Les protagonistes, les acteurs d’Humiliés et offensés, la galerie secondaire de Crime ; cette singulière foule d’êtres infirmes et sains, détraqués, réjouis, aimants, canailles, nobles, subtilement pervers et pauvrement angéliques, les Rogojine, Muichkine, Vastasia, Philippovna de L’Idiot, donnent tous l’impression de cette chose rare dans les livres, la chair, la chair tactile, saignante, molle, rose ou sale, cette chose la plus humaine, couverte de sa peau, traversée de vaisseaux, de nerfs, de glandes, et portant dans le rapide tourbillon des liquides nourriciers, des lymphes et des hématies entre ces cellules épuisées ou turgescentes, tout l’essor des instincts, des ruts, des violences, des désirs et des douleurs, qui, sous la mince surface des phénomènes spirituels conscients, constituent comme les muscles et le squelette de l’âme humaine.
Je l’ai dit plus haut, son succès obtenu, soutenu et maintenu trente ans, est un vrai phénomène !
Phénomène poétique sans exemple !
Ils toléreront que l’historien de la marquise de Pompadour ou de mademoiselle de La Vallière raconte des anecdotes à la fois libres et historiques ; qu’un diplomate signant Trois-Étoiles rapporte un propos léger, — qu’on appellera gaulois pour le faire passer, — d’un personnage russe ou anglais ; qu’un naturaliste s’exprime en termes clairs sur les phénomènes naturels : et d’ailleurs, quinze jours après l’apparition de la livraison, vous êtes sûrs de retrouver intacts, dans plus d’une maison, sans une coupure aux tranches, les articles de cette sorte.
« Comme tout phénomène a son sujet d’inhérence, comme nos facultés, nos pensées, nos volitions et nos sensations n’existent que dans un être qui est nous, de même la vérité suppose un être en qui elle réside, et les vérités absolues supposent un être absolu comme elles, où elles ont leur dernier fondement.
Chez le poète, c’est-à-dire chez l’homme exceptionnellement imaginatif et qui par un véritable entraînement professionnel a exagéré encore cette particularité de son tempérament, les mêmes phénomènes se reproduiront à une plus haute puissance. […] Même phénomène se produit pour toute imitation musicale. […] Ce jour-là s’était produit ce phénomène bien connu, cette émotion intense qui parfois prend un auditoire et revient aux exécutants, dont le jeu devient plus expressif encore : alors l’effet est incomparable. […] Il se produit d’ailleurs, à la suite d’efforts cérébraux intenses, un phénomène psychique remarquable : c’est cette sorte d’excitation des facultés inventives, que finit par provoquer la réflexion même. […] Daudet et quelques autres écrivains, ce phénomène se produirait soudainement, comme une crise.
Que ces deux phénomènes, d’un caractère ethnique à ce degré, se soient déclenchés sous l’influence déterminante d’une doctrine élaborée dans la banlieue parisienne par un solitaire qui n’a jamais agi, c’est une aventure qui dénonce, dit encore M. […] Elle a sa part de vérité, qu’il faut réduire à des phénomènes tout près d’être morbides. […] Rencontrons-nous là un phénomène de psychologie raciale ? […] Nous assistons aujourd’hui à un phénomène pareil pour deux des maîtres de la fin du dix-neuvième siècle, bien différents, mais tous les deux supérieurs, Sully-Prudhomme et Dumas fils. […] Il la distinguait, cette psychiatrie, de la neurologie qu’il connaissait très bien, mais qui ne l’intéressait pas au même degré que cette recherche des phénomènes psychopatiques, leur conditionnement, leur évolution, leurs différences d’espèces.
Les orages de cette passion sont des orages secs et sans eau, tout à fait comparables aux tourbillons des plaines arides et brûlées, si bien que les sentiments de l’homme semblent s’être formés sur le modèle des phénomènes du climat. […] Le phénomène qu’il présente est comparable à celui de la coque verte de la rose qui se brise progressivement pour laisser épanouir le bourgeon. […] Au nombre des phénomènes moraux qui accompagnent l’ambition criminelle sont les avertissements, les tressaillements, les remords de la conscience : ils se retrouvent chez Macbeth ; mais comment ? […] Et puis de tels phénomènes sont si rares ! […] Il en est des phénomènes de notre vie morale comme des phénomènes de la beauté physique et de la santé ; leur origine est toujours plus ou moins lointaine et cachée.
Nous n’avons plus autour de nous que les phénomènes : ce sont comme les images des choses, images derrière lesquelles les choses se sont évanouies. […] Édouard Schuré considère que nous assistons à un grand et admirable phénomène, présentement. […] Cela tient à maints phénomènes, tels que le progrès de la démocratie, la nouvelle répartition de la fortune, l’influence de l’étranger, le désordre national. […] Bien entendu, il n’est pas le premier à chercher dans les phénomènes de la velléité inconsciente les principes de toute activité spirituelle. […] « Tout phénomène est le symbole d’une vérité… » À la faveur de ce dédoublement, on s’échappe.
De fait, tout le monde a remarqué que souvent de fort honnêtes gens commettent de vilaines actions, tandis que — plus rarement — de parfaits coquins en font de bonnes : c’est là un phénomène facile à constater, pour peu qu’on ouvre les yeux autour de soi ou qu’on parcoure de temps en temps la Gazelle des tribunaux. […] Le vrai se consolerait de cette suprême injustice : il était idéaliste ; il croyait que les phénomènes n’ont de réalité que dans notre esprit ; il ne pourrait donc pas s’étonner du sort réservé aux philosophes. […] Le phénomène est banal : chacun a pu l’observer sur soi-même. […] » « Il nous abandonne sur la terre, dira-t-elle, à nos risques et périls, sans autres ressources que notre labeur incessant, sans autre indication que des phénomènes dont la cause et la fin nous restent inconnus ; soit ! […] Un homme qui professe de telles théories et qui, non content de les professer, les met en pratique, au milieu même de la civilisation qu’elles contredisent, c’est à coup sur un phénomène assez rare.
C’est la création tout imaginaire, nous dirions volontiers toute subjective, d’un organisme dont les fonctions normales ont été dérangées ; c’est-à-dire un phénomène que la science peut observer et dont elle s’étonne de voir les particularités notées depuis longtemps déjà par un poète ; un poète qui aurait pratiqué l’hôpital et l’asile d’aliénés. […] « Si celui-ci s’assujettissait à n’imiter que l’accent inarticulé de la passion dans les airs de sentiment, ou que les principaux phénomènes de la nature dans les airs qui font tableau et que le poète sût que son couplet doit être la péroraison de la scène, la réforme serait bien avancée95. » Telle aurait pu être la déclaration de principes de ceux que l’on commence à appeler les ancêtres des réalistes contemporains. […] Le réalisme positiviste s’y prend autrement pour guérir les maux, il en cherche les causes scientifiquement : « Nous montrons le mécanisme de l’utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu’on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes : en un mot nous travaillons avec tout le siècle à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l’homme décuplée. » Pour l’accomplir, le réaliste sincère et zélé surmontera toutes les éprouves et tous les dégoûts. […] Renonçant irrévocablement à sortir de l’expérience, de peur de s’égarer dans le surnaturel, qui n’est que l’irrationnel, se condamnant à ne plus admettre comme les idéalistes des forces mystérieuses en dehors « du déterminisme des phénomènes », l’écrivain, le peintre n’imaginera plus. […] Comme le savant, le romancier joindra aux observations ces sortes d’expériences « qui servent à faire voir », c’est-à-dire qu’après avoir noté ce qui se passe autour de lui, il fera « mouvoir les personnages dans une histoire particulière, pour y montrer que la succession des faits y sera telle que l’exige le déterminisme des phénomènes mis à l’étude ».
J’aurais aimé à trouver dans son Introduction d’Hippocrate quelque page vivante, animée, se détachant aisément, flottante et immortelle, une page décidément de grand écrivain et à la Buffon, comme il était certes capable de l’écrire, où fut restauré, sans un trait faux, mais éclairé de toutes les lumières probables, ce personnage d’Hippocrate, du vieillard divin, dans sa ligne idéale, tenant en main le sceptre de son art, ce sceptre enroulé du mystérieux serpent d’Épidaure ; un Hippocrate environné de disciples, au lit du malade, le front grave, au tact divinateur, au pronostic sûr et presque infaillible ; juge unique de l’ensemble des phénomènes, en saisissant le lien, embrassant d’un coup d’œil la marche du mal, l’équilibre instable de la vie, prédisant les crises ; maître dans tous les dehors de l’observation médicale, qu’il possédait comme pas un ne l’a fait depuis. […] Littré, dans une Introduction de 60 pages placée en tête de la troisième édition (1856), rectifiait le point de vue, marquait les pas de l’histoire, faisait la part des artifices et des habiletés secrètes en usage dans l’Antiquité ; mais aussi il restituait tout un ordre de phénomènes nerveux extraordinaires, se renouvelant isolément ou par épidémie, jouant le miracle, ne relevant pourtant que de la médecine, et qui même, n’étant pas expliqués encore, ne sauraient réussir un seul instant à tromper l’œil de la philosophie, « amie de la régularité éternelle.
Il compare encore ce grand phénomène aux formations géologiques : « Ce ne sont pas, dit-il, des amas çà et là disséminés par l’action turbulente et saccadée de mille courants variables, mais ce sont des dépôts lents et uniformes produits par l’action également lente et uniforme de vastes mers et de grands lacs. » Il cherche et retrouve la filiation jusque dans le désordre apparent ; il la dégage et la démontre souvent avec bonheur à travers tous les déguisements qui la masquent, et les irrégularités qui sautent aux yeux. […] En d’autres termes, ce n’est point le mélange et l’influence des Barbares qui ont causé des altérations ; ce n’est pas la décadence politique et intellectuelle de l’Empire qui a réagi sur le parler et y a introduit toutes sortes de fautes contre l’analogie ; il n’y a eu dans ce grand phénomène ni vicieuse intervention de l’étranger, ni appauvrissement graduel des sources du savoir et de la grammaire : mais les germes analytiques qu’on peut voir poindre sous la forme synthétique de l’idiome latin se sont développés.
J’ai eu de la peine à comprendre moi-même ce phénomène de la mise en vente pendant dix ans, à grandes pertes pour moi, à grands bénéfices pour les acquéreurs, sans qu’un seul capitaliste fût tenté par ces bénéfices. […] Les onze premiers ne traitent que de la haute astronomie, le firmament, les astres, les phénomènes célestes ; puis viennent les livres qui concernent la division de l’année en mois, jours, saisons ; puis ce qui concerne la terre et le sol, puis ce qui concerne les eaux, leur régime, leur application.
» Ce demi-chant est rempli de stances semblables sur tous les phénomènes de la culture, de la lune, des saisons ; ce sont les Géorgiques de la France méridionale, mais les Géorgiques animées par la joie de l’amour et de la récolte, les Géorgiques passionnées au lieu des Géorgiques purement descriptives du Virgile de Mantoue. […] Or, par une heureuse coïncidence, ce rare phénomène végétal semblait nous avoir attendus pour s’accomplir sous nos yeux.
Ces phénomènes de jeunes filles, répandant, comme Madeleine, leur urne de parfum sur les cheveux blancs d’un homme illustre, sont plus fréquents qu’on ne pense. […] Ce phénomène d’une stérilité relative après des époques de merveilleuse fécondité n’est pas seulement spécial à l’Allemagne après la clôture du dix-huitième siècle, il est remarquable dans toute l’Europe.
Quand la supériorité est démesurée parmi les enfants, elle ne suscite plus l’envie ; on la subit et on l’acclame comme un phénomène ; et, comme les phénomènes sont isolés et ne se renouvellent pas, ils n’humilient pas la jalousie parmi les hommes, ils l’étonnent.
. — Nous en aurions fini avec la liaison des phénomènes littéraires et des phénomènes artistiques, s’il n’existait des arts dits inférieurs, qui ne méritent pourtant pas d’être dédaignés, parce qu’ils contribuent, eux aussi, au charme de la vie ; j’entends ceux qui prennent à tâche de meubler et de décorer les habitations, de dessiner les jardins et les parcs, de parer la personne humaine, et à cela il convient d’ajouter les jeux, fêtes et divertissements qui aident l’homme à jouir de ses loisirs.
Il ajoutait encore que ces psychologues, bon gré, mal gré, étaient plus faits pour les descriptions de l’extériorité que pour des phénomènes intérieurs, que par leur éducation de l’heure présente, ils étaient capables de décrire très bien un geste, et assez mal un mouvement de l’âme. […] Jeudi 3 novembre Quel singulier phénomène, que celui qui rend un auteur complètement dupe de ce qu’il imagine, avec tous les tâtonnements de l’imagination !
Le passage rapide par des états d’âmes variés, pensées, émotions, volontés, fait que tous tes phénomènes mentaux sont perçus par la conscience ; connus ainsi, ils se transforment du même coup nécessairement en pensées ou en pensées de pensées. Le coefficient intellectuel de chaque acte moral, c’est-à-dire le coefficient inactif, est notablement augmenté ; le sujet de ce phénomène oublie de plus en plus de vivre pour se voir vivre ; il diminue à la fois son existence et le plaisir qu’il a pu prendre à en être le spectateur.
Je ne sais quel vague ennui, phénomène ordinaire du printemps sur les hommes sédentaires, se trahissait en nous par l’inattention, les nonchalances d’attitude, les bâillements mal contenus sur les bancs de bois de la salle. […] Nous étions tout regard et toute oreille pour le phénomène promis.
Avenues insensibles d’une cité creusée au centre même de la terre, son ciel ignorant du chaud et du froid, l’ombre de ses arcades, de ses cheminées, en nous donnant le mépris des apparences, des phénomènes, déjà, nous rendaient plus dignes du rêve absolu où un Kant put sentir son esprit s’amplifier en plein vertige nouménalcc. […] Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.
Pour eux, le milieu, ce n’est pas le sol nourricier qui façonne l’individu, le lieu des forces primordiales et permanentes qui lui imposent son type, c’est le pêle-mêle des phénomènes contingents qui, dans un cercle donné, passent à la portée de l’observateur littéraire. Et ce sont ces phénomènes passagers qu’ils ont décoré du nom de « documents ».
Il parlait également d’un volontaire français, d’un autre joli phénomène chevaleresque, le comte Roger de Damas, de qui il disait : François Ier, le Grand Condé et le maréchal de Saxe auraient voulu avoir un fils comme lui.
Magdeleine de Saint-Agy, on trouve une appréciation étendue de Buffon, et les critiques qu’on a cru devoir lui faire sur ses systèmes hasardés sont rachetées par cette conclusion éloquente : Mais, en compensation, il a donné par ses hypothèses mêmes une immense impulsion à la géologie ; il a le premier fait sentir généralement que l’état actuel du globe est le résultat d’une succession de changements dont il est possible de saisir les traces ; et il a ainsi rendu tous les observateurs attentifs aux phénomènes d’où l’on peut remonter à ces changements.
Ce rêve qu’il décrit en détail et dont il nous donne toute la sensation et l’image, ce serait de passer tout un hiver seul cantonné sur ce haut mont, d’y avoir, sous un rocher capable de résister aux avalanches, une hutte assez solide et assez bien approvisionnée pour y vivre, et, là, spectateur curieux, observateur attentif, d’assister à des phénomènes qui n’ont jamais eu de témoin, de soumettre à des calculs, d’assujettir à des mesures le combat des éléments, la vitesse des vents, la puissance des neiges déplacées, les convulsions de l’air et de la terre : Non, s’écrie-t-il en se voyant à la place de l’observateur favorisé, non, ses jours ne seraient point livrés à l’ennui.
La margrave prend la part la plus entière à son sort ; elle l’admire comme son héros, comme le plus grand prince régnant, « et un de ces phénomènes qui ne paraissent tout au plus qu’une fois dans un siècle. » Après ses premiers succès dont il ne profite peut-être pas autant qu’il aurait pu65, elle le voit près d’être écrasé entre les trois puissances ennemies : elle brûle de s’entremettre en sa faveur.