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201. (1902) Le chemin de velours. Nouvelles dissociations d’idées

Le jugement de l’artiste en matière d’art est un amalgame de sensations et de superstitions. La foule ingénue n’a que des sensations. […] La vie est une suite de sensations reliées par des états de conscience. […] Il ne faut pas confondre une sensation délirante exprimée telle qu’elle a été sentie avec le travestissement volontaire donné à l’exposition d’une sensation vraie ; confondre avec le dernier, le premier terme de la série. […] Il est forcé d’exprimer, telle qu’il l’éprouve, sa sensation.

202. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 3, que le merite principal des poëmes et des tableaux consiste à imiter les objets qui auroient excité en nous des passions réelles. Les passions que ces imitations font naître en nous ne sont que superficielles » pp. 25-33

Les passions que ces imitations font naître en nous ne sont que superficielles Quand les passions réelles et veritables qui procurent à l’ame ses sensations les plus vives ont des retours si facheux, parce que les momens heureux dont elles font joüir sont suivis de journées si tristes, l’art ne pourroit-il pas trouver le moïen de separer les mauvaises suites de la plûpart des passions d’avec ce qu’elles ont d’agréable ? […] Mais comme l’impression que l’imitation fait n’est pas aussi profonde que l’impression que l’objet même auroit faite ; comme l’impression faite par l’imitation n’est pas serieuse, d’autant qu’elle ne va point jusqu’à l’ame pour laquelle il n’y a pas d’illusion dans ces sensations, ainsi que nous l’expliquerons tantôt plus au long ; enfin comme l’impression faite par l’imitation n’affecte que l’ame sensitive, elle s’efface bientôt.

203. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

Précieux et galants, emphatiques et bouffons, il n’en était pas un qui se servit de ses yeux pour voir, et de sa bouche pour traduire la sensation de ses yeux : c’était trop vulgaire, et ce n’était pas la peine d’avoir de l’esprit — ou de s’en croire — pour faire un si plat métier. […] Car la nature n’est-elle pas la source unique et commune des sentiments et des idées, présente à tous, et la même pour tous, dont tous ont également la sensation et l’intuition ? […] Cette déformation de la réalité par la sensation, cette expansion du moi qui se répand sur les choses, ce sont des phénomènes naturels et généraux qui ont leurs lois, leurs causes et leurs signes permanents. […] Le vrai, le grand lyrique, ce n’est pas un Baudelaire, un chercheur de sensations inouïes, perverses, morbides : c’est un Vigny, un Hugo, un Musset, un Lamartine, qui a souffert plus que nous des mêmes choses que nous : c’est celui qui a crié plus hautement les éternels lieux communs dont la pensée obscure opprime notre âme à tous, nos passions, nos misères, nos ignorances, et l’insoluble énigme : pourquoi suis-je venu ? […] En second lieu, à croire qu’on retrouve la nature toujours la même dans les œuvres des anciens et dans l’expérience actuelle, qu’elle s’offre partout et toujours la même à la sensation et à l’imitation, on aboutit aisément au mépris et à la négation de l’histoire.

204. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

En ajoutant à la sensation naturelle tous ces piments, en la relevant par mille ragoûts intellectuels, il n’est pas rare qu’ils arrivent à décupler l’intensité de leur émotion. […] Monet qui réalise cet hymen formidable de l’Œil et du Soleil où le Sens devient la Sensation ; Zola dans l’idylle panthéiste de l’abbé Mouret demeurent les précurseurs de l’art naturiste. […] Des adverbes aux sonorités métalliques, longuement, intensément, renforcent les périodes, éternisent, prolongent et répercutent comme de successifs échos, la sensation principale. […] Certes, avec une grâce éleusiaque et élyséenne, il nous offrit des sensations larges, saines et fines. […] Chez Verlaine, qui méconnut toujours les sensations compliquées, les facultés de sentir restèrent incultes et vives, vierges de tout intempestif jardinage.

205. (1895) Le mal d’écrire et le roman contemporain

De là la lenteur appuyée des tournures et des mots ; de là l’étreinte nerveuse qui sort de ce ton intentionnel et familier, dont le seul but est de vous imposer la sensation, encore et toujours la sensation, comme un fer qu’on retourne dans une plaie. […] Se figure-t-on les sensations inédites que nous donneraient des pêcheurs, des ouvriers, des aréonautes, qui seraient artistes ? […] La vision de la nature varie selon la sensation amoureuse. […] Ce sont des larmes figées en perles, des sensations tracées par un homme qui a été grand écrivain sans songer à faire une phrase. […] Son procédé de travail, consistant à se raturer sans cesse, l’obligeait à considérer longtemps chaque sensation, à l’examiner toujours plus à fond, à la grossir pour ainsi dire, de sorte que cette sensation prenait peu à peu le relief d’une chose aperçue sur le moment.

206. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

Sensation tentatrice ! […] Lorsque au lendemain du premier empire les jeunes gens ouvrirent les yeux sur la vie, il se trouva que leur sensation de toutes choses ne ressemblait guère à la sensation notée par leurs pères du dix-huitième siècle. […] L’afflux des sensations personnelles est encore ici trop fort. […] Est-il encore un univers de sensations vulgaires et de médiocres destinées ? […] Cet infiniment petit qui distingue nos sensations fait l’originalité de notre tempérament.

207. (1902) Symbolistes et décadents pp. 7-402

Dierx sont-ils des sensations de nature rendues en des rythmes à lui spéciaux. […] Zola, mais capable de recueillir l’écho des plus fines sensations, ce que doit être l’âme d’un poète. […] La sensation que ton esprit caresse va changer tes nerfs en chaînes de plomb. […] Dierx alternait de belles sensations mélancoliques et des légendes lyriques, que M.  […] Formule nouvelle, oui, sensation exotique et rajeunie de choses entrevues et connues, présentées avec une belle rigueur, oui !

208. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre I. L’esprit gaulois »

Il semble que de tous côtés les sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c’est que le Français. […] L’air et les aliments font le corps à la longue ; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive : c’est là tout l’homme, esprit et corps, en sorte que tout l’homme prend et garde l’empreinte du sol et du ciel ; on s’en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes ; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu’un homme d’Amsterdam à un homme de Marseille. […] Ils ne sont point frappés par la magnificence de la nature ; ils n’en voient guère que les jolis aspects ; ils peignent la beauté d’une femme d’un seul trait, qui n’est qu’aimable, en disant « qu’elle est plus gracieuse que la rose en mai. » Ils ne ressentent pas ce trouble terrible, ce ravissement, ce soudain accablement du coeur que montrent les poésies voisines ; ils disent discrètement « qu’elle se mit à sourire, ce qui moult lui avenoit. » Ils ajoutent, quand ils sont en humeur descriptive, qu’elle eut « douce haleine nette et savourée », et le corps aussi blanc « comme est la neige sur la branche quand il a fraîchement neigé. » Ils s’en tiennent là ; la beauté leur plaît, mais elle ne les transporte pas ; ils goûtent les émotions agréables, ils ne sont pas propres aux sensations violentes.

209. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »

Or, quoi qu’en puissent dire les fanatiques des défauts de Musset, ce charmant génie, c’est cette faculté de dédoublement, cette surveillance perpétuelle de la réflexion sur la sensation, qui fait la véritable inspiration. […] Vous avez immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. […] Cela suffit à expliquer pourquoi les Poèmes antiques et les Poèmes barbares n’ont jamais obtenu de vogue parmi les lecteurs qui sont emprisonnés dans le domaine de la sensation, et pourquoi leur place est plus haute parmi ceux qui pensent ; si haute, que la poésie contemporaine en est dominée tout entière.

210. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre I : De la méthode en psychologie »

Le plus simple de tous les phénomènes, une sensation extérieure, a besoin, selon elle, d’un élément mental pour être une perception, et pour devenir ainsi, au lieu d’un état passif et fugitif de notre propre être, un objet durable extérieur à l’esprit. Les notions d’étendue, Solidité, Nombre, Force, etc., quoique acquises par les sens ne sont pas des copies d’impressions faites sur les sens, mais des créations des lois propres de notre esprit mises en action par les sensations. […] Il lui faudrait élever, depuis l’enfance jusqu’à la maturité, un certain nombre d’êtres humains, noter chaque sensation ou impression éprouvées par le sujet, ou noter les causes et ce qu’il en pense.

211. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Le termite »

Et, sous prétexte d’exprimer des nuances de sensation et de sentiment qui, si on les presse, s’évanouissent comme des rêves de fiévreux ou se ramènent à des impressions toutes simples et notées depuis des siècles, ils font de la langue française un je ne sais quoi qui n’a plus de nom. […] Pour donner au monde un roman naturaliste de plus, et, notamment, pour décrire les sensations d’un infirme qui regarde passer les gens à travers une lucarne.

212. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre III. De l’organisation des états de conscience. La liberté »

Les faits psychologiques les plus simples, en effet, viennent se poser d’eux-mêmes sur des phénomènes physiques bien définis, et la plupart des sensations paraissent liées à certains mouvements moléculaires. […] Mais si le mouvement moléculaire peut créer de la sensation avec un néant de conscience, pourquoi la conscience ne créerait-elle pas du mouvement à son tour, soit avec un néant d’énergie cinétique et potentielle, soit en utilisant cette énergie a sa manière ? […] Une sensation, par cela seul qu’elle se prolonge, se modifie au point de devenir insupportable. […] L’associationniste réduit le moi à un agrégat de faits de conscience, sensations, sentiments et idées. […] Mais, précisément parce que nos sens les perçoivent, rien n’empêche d’attribuer leurs différences qualitatives à l’impression qu’ils font sur nous, et de supposer, derrière l’hétérogénéité de nos sensations, un univers physique homogène.

213. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Charles Dickens »

Un écrivain humoristique sera donc un homme qui tend à n’éprouver et, par conséquent, à ne rendre chacune de ses sensations, de ses idées, de ses imaginations, de ses perceptions totales ou fragmentaires, que sous forme de sentiments, d’affections, de passions, d’émotions d’aversion, de crainte, de pitié, d’intérêt, de gaieté, et qui s’émeut ainsi sans cesse et, pour des gens autrement constitués, sans raison. […] Franchissant ces sentiments que caractérise encore un élément marqué de mépris, Dickens, dans les œuvres de la dernière période et dans certaines parties de ses autres livres, s’est élevé parfois à l’une des émotions esthétiques les plus puissantes, la terreur pure, cette étrange sensation de peur, de respect, de muet recul, que donne l’obscur, le tacite, l’inconnu, tout ce qui se voile d’ombre et s’enveloppe de silence. […] Herbert Spencer (Principes de psychologie) a consacré à ce phénomène mental, il est exposé que fondamentalement un sentiment diffère d’une perception, d’une connaissance, d’une idée, en ce qu’il dérive des choses une impression immédiate et continue, non la notion de leurs rapports avec le reste des êtres, non une notion classificatrice, un jugement, mais une pure sensation pendant laquelle l’objet seul apparaît dans la conscience, la flatte ou la heurte selon qu’il lui est bienfaisant ou malfaisant. […] Il est permis de croire en effet que la vision humoristique, émue, violemment partiale, va s’affaiblissant avec l’âge ; l’être affectif en vient peu à peu à se lasser et à se refroidir : il découvre lentement le monde tel qu’il est, hors de lui ; mais il le découvre graduellement, par côtés divers, partiellement, et l’éparpillement même de ses sensations le fait verser facilement dans l’étonnement, dans la terreur, dans une vue des choses pareille à celle de l’enfant et du poète. […] L’émotion, comme nous l’avons dit plus haut, est un état d’âme qui a pour caractéristique non d’être une transition, la sensation rapide d’un rapport, comme les perceptions qui constituent les idées, — mais de rester continu, indivisible, borné au même objet pendant sa durée, c’est-à-dire un.

214. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Edgar Poe »

Et, en effet, Edgar Poe appartient à la famille de ces esprits chez qui les sensations, les manières de voir et presque la manière de souffrir, tout, enfin, est marqué au coin de cette originalité effrayante qui ne vient ni de la hauteur, ni de la profondeur, ni de l’expression inattendue du génie, mais qui semble venir plutôt d’une différence spécifique dans la nature même de la pensée. […] Les sensations excitées du malheureux Legrand sont indescriptibles. […] Et ceux qui sont constitués pour aimer Edgar Poe et ceux qui sont au contraire organisés pour, le haïr, — car cet esprit singulier dérange trop pour n’être pas adoré ou maudit par les natures dis semblables, — tout le monde, même la Critique, éprouva cet étonnement qui n’est pas, il est vrai, une sensation d’un ordre littéraire bien élevé, mais qui est peut-être le seul succès à espérer dans les vieilles sociétés à bout de fécondité intellectuelle et blasées de littérature. […] Jamais il ne sort de l’ordre des sensations, et encore des sensations troublées, pour monter dans une sphère plus haute. […] Et c’est ainsi que la Poésie fut vengée et que le poète fut puni d’avoir sacrifié le Beau à l’Extraordinaire, et les exquises impressions de la poésie aux vulgaires et nerveuses sensations de l’étonnement et de l’épeurement.

215. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre VI. La parole intérieure et la pensée. — Second problème leurs différences aux points de vue de l’essence et de l’intensité »

Par exemple, si le son cheval, en parole intérieure ou extérieure, est le signe le plus apparent de l’idée qu’il éveille, derrière lui se cache un autre signe de la même idée, plus complexe et plus direct, qui, à l’analyse, se décompose dans les éléments suivants : la forme visible de l’animal, le bruit de ses sabots sur le sol, son hennissement, l’image d’un harnachement, celle d’un cavalier ou d’une voiture ; à quoi s’ajoutent, pour un cavalier, l’image des sensations tactiles qu’il éprouve quant il est à cheval, pour un cocher l’image de la sensation tactile que donnent les rênes tenues en main, le bruit du fouet, etc., etc. ; nous rangeons ces images dans l’ordre de leur importance, c’est-à-dire de leur spécificité par rapport à l’idée de cheval. […] La diversité que nous considérons ici n’est pas celle des individus, dont nous parlions tout à l’heure, mais celle des images qui correspondent aux différentes sensations ; une idée générale embrasse dans son unité deux sortes de diversités, celle des individus concrets, qui sont formés d’images diverses, et celle des images, qui sont les unes visuelles, les autres tactiles, sonores, etc. […] L’avènement du langage conventionnel n’a pas entièrement corrigé nos pensées de cette habitude, en définitive, vicieuse : une fois l’homme convaincu que le son en général est de toutes les sensations la plus facile à imiter et qu’il est la matière naturelle du meilleur de nos systèmes de signes l’élément sonore de la pensée prend à nos yeux une valeur toute nouvelle, et l’attention le favorise à notre insu, même au hasard et sans dessein particulier d’imitation. […] la chose est impossible : qu’elle soit seule ou en compagnie, si elle a les doigts occupés, si, par exemple, elle prend un repas, l’image doit tout naturellement suppléer la sensation. […] L’antécédent est une sensation distincte, mais non pas remarquée spécialement (la vue d’une herbe touffue) ; cette sensation provoque une idée interprétative très faible (l’idée d’une source probable), qui provoque à son tour un mouvement musculaire, par lequel l’idée, tout à l’heure inaperçue, est révélée.

216. (1897) Aspects pp. -215

Maître Phantasm a profité de mon assoupissement pour courir les champs sous couleur de récolter des sensations. […] Les sensations leur arrivent trop souvent déviées. […] Eekhoud nous donne la sensation d’un terroir différent du nôtre. […] En effet la musique sans paroles n’éveille en nous que des sensations vagues. […] Son livre, tout en sensations douces, en gammes de nuances grises, bleu pâle, rose fané, est d’un élégiaque.

217. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — M. de Sénancour, en 1832 »

Le bruit grandiose des sapins et des torrents, le bruit de ses propres sensations et de sa sève bouillonnante, avaient couvert pour lui cette éruption de volcan dont il ne paraît pas s’être directement ressenti ni éclairé dans la déduction de ses rêves. […] Plein d’aversion pour une société factice où tout, suivant lui, s’est exagéré et corrompu ; en perpétuelle défiance contre cette force active qui projette l’homme inconsidérément dans les sciences, l’industrie et les arts ; ne croyant plus, d’autre part, à la libre et hautaine suprématie de la volonté, il tend à faire rétrograder le sage vers la simple sensation de l’être, vers l’instinct végétatif, au gré des climats, au couchant des saisons ; pour une plus égale oscillation de l’âme, les données qu’il exige sont un climat fixe, des saisons régulières ; il choisit de la sorte, il compose un milieu automnal, éthéré, élyséen, selon la molle convenance d’un cœur désabusé, ou selon la mâle âpreté d’une âme plus fière, l’île fortunée de Jean-Jacques ou une haute vallée des Alpes ; il y pose le sage, il l’y assimile aux lieux, il lui dit d’aller, de cheminer à pas lents, prenant garde aux agitations trop confuses, et se maintenant par effort de philosophie à la sensation aveugle et toujours semblable. « Je ne m’assoirai point auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre qui domine une plaine illimitée ; mais je choisirai, dans un site bien circonscrit, la pierre mouillée par une onde qui roule seule dans le silence du vallon, ou bien un tronc vieilli, couché dans la profondeur des forêts, sous le frémissement du feuillage et le murmure des hêtres que le vent fatigue pour les briser un jour comme lui. […] Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe, la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui s’avance, modifiés accidentellement dans cette sphère toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe, tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous nos pieds ; nous changeons selon ses formes instantanées, nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa vie. » Cette abdication de la volonté au sein de la nature, cette lenteur habituelle d’une sensation primordiale et continue, il la trouve si nécessaire au calme du sage en ces temps de vertige, qu’il va jusqu’à dire quelque part que, plutôt que de s’en passer, on la devrait demander aux spiritueux, si la philosophie ne la donnait pas.

218. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XIV. De la plaisanterie anglaise » pp. 296-306

Les sensations viennent du dehors, et tous les talents qui dépendent immédiatement des sensations, ont besoin de l’impulsion donnée par les autres.

219. (1809) Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle

Il faut qu’il nous dise ses propres sensations, ses sentiments, les peintures que s’est tracées son imagination. […] Les chroniques, les mémoires, les biographies, pourront seuls donner des sensations de même nature, et agir sur notre imagination. […] On se jeta dans la science des sensations, espérant qu’elle serait plus à la portée de l’intelligence humaine. […] Mais il ne semble pas avoir voulu, comme ses disciples, que toute la science fût réduite à l’examen des sensations. […] Elles sont bien réellement déduites de la sensation.

220. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

Or, en fait d’art, la sensation est dans la foule, mais le jugement est dans l’élite. […] Est-ce que l’homme qui parle le mieux ou qui écrit le mieux sa langue n’éprouve pas, à chaque instant, qu’il y a des nuances, des spiritualités, des inexpressibilités, de ces sensations, de ces pensées, de ces sentiments qui meurent sur ses lèvres ou sous la plume, faute de paroles assez indéfinies pour les rendre ? […] Mais vous, vous me comprenez, car je sais que l’empire de l’imagination et du merveilleux où se trouvent les sensations célestes vous est ouvert aussi. […] Dans la scène de donn’Anna, je me sentis soulevé par une voluptueuse atmosphère qui me balançait légèrement, mes yeux se fermaient malgré moi, et j’éprouvais comme la sensation d’un baiser sur mes lèvres ; mais ce baiser avait toute l’impalpabilité du son le plus harmonieux. […] « Maintenant, je suis plus maître de mes sensations, et je me sens en état, mon cher Théodore, de t’indiquer ce que j’ai cru saisir dans l’admirable composition de ce divin maître.

221. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIe entretien » pp. 5-85

C’est à l’intensité des sensations que la vie de l’âme se mesure, ce n’est pas à la longueur des années. […] Ces hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette terre de sensations, sensations qu’aucune autre langue ne peut rendre en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues parlées ! Ce qu’on ne peut pas dire, on le chante ; la musique, peut-on dire aussi, est la poésie des sensations. […] Je devais devenir Italien de sensation avant d’avoir été Français de cœur. […] J’étais ivre de sensations avant d’être ivre de pensées.

222. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIIIe entretien. I. — Une page de mémoires. Comment je suis devenu poète » pp. 365-444

Les lieux nous entrent dans l’âme par les yeux et s’incorporent à nos sensations, et ces sensations deviennent des caractères. […] Comment un si petit cœur peut-il contenir, exprimer, remuer de telles ondes de sensations dans l’air qu’il remplit de ses gémissements ou de ses hymnes ? […] J’en retrouve les traces dans ce passage des Confidences qui peint vaguement ces premières sensations de l’infini dans un cœur d’enfant. Ces sensations de la nature se mêlaient de jour en jour davantage dans mon âme avec les pensées et les visions du ciel. […] Parce qu’indépendamment des beautés réelles de ce style, ce style était neuf, et qu’il y a dans la nouveauté une primeur de sensations qui est à elle seule une beauté littéraire.

223. (1883) Le roman naturaliste

Ce n’est pas cette sensation qui traduit pour moi l’obsession de l’idée fixe, c’en est une autre. […] Nos sensations sont une part de nous-mêmes, assurément ; je dis seulement qu’elles en sont une part inférieure. […] comme les moindres sensations retentissent longuement et profondément en elle ! […] Son héroïne était tout embarrassée dans les liens de la chair, et tous ses sentiments se résolvaient en sensations. […] Mais la personnalité ne commence qu’avec le retentissement de la sensation sur l’intérieur.

224. (1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 7761-7767

L’esprit consiste à savoir frapper plusieurs organes à-la-fois ; & si l’on examine les divers écrivains, on verra peut-être que les meilleurs & ceux qui ont plû davantage, sont ceux qui ont excité dans l’ame plus de sensations en même tems. […] Les gens grossiers n’ont qu’une sensation, leur ame ne sait composer ni décomposer ; ils ne joignent ni n’ôtent rien à ce que la nature donne, au lieu que les gens délicats dans l’amour se composent la plûpart des plaisirs de l’amour. Polixene & Apicius portoient à la table bien des sensations inconnues à nous autres mangeurs vulgaires ; & ceux qui jugent avec goût des ouvrages d’esprit, ont & se sont fait une infinité de sensations que les autres hommes n’ont pas.

225. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — La rentrée dans l’ordre »

La raison et la vie ont fait entendre en lui leurs voix impérieuses, et fait entrevoir le néant qu’il allait être, dans une terrifiante vision : « La sensation de ce néant, il l’eut. […] Alors, dans son cerveau lamentable, la Foi vorace s’installait, comme les oiseaux de proie dans les carcasses de chameaux qui jonchent les routes des Saharas… » Et maintenant, c’est « là-haut », dans sa pensée solitaire, qu’il vit exclusivement, « hors de la vie », avec « la mystique sensation de la présence et de l’étreinte divines », ayant même réfréné les tendresses mystiques de son adolescence, tout plein de l’austère joie de se sentir élu, dans la fière sincérité de son vœu. « Ce lui était une béatitude fervente et triste, comme la pâmoison des imaginaires sensualités, dans ce que les théologiens appellent la délectation morose. […] Voilà donc un être humain attaqué à la base, déjà privé d’une existence dont les facultés de sensation constituent l’essentiel aliment, et aux yeux duquel l’existence doit apparaître mauvaise et maudite. […] Tu as du sang, des muscles, des énergies, des sensations, un cerveau.

226. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Tout ce que j’ai compris de ma vie du clair-obscur » pp. 26-33

C’est le même effet que celui de la vitesse avec laquelle on tourne un globe tacheté de différentes couleurs, lorsque cette vitesse est assez grande pour lier les taches et réduire leurs sensations particulières de rouge, de blanc, de noir, de bleu, de vert, à une sensation unique et simultanée.

227. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VII. De la physique poétique » pp. 221-230

Les premiers hommes étant presque ainsi incapables de généraliser que les animaux, pour qui toute sensation nouvelle efface entièrement la sensation analogue qu’ils ont pu éprouver, ils ne pouvaient combiner des idées et discourir.

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