Entre le jeune voyageur de 1831 et celui d’aujourd’hui, je fais la part de la physionomie individuelle, de la différence des caractères et des formes de talent ; mais aussi il me semble qu’on peut, en lisant les deux récits, se faire une idée des éléments tout nouveaux qui sont entrés dans l’éducation depuis trente ans, des excitants qui flottent dans l’air et qu’on y respire ; de la réalité en fusion qui circule, qu’on absorbe, et qui ressort ensuite par tous les pores ; en un mot, du changement introduit dans la nourriture générale des esprits, même de ceux qui sembleraient appartenir à un même courant d’opinions et de traditions. […] C’est pour cela que j’ai toujours considéré la métaphysique et toutes les sciences purement théoriques, qui ne servent de rien dans la réalité de la vie, comme un tourment volontaire que l’homme consentait à s’infliger… » Ainsi il n’a point échappé à la crise inévitable des nobles esprits, an doute ; mais il s’en est tiré en l’éludant, en composant : il a mis quelques vérités à part, il ne dit pas lesquelles, mais on les devine aisément (Dieu, spiritualité, immortalité de l’âme, une portion de christianisme…). […] A ces esprits, si distingués d’ailleurs, il manque, pour connaître tout l’homme et toute la société, d’être allé jusqu’aux dernières limites, d’avoir fait le tour entier des vérités ou des réalités.
Or, ce livre sur les poëtes latins de la décadence n’est en effet, dans son but principal, j’ose le dire, qu’un manifeste raisonné, assez érudit d’apparence, mais plein d’allusions, qui vont, je le crois bien, jusqu’à compromettre en plus d’un endroit la réalité historique et l’exactitude biographique, un manifeste contre la poésie moderne dite de 1828, et ses prétentions, et même ses principaux personnages. […] Tandis que ces personnes de talent brillant et d’imagination vive nous développent des vues générales et des synthèses sur le passé, comment veulent-elles qu’on ne doute pas un peu de la réalité de l’idée, quand on les sait se tromper si à bout portant dans les coalitions qu’elles s’imaginent voir éclore sous leurs propres yeux ? […] Grâce à part, au milieu de toute son apparence et de sa réalité de sens et de raison, il a bien, il est vrai, du convenu, des opinions qui ne sont pas nées en lui dans leur originalité ; il a, dans ses développements, des habitudes littéraires qui font que la phrase domine un peu et amplifie et achève parfois l’idée.
Je remarque encore que le doute de Montaigne atteint avec la métaphysique d’autres choses, mais qui sont précisément comme un écoulement de la métaphysique dans la réalité : et je crois bien que son scepticisme transcendental a surtout pour but de couper dans la racine les affirmations métaphysiques dont notre vie sociale reçoit sa forme, et pour lesquelles nous nous coupons la gorge. […] S’il veut nous retrancher toutes les passions qui troublent la vie, en éloignant de notre vue les objets de ces passions, c’est qu’il estime au moins la réalité de la vie. […] L’ambition, l’avarice, nous asservissent à des biens qui ne dépendent pas de nous, à des biens souvent chimériques qui se déroberont à notre poursuite, ne nous laissant que la réalité des tracas et des fatigues.
Ainsi s’achève, dans cette fidèle affection des chevaliers pour les instruments de leur gloire, cet idéal de vertu militaire dont la réalité a fourni les premiers traits aux trouvères, auteurs de nos vieilles chansons de geste. […] Les poètes comiques, qui à toute époque se chargent de faire saillir le désaccord existant entre l’idéal et la réalité, se moquent du personnage accepté comme modèle ; ils font la parodie ou la satire des héros qui sont déplacés dans un milieu nouveau. […] Pour les œuvres qui s’attachent à peindre la réalité sans essayer de la transformer, qui mettent leur point d’honneur à ne pas trahir les préférences de l’auteur, qui s’efforcent de reproduire impartialement le spectacle du monde environnant, pour les œuvres réalistes, en un mot, il semble d’abord qu’elles soient, pour ainsi parler, amorales et, par conséquent, incapables d’exercer un genre d’action qu’elle ne recherchent pas, qu’elles font même profession de s’interdire.
Dans ses Mémoires, le chapitre par lequel il entame sa vie politique et qu’il intitule « De Bonaparte », débute également par une page qui va rejoindre la dernière invocation de ce poème des Martyrs : « La jeunesse est une chose charmante ; elle part au commencement de la vie, couronnée de fleurs, comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile… » Et le poète conclut que, quand la jeunesse est passée avec ses désirs et ses songes, il faut bien, en désespoir de cause, se rabattre à la terre et en venir à la triste réalité. […] Ce faux biens d’ici-bas, selon le poète, c’est la réalité, c’est le monde politique, c’est le gouvernement de la société et des autres hommes ; les poètes, quand ils ont épuisé leurs songes et leurs chimères, veulent bien y arriver et y condescendre, les uns comme M. de Lamartine avec plus de sérénité et de clémence, les autres comme M. de Chateaubriand avec plus d’irritation et d’amertume. […] Pourvu qu’il ait son jour et qu’il en vienne à posséder enfin la réalité des choses, que lui importent quelques vanités et quelques apparences d’un instant ?
Mais c’est dans l’action surtout qu’il s’instruira. « J’avais souvent rêvé de cette heure où j’entrerais dans la réalité. » Un jour, dans la tranchée, il songeait à la mort et lui cherchait un remède : Il est infiniment doux, dans des moments comme celui-ci, de sentir qu’il y a d’autres âmes autour de nous, qui, si nous ne pouvons pas le faire, sauront élever bien haut le flambeau que nous venons de porter en avant… Mais soudain il s’arrête, il écarte ce vol des oiseaux de deuil : D’autres ? […] Bien des réalités de l’ordre spirituel, qui n’étaient que des fantômes, sont devenues chair et vie, par une expérience à chaque instant renouvelée. […] Sans rien écarter de ce qui faisait notre trésor (car ils montrent au moins autant que nous les aptitudes positives et le sens des réalités de surface), ils ne laissent rien de morne dans les parties mystérieuses de leur être et ils ont retrouvé les puissances des siècles de l’enthousiasme, Par là ils sont des natures plus complètes que n’étaient leurs aînés et s’approchent davantage du type de l’homme intégral.
En somme, il y a trois vies dignes d’être vécues (en dehors de celle du parfait bouddhiste, qui ne demande rien) : la vie de l’homme qui domine les autres hommes par la sainteté ou par le génie politique et militaire (François d’Assise ou Napoléon) ; la vie du grand poète qui donne, de la réalité, des représentations plus belles que la réalité même et aussi intéressantes (Shakespeare ou Balzac), et la vie de l’homme qui dompte et asservit toutes les femmes qui se trouvent sur son chemin (Richelieu ou don Juan).
Elle serait petite, faible de corps, plutôt laide, comme il semble qu’elle ait été dans la réalité. […] que voilà une aventure qui a dû être rare dans la réalité !)
M. de Lamartine — ceci ne l’offensera pas — est lui-même un Racine ; c’est un spiritualiste de l’art ; c’est un poète platonique ; la chair, la réalité ; le fait lui répugnent. […] Le drame est assez splendide et assez pathétique pour n’avoir pas à craindre l’analyse ; les ombres ne sont pas des taches ; la réalité, en un si noble sujet, ne détruit pas l’harmonie ; et la vérité, même vue de près, est encore l’idéal.
Sa vision est souvent complexe, embrouillée, baignée de mystère, comme la réalité vivante. […] La réalité, si bien comprise et invoquée, ne lui a pas ménagé ses rayons et sa splendeur.
Individu et société sont deux réalités qui existent concurremment et qui se supposent l’une l’autre, tout en s’opposant l’une à l’autre. — Il convient de remarquer d’ailleurs que dans l’ordre concret, dans l’ordre des réalités vivantes et agissantes, le sens relatif du mot antinomie est le seul acceptable.
On a si bien isolé le fait de la détermination de ses conditions et de ses résultats, de ce qui le précède et de ce qui le suit, qu’on l’a réduit à un point mathématique, à un moment presque insaisissable, qui n’a plus de réalité. […] De là des questions factices et des assertions étranges ; par exemple, que la volonté « est égale chez tous les hommes », ce qui est en désaccord complet avec les faits, mais en accord parfait avec cette abstraction qu’on a substituée à la réalité, ici, comme partout, l’important était de bien poser la question ; mais la méthode des facultés n’a pas peu contribué à séparer ce qu’il ne fallait pas désunir, et à produire ainsi une fausse interprétation des faits.
Il avait, au milieu de son rêve, l’expérience, le sentiment de la réalité, le bon sens. […] J’ai déjà nommé M. de Balzac ; ce romancier original a trouvé, je l’ai dit, une veine qui est bien à lui ; elle peut nous plaire plus ou moins, mais elle est sienne ; il n’a pas prétendu faire du chaste, et de l’idéal ; il se pique avant tout de physiologie, il pousse à bout la réalité et il la creuse.
C’est toujours (non plus ici dans le roman mais bien dans la réalité) ce Julien Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et méchant », que les femmes, qui se connaissent en ressemblance, disaient être un portrait fait devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu sombrement idéalisé. […] Mais nous disons que ces défauts, qui gênent et qui dégoûtent, ne détruisent pas l’empire exercé par Stendhal sur les esprits un peu fortement organisés, signe certain qu’il y a ici une puissance — une réalité de puissance — dont la Critique est tenue de trouver le secret.
Vraie supériorité de femme que chacun sentit et que personne ne jugea, parce qu’elle charmait trop ceux qui se mêlèrent à sa vie, elle n’était peut-être pas plus belle qu’elle n’était spirituelle, cette femme à qui Canova n’avait qu’à poser une couronne sur les cheveux pour en faire la Béatrice du Dante, et que tous ils ont dite si belle, dans une si grande unanimité d’illusion, que cela équivaut à une réalité pour l’Histoire. […] Je ne vois nulle part, dans ces deux vagues et confuses publications, le portrait que j’aurais voulu, — le portrait net, précis, essuyé de tout rêve et de toute rêverie, d’une matérialité vivante, qui crochèterait la pensée de la force de sa réalité et l’empêcherait d’errer jamais sur le compte de ce beau visage que les hommes ne reverront plus ; car le Léonard de Vinci de cette Joconde du xixe siècle, qu’aurait pu être Chateaubriand qui ne l’a pas été, ne viendra jamais.
C’est toujours (non plus ici dans le roman, mais bien dans la réalité) ce Julien Sorel (du Rouge et Noir) « au front bas et méchant » que les femmes, qui se connaissent en ressemblance, disaient être un portrait fait devant une glace, quoiqu’il leur parût un peu sombrement idéalisé ! […] Mais nous disons que ces défauts, qui choquent et qui dégoûtent, ne détruisent point l’empire exercé par Stendhal sur les esprits un peu fortement organisés, signe certain qu’il y a ici une puissance, une réalité de puissance, — dont la Critique est tenue de trouver le secret.
Hélène, qui intéresse au moins par ses défauts, — parce qu’elle est une femme très bien observée de ce temps anémique et épuisé, qui n’a plus de passion réelle, qui voudrait en avoir ou s’en donner et qui ne peut, et qui n’a pas même la rage de son impuissance, — Hélène est, en somme, un type qu’on ne peut admirer que parce qu’il est ici admirablement exprimé ; mais, tel qu’il est cependant, il nous prend plus fort, à cause de sa réalité, que le type de l’Orpheline, de cette impeccable Madelaine, qu’on pourrait appeler la mécanique du devoir continu, remontée par son père pour sonner le dévouement et les services à rendre à toute heure de jour et de nuit. […] Hélène elle-même, malgré sa réalité, Hélène, avec son mariage vaniteux de fille qui veut être mariée seulement pour être mariée, et sa mesquine jalousie de sœur, finirait peut-être aussi par nous détacher d’elle si son roman, comme celui de tant de jeunes filles, s’arrêtait platement au mariage.
Toutes les professions qui réclament la connaissance de la réalité et l’adaptation à celle-ci, présument l’attention. […] Il enrichit leur mémoire de sons, non d’images nettement dessinées de la réalité. […] Il élisait plutôt domicile dans la Renaissance, quand il voulait s’éloigner de la réalité dans le temps, et en Orient ou dans les pays fabuleux, quand il voulait s’en éloigner dans l’espace. […] La légende religieuse lui avait été contée comme un fait matériel, il était pénétré de sa réalité littérale, et il la rendait comme il aurait présenté toute autre histoire vraie. […] Ils introduisirent, en conséquence, dans leurs tableaux, des allusions mystérieuses et des symboles obscurs qui n’avaient rien à faire avec la reproduction de la réalité visible.
. — Enfin, au matin du cinquième jour, un sens nouveau se mit de complicité avec les précédents, pour donner à l’illusion le dernier caractère de la réalité.
Tant pis pour le Chinois, s’il n’est pas tel dans la réalité !
.), à seule fin que se manifestent en réalités immédiatement reconnaissables lesdites cérébrales éclosions.
Non, la réalité contient et contiendra toujours quelque chose que ne peut saisir la science la plus minutieuse et la plus subtile.
D’ailleurs une présomption d’irréalité pèse déjà sur ces objets : lorsque, regardant de près à leur genèse on les voit émerger de la sensibilité même du sujet, n’est-on pas tenté de se demander s’ils ne sont pas de simples signes auxquels le moi confère la réalité par un acte de volonté arbitraire ?
Telle est la réalité qu’il oppose aux divers systèmes des pouvoirs délégués ou consentis, et le fait fondamental, et divin puisqu’il est nécessaire, de l’existence du pouvoir bien avant qu’il ait été reconnu et consacré par nos faillibles et tardives légalités.
Sensible et vibrant comme il l’est, avec ce beau flot de sang vermeil qui ne bout pas, mais qui circule si largement dans ces Légendes de la Vallée où les tièdes impressions de la réalité nous montent au front comme des émanations de vie, l’auteur de Berthe et du Chercheur de Rives n’a-t-il donc pas mieux à faire qu’à se plonger, masque de païen sans visage, dans l’odieuse tristesse d’Épicure ?
Si la Science consiste, par définition, dans une étude objective de la réalité, n’est-il pas évident que son premier soin doit être de subordonner ses procédés de recherche à la nature propre, ou, si l’on veut, à l’espèce de cette réalité ? […] Il veut amasser des faits réels, et il se soumet à cette réalité. […] La réalité de l’âme ne réside donc pas pour Balzac dans la seule pensée. […] C’est considérer que le fait, social est une réalité, comme le fait physiologique, dans le cas de la médecine, ou le fait philologique, dans le cas de la grammaire. […] Son invraisemblance même devient alors un élément de sa réalité.
Jamais il n’a plus heureusement « consolidé par de solides pensées » les fantômes inconscients qui se meuvent dans l’ordre inférieur de la réalité. […] Bref, il est une page de prose égarée dans un poème — que d’ailleurs il ne dépare pas, qu’il rattache à la réalité. […] Ici, l’optimisme de Goethe adoucit singulièrement la réalité. […] » Mais il n’expliqua point quelle avait été son « idée » ; et réellement, quelle qu’elle ait été, elle disparaît dans la réalité du récit, qui l’efface au lieu de l’éclairer. C’est même là qu’est la séduction durable du roman : Goethe l’a traité avec une puissance de réalité qu’il n’a peut-être jamais atteinte ailleurs.