qui pénètrent jusque dans ce que l’intelligence a de plus impersonnel et de plus intime, nous ne pouvons chercher dans les livres comme celui-ci que ce qui est universel par le sentiment humain et par la beauté.

718. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Georges Caumont. Jugements d’un mourant sur la vie » pp. 417-429

Rien, en effet, ne peut, que la lecture seule de ces pages, donner une idée de cette intensité de passion, de sentiment et de langage. […] — ajoute-t-il en insistant, — je ne crois pas au ciel, mais je crois à l’enfer, où ma place est marquée de toute éternité ; à un enfer où l’inique Jeffries qui doit me juger m’ôtera, pour me confondre, le sentiment de l’iniquité divine, et par ses tout-puissants prestiges, domptant, éblouissant, affolant ma conscience, me fera avouer en grinçant des dents que l’injustice est juste, que l’horreur est clémente, qu’une faiblesse d’un instant exige une éternité de peine infinie ; que le péché originel, la prédestination, le petit nombre des élus, la damnation de Socrate et des enfants non baptisés, sont des miracles de miséricorde, et qu’il est juste et très juste qu’éternellement avec eux je hurle, et qu’éternellement ils râlent avec moi !!! […] Pour moi, il n’était pas né pour être nettement et absolument supérieur dans l’ordre de la pensée comme il eût pu l’être dans l’ordre de la sensation et du sentiment. Or, cet ordre de la sensation et du sentiment, l’aurait-il jamais mieux trouvé que dans le mal physique et moral qui l’a dévoré avant l’heure ?

719. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre IX. Suite des éloges chez les Grecs. De Xénophon, de Plutarque et de Lucien. »

Les grâces dans le même temps avaient, au rapport des anciens, embelli l’esprit, le caractère et l’âme de Socrate ; il allait quelquefois les étudier chez Aspasie : il en inspirait le goût aux artistes, il les enseignait à ses disciples, et probablement Xénophon et Platon les reçurent de lui ; mais Platon, né avec une imagination vaste, leur donna un caractère plus élevé, et associa pour ainsi dire à leur simplicité un air de grandeur ; Xénophon leur laissa cette douceur et cette élégante pureté de la nature qui enchante sans le savoir, qui fait que la grâce glisse légèrement sur les objets et les éclaire comme d’un demi-jour ; qui fait que peut-être on ne la sent pas, on ne la voit pas d’abord, mais qu’elle gagne peu à peu, s’empare de l’âme par degrés et y laisse à la fin le plus doux des sentiments : à peu près comme ces amitiés qui n’ont d’abord rien de tumultueux, ni de vif, mais qui, sans agitation et sans secousses, pénètrent l’âme, offrent plus l’image du bonheur que d’une passion, et dont le charme insensible augmente à mesure qu’on s’y habitue. […] Dans la suite il célébra les vertus dont il avait été le témoin : ce prince, par un sentiment ou bien vain ou bien grand, avait défendu qu’on lui élevât aucune statue ; Xénophon lui éleva un monument plus durable. […] Il n’y a dans tout cet éloge nul mouvement d’orateur ; c’est la marche simple d’un homme vertueux qui parle de la vertu avec ce sentiment doux qu’elle inspire ; en général, c’est là le mérite des anciens ; nous mettons plus d’appareil à tout, et dans nos actions comme dans nos écrits. […] Quoiqu’alors la Grèce fût esclave des Romains, on se souvenait encore des sentiments que l’ancienne liberté inspirait ; et quand l’éloquence trouvait une âme noble, cette éloquence faisait revivre les idées des Miltiade et des Périclès ; c’est ainsi que dans la populace de Rome moderne, il y a eu des temps où l’on entrevoyait les descendants des Scipions.

720. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXI. Des oraisons funèbres de Bourdaloue, de La Rue et de Massillon. »

On ose dire que si le duc de Bourgogne, dans son tombeau, eût été capable d’un sentiment, il eût été indigné de cette faiblesse. […] Le sentiment, quand il est vif, commande à l’expression, et lui communique sa chaleur et sa force ; mais l’âme de La Rue n’est point en général assez passionnée pour soutenir toujours et colorer son langage. […] Un autre défaut de cet éloge, et qui en diminue l’effet, c’est qu’on ne démêle pas bien l’espèce de sentiment qui anime l’orateur : il a l’air, quand il loue, de s’être commandé l’admiration ; mais l’admiration commandée est froide ; et ce sentiment, comme on sait, ne se communique jamais que par enthousiasme.

721. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431

Personne ne le voyait passer sans éprouver un sentiment d’admiration mélangé de respect et de terreur. […] D’ailleurs le cœur simple, la tête étroite de Nanon ne pouvait contenir qu’un sentiment et une idée. […] Ce sont là de ces jeux de comédie domestique trouvés par un sentiment naïf et touchant qui intéressent vivement le lecteur. […] Quand les enfants commencent à voir, ils sourient ; quand une fille entrevoit le sentiment dans la nature, elle sourit comme elle souriait enfant. […] Naïve et vraie, elle se laissait aller à sa nature angélique sans se défier ni de ses impressions ni de ses sentiments.

722. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Gustave Flaubert. Étude analytique » pp. 2-68

Pessimisme : Il est manifeste pour quiconque conserve l’arrière-goût de ses lectures, que les romans de Flaubert tendent à donner de la vie un sentiment d’amère dérision. […] Et ces êtres qui présentent à la vie la carapace de leur stupidité, rubiconds et point méchants, oppriment, grâce à d’obcènes accoup-plements, ces admirables femmes, Mme Bovary, supérieure par la volonté, Mme Arnoux supérieure par les sentiments, qui, avilies ou contenues, subissent le long martyre d’une vie de tous côtés cruellement fermée. […] La loi des nombres gouverne donc les sentiments et les images, et ce qui paraît être l’extérieur est tout bonnement le dedans ?  […] — Ces derniers passages sont extrêmement significatifs ; ils semblent indiquer en Flaubert le sentiment qu’entre ses idées et la phrase particulière dont il veut les revêtir une lutte existe, dans laquelle la forme l’emporte sur le fond et exclut celles des pensées qu’elle ne peut figurer. […] Son amour des mots indéfinis  c’est-à-dire tels qu’ils provoquent dans l’esprit non une image, mais la sourde tendance à en former une et le vif sentiment d’effort et d’élation qui accompagne toute tendance intellectuelle confuse  le porta aux sujets où il pouvait le satisfaire, aux époques lointaines et vagues, aux mouvements intimes de l’âme féminine, aux scènes lunaires et aux théogonies mortes.

723. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre premier. Le Moyen Âge (842-1498) » pp. 1-39

Mais aussi, comme les enfants, n’éprouvent-ils que des sentiments très généraux ou « typiques », dont l’expression est aussi générale qu’eux-mêmes ; et l’art est justement chose individuelle. […] Neufs et inhabiles à l’observation d’eux-mêmes, ils voudraient bien, mais ils ne savent pas, en célébrant leur « dame » ou leur « martyre d’amour », noter le trait caractéristique, donner la touche qui distingue et qui précise, traduire enfin leurs sentiments d’une manière qui n’appartienne qu’à eux. […] Mais le signal n’en est pas moins donné, et cette poésie « courtoise », où le sentiment personnel s’efforce de se faire jour, est déjà le symptôme d’une émancipation prochaine de l’individu. […] C’est ainsi que dans cette Europe naguère encore étroitement unie, les nationalités se forment, par agglomération du semblable au semblable, par une espèce de groupement autour de quelques idées ou de quelques sentiments que l’hérédité transformera plus tard en caractères de race. […] La Ballade des Contredits de Franc Gontier] ; — un vif sentiment du « macabre » [Cf. 

724. (1892) La vie littéraire. Quatrième série pp. -362

L’instinct et le sentiment les mènent. […] Les sentiments naturels éclatent en eux avec violence. […] Elle a le goût et le sentiment de la peinture. […] C’est le sentiment de M.  […] Ils sont tous extrêmement positifs et aussi éloignés que possible de tout ce que nous appelons les sentiments naturels et qui sont au contraire des sentiments cultivés.

725. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 498-499

Une assez juste connoissance de la Morale & de la Politique, plus d’esprit que de talent, plus de finesse que de raison, plus de sentiment que d’imagination, de la facilité pour écrire en Vers & en Prose avec intérêt & avec élégance, sont les principaux traits qui caractérisent les Ouvrages de cet Ecrivain. […] Pesselier sont des Lettres sur l’éducation, semées, par intervalles, de réflexions sensées, de vûes utiles, de morale solide & bien discutée : on désireroit seulement qu’il y eût moins sacrifié la justesse des pensées à la finesse de l’expression & du sentiment : une Idée générale des Finances, & des Doutes proposés à l’Auteur de la Théorie de l’Impôt.

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