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741. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIe entretien. Épopée. Homère. — L’Iliade » pp. 65-160

Nous les y retrouverons à chaque pas, et nous les y retrouverons avec d’autant plus de charme que la langue merveilleuse dans laquelle Homère retrace la nature et l’homme avait alors sur sa palette, en apparence indigente et novice d’un peuple naissant, une transparence d’images, une fraîcheur de coloris, une naïveté de tours qui semblent associer dans les vers d’Homère l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse d’un idiome. […] Cette admiration de l’antiquité, admiration fondée en moi sur la connaissance précoce de ses chefs-d’œuvre dans toutes les langues et dans tous les arts, m’inspirait, il y a quelques années, au nom d’Homère, les vers suivants : Homère ! […] Respectez la jeunesse du monde, ou montrez-nous une langue et un vers supérieurs à une pareille langue et à de pareils vers. […] On reste confondu d’admiration quand on pense qu’elle est en même temps chantée dans les plus beaux vers imitatifs de la plus belle des langues ! […] vous avez toute la nature, tous les hommes et tous les dieux de l’Olympe, le monde matériel complété par le monde immatériel ; l’univers, enfin, entendu dans la plus large acception du mot ; l’univers, exposé, non raconté, non décrit, non analysé seulement par la froide main de la science, mais l’univers senti, peint et chanté par la voix la plus mélodieuse et dans la plus musicale des langues prosodiées qui enchantèrent jamais l’oreille humaine.

742. (1880) Goethe et Diderot « Gœthe »

Il a usé sa langue à lécher son petit. […] Les travaux philologiques de ces derniers temps ont fait croire aux savants qu’il y avait des rapports de race et de langue entre les Allemands et les Indous. […] En cet instant de mœurs littéraires et de civilisation prosaïques, le romancier pourrait être notre dernier poète épique s’il avait la langue spéciale et nécessaire du vers. […] Les imbécilles, qui s’usent la langue sur le granit d’un mot, lèchent celui-là sans que cela leur rapporte la moindre titillation de plaisir. […] Toujours est-il qu’il a écrit cette phrase inouïe : « Écrire est un abus du langage », et qu’il est mort préférant le dessin, cette langue des yeux, à la langue des mots, à la langue rationnelle du sentiment et des idées.

743. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Un cas de pédanterie. (Se rapporte à l’article Vaugelas, page 394). »

Le critique, un docteur Joulin, que ses amis appellent un homme d’esprit, me dénonçait pour ce discours comme faisant honte à l’Académie française, comme ne sachant pas un mot de français, sinon à la réflexion et à tête reposée, comme ne pouvant écrire couramment deux lignes sans pataquès ; et il notait dans ce seul discours jusqu’à cinquante-trois fautes de langue et de goût. […] Tel est l’usage ; et c’est ainsi qu’à propos de l’École normale dans sa première nouveauté, j’ai été conduit à parler de la « ferveur de la création. » Enfin (et c’est là le seul côté sérieux de la discussion présente) ce docteur, grammairien improvisé, prend pour des fautes de langue ce qui n’est, à vrai dire, que le caractère et la marque d’an style ; il impute à la grammaire ce qui tient à la manière d’un écrivain.

744. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XI » pp. 89-99

La dissolution de la société de Rambouillet fut l’époque ou commencèrent des sociétés d’un autre ordre, et où s’introduisit dans la langue un mot nouveau, dont la naissance atteste celle de la chose ou de l’espèce de personnes qu’il désigne, le mot précieuse. […] En attendant ce progrès et cette importance, le nom de précieuses n’existait point encore ; et je prie mes lecteurs de tenir note de ce fait : que quand la société de Rambouillet s’est dissoute, et plusieurs années après sa dissolution, ce substantif n’avait point encore été inventé, et n’existait pas dans la langue même la plus familière.

745. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Taine »

On appelle communément les bavards des langues bien pendues, c’est-à-dire qui remuent beaucoup et vite ; mais ici, c’est une langue mal pendue, car elle se remue aussi lourdement que la vieille machine de Marly.

746. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XI. Des éloges funèbres sous les empereurs, et de quelques éloges de particuliers. »

Il parla ensuite de l’application de Claude aux beaux-arts, et de ses étonnants succès, lui qui avait pour tout mérite de s’être mêlé un peu de grammaire, de parler sa langue avec pureté, et d’avoir donné un édit, dont on se moqua, pour ajouter deux lettres à l’alphabet. […] On trouve dans le Jules César de Shakespeare une imitation éloquente et forte de ce discours d’Antoine ; et le même morceau, fort embelli dans la tragédie française de La Mort de César, est sûrement un des discours les plus éloquents qu’il y ait jamais eu dans aucune langue.

747. (1903) Légendes du Moyen Âge pp. -291

Des chants du même genre existent en diverses langues du Nord ; le plus célèbre est la complainte française. […] Rien ne nous permet d’en désigner ou d’en soupçonner l’auteur ; la langue indique qu’il devait être du pays intermédiaire entre l’Île-de-France et la Picardie. […] En général, la langue de notre lai est très correcte, et par là même donne lieu à peu d’observations ; elle ne présente pas non plus à la lecture de difficultés sérieuses. […] Il a même été traduit dans la langue principale des Philippines, le tagal, et répandu là par les missionnaires comme livre d’instruction chrétienne. […] Les Mille et un Jours, contes persans… suivis de plusieurs autres recueils de contes traduits des langues orientales, nouvelle édition, par A.

748. (1866) Dante et Goethe. Dialogues

La plus fameuse de ces légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d’origine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans la langue latine d’abord, puis dans les langues vulgaires. […] Elle était venue des Arabes avec l’algèbre ; elle en parlait la langue abstraite. […] Resterait donc l’étude des langues germaniques, l’allemand et l’anglais. […] Et la langue du Luther ? […] L’enthousiasme de Klopstock pour la belle langue natale se communiquait.

749. (1904) Propos littéraires. Deuxième série

La confusion entre conservateur et réactionnaire est un des préjugés de la langue. […] quel rénovateur de la langue ! […] C’est ici que l’étude des langues, où s’est appliqué M.  […] Que ces gens-là ont un langage et n’ont pas une langue. […] Ils n’ont pas une langue vraiment humaine, encore qu’elle soit articulée.

750. (1888) La vie littéraire. Première série pp. 1-363

Sa langue forte, simple, naturelle, a un goût de terroir qui nous la fait aimer chèrement. […] Elle s’habitua plus tard à penser dans la langue de sa nouvelle patrie. […] Le latin, ce n’est pas pour nous une langue étrangère, c’est une langue maternelle ; nous sommes des Latins. […] Toutes les langues sont obscures à côté de celle-là. […] Sous la majesté de cette langue souveraine, on sent encore la rude pensée des pâtres du Latium.

751. (1874) Histoire du romantisme pp. -399

elle aurait réussi à en faire un de moi si la langue ne s’était pas montrée absolument rebelle. […] Il avait presque oublié sa langue maternelle. […] Ce germanisme n’était du reste que dans la pensée, car peu de littérateurs de notre temps ont une langue plus châtiée, plus nette et plus transparente. […] Sa connaissance de la langue allemande, ses études sur les poètes d’outre-Rhin, sa nature spiritualiste, le prédisposaient à l’illuminisme et à l’exaltation mystique. […] Le Sonneur de Saint-Paul eut plus de trois cents représentations ; il fut traduit en toutes les langues et joué sur tous les théâtres.

752. (1824) Ébauches d’une poétique dramatique « Conduite de l’action dramatique. » pp. 110-232

Expression nouvellement introduite dans la langue, pour désigner certains lieux communs dont nos poètes dramatiques, surtout, embellissent, ou, pour mieux dire, défigurent leurs ouvrages. […] La musique est une langue. […] La langue du musicien a, sur celle du poète, l’avantage qu’une langue universelle a sur un idiome particulier ; celui-ci ne parle que la langue de toutes les nations et de tous les siècles. Toute langue universelle est vague par sa nature ; ainsi, en voulant embellir, par son art, la représentation théâtrale, le musicien a été obligé d’avoir recours au poète. Non seulement il en a besoin pour l’invention de l’ordonnance du drame lyrique, mais il ne peut se passer d’interprète dans toutes les occasions où la précision du discours devient indispensable, où la langue musicale entraînerait le spectateur dans l’incertitude.

753. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre IV. Des Livres nécessaires pour l’étude de l’Histoire. » pp. 87-211

Cet ouvrage a eu beaucoup de succès parce que c’est la premiere compilation de ce genre qui ait paru dans notre langue. […] C’est une des productions de notre langue qui en a le plus répandu la gloire. […] A peine notre langue fut débrouillée que des personnes de la Cour se chargerent d’écrire. […] Il est vrai que cet auteur est aujourd’hui peu intelligible à cause des changemens arrivés à notre langue & à nos usages. […] Nous n’avons rien en notre langue sur la République de Gènes qui mérite cet éloge.

754. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « LEOPARDI. » pp. 363-422

Ce goût philologique qu’il avait développé et aiguisé dans la lecture des anciens, Leopardi le portait aussi dans l’étude et l’usage de sa propre langue ; il revenait à Dante et aux vrais maîtres d’avant la Crusca. […] La langue italienne a cela de particulier, d’avoir offert, depuis cinq siècles, plusieurs moments vrais de renaissance ; elle le doit à ce qu’à ses débuts elle eut le bonheur de compter des chefs-d’œuvre. […] Après Dante, Pétrarque et Boccace, la langue italienne faiblit ; la renaissance grecque et latine l’encombre de débris et semble l’étouffer. […] Comment celle-ci peutelle se cultiver avec succès sans une profonde connaissance des langues savantes ? […] Ce point de vue, où l’on fait ressortir certains avantages de l’Italie quant à la langue poétique, a besoin d’être balancé et un peu rabaissé par la considération de quelques inconvénients très-réels.

755. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au dix-septième siècle. »

En dédiant au chevalier ses Observations sur la Langue françoise, Ménage lui disait : « Quand je vins à Paris la première fois, vous étiez un des hommes de Paris le plus à la mode. […] Les Lettres du chevalier, en effet, abondent en particularités qui touchent à la fois à l’histoire de la langue et à celle des mœurs, et qui nous y font pénétrer. […] Comme pensée toutefois, comme coup d’œil moral, il est très-supérieur à cette respectable demoiselle, et on ne saurait se figurer, avant de l’avoir lu, ce qui se rencontre parfois chez lui de délicat comme observation et comme langue. […] En traduisant Pétrone, et dans de certains détails de mœurs qui précèdent le récit de l’aventure, le chevalier l’arrange un peu : « Je le mets dans notre langue, dit-il, non pas toujours comme il est dans l’original, mais comme je crois qu’il y devroit être. » Il se trouve ainsi que Pétrone ne nous parle que de l’aimable Phryné et de Climène, au lieu de nous parler d’autre chose ; mais ce n’est pas là un grave reproche que nous adresserons au chevalier ; sa traduction du morceau est des plus agréables à lire en elle-même, et se peut dire dans tous les cas une belle infidèle. […] Elle tenoit un livre d’Astrée entre ses mains, et sur ses genoux la Jérusalem du Tasse45, car elle savoit parfaitement la langue italienne, et faisoit cas de ces deux livres comme une personne de bon goût, de sorte qu’elle aimoit à s’en entretenir, et même à les ouïr lire d’un ton agréable.

756. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juin 1886. »

Il en résulte, pour le style, des rapprochements fort bizarres, car la langue de la Walküre et du Rheingold est essentiellement différente de celle de la Mort de Siegfried, et plus différent encore est le fond même de la pensée ; en outre, ce n’est pas seulement la langue, c’est toute la façon de concevoir le crame sur la scène qui jure, en maints endroits, avec le reste du Ring. […] la langue deviendra inintelligible, barbare ; alors pourquoi traduire ? […] Pour qu’un littérateur puisse faire des mots nouveaux, et les faire compréhensibles, il faut que la grammaire et la langue soient rigoureusement fixées, et que les mots existants gardent un sens précis. Or le journalisme quotidien a privé la langue française de ces deux vertus. […] De là plusieurs mots admis à un même sens, dans l’effacement de leur sens précis : de là des phrases d’une incohérence stupéfiante : « Il s’est oublié jusqu’à s’emporter … » Sur une telle langue comment greffer des mots nouveaux sans être incorrect et sans devenir inintelligible ?

757. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Charles Nodier »

Dans ces premiers accès d’enthousiasme germanique, Nodier ne savait que fort peu l’allemand ; il lisait plus directement Shakspeare ; mais il avait pour ainsi dire le don des langues ; il les déchiffrait très-vite et d’instinct, et en général il sait tout comme par réminiscence. […] Dans le plus suivi et le plus philosophique de ses jeux érudits, dans ses Éléments de Linguistique, Nodier a développé un système entier de formation des langues, l’histoire imagée du mot depuis sa première éclosion sur les lèvres de l’homme jusqu’à l’invention de l’écriture et à l’achèvement des idiomes. […] Son caractère aimable et la douceur de ses mœurs lui ayant procuré, comme partout, des protecteurs et des amis, il fut chargé de la direction de la librairie et devint, à ce titre, propriétaire et rédacteur en chef d’un journal intitulé le Télégraphe, qu’il publia d’abord en trois langues, français, allemand et italien, puis en quatre, en y ajoutant le slave vindique. Il y inséra, sur la langue et la littérature du pays, de nombreux articles dont on peut prendre idée par ceux qu’il mit plus tard dans le Journal des Débats 183. […] Et qui donc serait plus capable, en effet, de suivre en buissonnant l’histoire et les aventures de chaque mot à travers la langue ?

758. (1840) Kant et sa philosophie. Revue des Deux Mondes

Dans ces limites vit et parle la même langue une nation profondément originale dont l’existence subit assez peu les influences des peuples voisins. […] Kant étudia d’abord la théologie et les langues savantes ; il avait un génie extraordinaire pour les mathématiques ; il a fait même des découvertes en astronomie. […] Ajoutez à ce défaut celui de la langue allemande de cette époque poussé à son comble, je veux dire ce caractère démesurément synthétique de la phrase allemande qui forme un contraste si frappant avec lecaractère analytique de la phrase française. Ce n’est pas tout : indépendamment de cette langue, rude encore et mal exercée à la décomposition de la pensée, Kant a une autre langue qui lui est propre, une terminologie qui, une fois bien comprise, est d’une netteté parfaite et même d’un usage commode, mais qui, brusquement présentée et sans les préliminaires nécessaires, offusque tout, donne à tout une apparence obscure et bizarre. […] Or, comme il plaît à Kant, dans la langue qu’il s’est faite, d’appeler transcendental ce qui porte le double caractère d’être indépendant de l’expérience et de ne point s’appliquer aux objets extérieurs, il appellephilosophie transcendentale le système parfait de recherches qui porteraient sur la connaissance à priori.

759. (1772) Éloge de Racine pp. -

Le premier il mit de la noblesse dans notre versification ; il éleva notre langue à la hauteur de ses idées, il l’enrichit des tournures mâles et vigoureuses qui n’étaient que l’expression de sa propre force. […] Nul n’a enrichi notre langue d’un plus grand nombre de tournures ; nul n’est hardi avec plus de bonheur et de prudence, ni métaphorique avec plus de grace et de justesse. […] Enfin, si l’on considère que sa perfection peut être opposée à la perfection de Virgile, et si l’on se souvient qu’il parlait une langue moins flexible, moins poétique et moins harmonieuse, on croira volontiers que Racine est celui de tous les hommes à qui la nature avait donné le plus grand talent pour les vers. […] Non, c’est pour complaire à celle qui a fondé Saint-Cyr, que Racine va couronner ses travaux par l’ouvrage le plus parfait dont se glorifie l’esprit humain, et dont s’honore la langue française. […] C’est là qu’à l’exemple de Sophocle qui se montra dans les choeurs l’égal de Pindare, Racine passe avec tant de facilité et de bonheur à un genre de composition qui dans notre langue surtout est infiniment éloigné du style de la scène ; c’est dans les choeurs d’ Athalie , ainsi que dans ceux d’ Esther , qu’il donne à notre idiome poétique plus de pompe, d’harmonie, d’onction, de douceur et de variété qu’il n’en eut jamais, et que, fait pour être en tout un modèle, il nous laisse les monumens les plus beaux de la vraie poésie lyrique.

760. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Balzac » pp. 17-61

Cependant, la Divine Comédie, le Paradis perdu, et Goetz de Berlichingen, avaient été écrits dans la langue qui les avait vus naître, tandis que Balzac, en ses Contes, espèce de Josué littéraire, a fait reculer le soleil de la langue de trois siècles. […] Rabelais n’est pas tout entier dans sa langue prodigieuse ! […] Assurément, si un livre semblable avait paru à la date de la langue qui s’y trouve parlée, il aurait fait le même mal que ceux de Boccace, de Marguerite de Valois, de Rabelais et de tant d’autres rieurs, charmants et coupables, et il partagerait la même condamnation et la même peine devant l’Histoire. […] Mais si on admire un grand poète dramatique parce qu’il a la force de s’effacer et de parler à travers le personnage d’un autre, que doit-on penser de Balzac, qui, pendant trente Contes plus longs qu’aucun drame, parle à travers la passion, les manières de voir et la langue vraie du xvie  siècle ?

761. (1872) Nouveaux lundis. Tome XIII « Œuvres mêlées de Saint-Évremond »

Mais, indépendamment de ces monuments écrits qui marquent, il y a la société d’alentour, dans laquelle se retrouve plus ou moins la même langue, et qui compte des gens d’esprit non écrivains de profession, et maîtres pourtant dans leur genre, maîtres à leur manière, sans y viser et sans le paraître. […] Jamais langue plus belle, plus riche, plus fine, plus libre, ne fut parlée par des hommes de plus d’esprit et de meilleure race. […] Ils ont vérifié en un certain sens ce qui est dit de l’éloquence dans le Dialogue des orateurs ; « Nostra civitas donec erravit, donec se partibus et dissensionibus et discordiis confe-cit, etc. » — « Il en fut de même de notre république : tant qu’elle s’égara, tant qu’elle se laissa consumer par des factions, par des dissensions, par la discorde ; tant qu’il n’y eut ni paix dans le forum, ni concorde dans le sénat, ni règle dans les jugements, ni respect pour les supérieurs, ni retenue dans les magistrats, elle produisit une éloquence sans contredit plus forte et vigoureuse, comme une terre non domptée qui produit des herbes plus gaillardes… » Cela ne s’applique guère à l’éloquence de ces modernes qui, si l’on excepte Retz, n’avaient pas eu proprement à exercer leur talent d’orateur ; mais cela est vrai de leur élocution, de leur langue ; ils l’avaient étendue, élargie, assouplie, fortifiée en toutes sortes de relations et de rencontres bien autrement qu’en restant dans un salon comme à l’hôtel Rambouillet, ou dans un cabinet d’étude, comme un Conrart et un Vaugelas. […] Cette indifférence de Saint-Évremond est une tache dans sa vie : il a beau avoir dit bien des vérités à propos de Racine, la postérité ne saurait lui passer sa tranquillité et sa paresse à ignorer, je ne dis pas seulement Shakspeare, mais jusqu’à la langue de Shakspeare.

762. (1895) La musique et les lettres pp. 1-84

Le génie, du reste, se servit de la langue, et des idées en cours, avant d’y mettre le sceau. […] L’une à l’autre tendant avec magnanimité le flambeau, ou le retirant et tour à tour éclaire l’influence ; mais c’est l’objet de ma constatation, moins cette alternative (expliquant un peu une présence, parmi vous, jusqu’à y parler ma langue) que, d’abord, la visée si spéciale d’une continuité dans les chefs-d’œuvre. […]   Un homme peut advenir, en tout oubli — jamais ne sied d’ignorer qu’exprès — de l’encombrement intellectuel chez les contemporains ; afin de savoir, selon quelque recours très simple et primitif, par exemple la symphonique équation propre aux saisons, habitude de rayon et de nuée ; deux remarques ou trois d’ordre analogue à ces ardeurs, à ces intempéries par où notre passion relève des divers ciels : s’il a, recréé par lui-même, pris soin de conserver de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers ; il possède, ce civilisé édennique, au-dessus d’autre bien, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’une contrée. […] Aussi ce langage un peu d’aplomb.. je m’énonçais, en notre langue, pas ici.

763. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIV, l’Orestie. — Agamemnon. »

Il en sait long, mais il se tait : « un bœuf est sur sa langue », selon le proverbe. — « Si ce palais prenait une voix, il parlerait clairement ; quant à moi, je parle volontiers à ceux qui savent : pour qui ignore ou ne comprend pas, je ne sais rien, j’oublie tout. » — La terreur sort déjà de cette réticence de l’esclave. […] Cependant Clytemnestre invite la captive à entrer dans le palais avec elle ; Cassandre ne répond pas et semble absorbée dans la stupeur d’un grand rêve. — « Elle a l’air — dit le Chœur — d’une bête fauve qu’on vient de prendre. » La reine s’impatiente et insiste : — « Ta langue est-elle donc celle de l’hirondelle, étrangère, inintelligible ? […] « Horreur sacrée. » Ce grand mot de la langue antique peut seul traduire l’inexprimable angoisse de cette scène. […] Une langue de feu envolée du trépied de Delphes, semble frémir sur la bouche de la prêtresse d’Apollon.

764. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre Premier »

Un voyageur entrant un jour, à Yeddo, dans une école japonaise, entendit de jeunes garçons réciter, en chœur, un alphabet rythmique formé des principaux sons de la langue. […] C’est alors que le dégoût de la vie prend un nom dans les langues antiques. […] Le meilleur charme de l’Aventurière est encore son style ferme et franc, du meilleur cru de la langue, d’une éloquence pathétique et forte dans les grandes scènes et d’où le rire jaillit, aux endroits comiques, comme de source vive. […] Qu’elle est belle à entendre jusque dans ses échos, cette langue du respect, de la soumission et de l’enthousiasme !

765. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169

C’est l’écrivain homme de goût qui s’irrite d’abord et qui s’indigne de cette violation inouïe de la raison et de la pudeur dans la langue. […] La langue est noble, pure, ferme, pas très éclatante : elle pourrait même, par moments, l’être plus, sans le paraître trop. […] Une lettre de lui, écrite à la date du 28 octobre 1792, nous le montre désormais « bien déterminé à se tenir toujours à l’écart, ne prenant aucune part active aux affaires publiques, et s’attachant plus que jamais, dans la retraite, à une étude approfondie des lettres et des langues antiques. » Sa santé s’était altérée ; il allait de temps en temps passer à Versailles des semaines vouées à la méditation, à la rêverie, à la poésie. […] C’est un de ces passages que dans la critique des textes anciens on appellerait désespéré, et qui ferait dire à Mme de Sévigné : J’en donne ma langue aux chiens.

766. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Tous ceux de la nation dont on a connaissance et qui ont laissé quelque monument de littérature, y trouveront place, tant ceux dont les écrits sont perdus, que ceux dont les ouvrages nous restent, en quelque langue et sur quelque sujet qu’ils aient écrit. […] On a beaucoup discuté pour en retrouver les origines et les premières rédactions en diverses langues : l’Allemagne du Nord et la Flandre semblent avoir des droits ; la France du Nord pourrait aussi soutenir des prétentions. […] Ce qui est certain, c’est que la vieille langue française du Nord, elle aussi, possède, dès le xiie et le xiiie  siècle, toutes sortes de récits en vers, dont le Renard est le sujet et le héros.

767. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — I » pp. 417-434

Né dans une ville où l’on ne savait ni l’allemand ni le français, je ne savais aucune langue ni même le latin, qu’il me fallut apprendre tout seul, quoiqu’une première éducation eût été, comme c’était l’usage, employée à ses tristes et inutiles rudiments. […] Il avait vingt-quatre ans, d’aimables dehors, de la naissance ; il parlait l’anglais avec facilité et aimait même à l’écrire : « Car cette langue, disait-il, se prête à tout, au lieu qu’en français il faut toujours rejeter dix pensées avant d’en rencontrer une qu’on puisse bien habiller. » Il y contracta tout d’abord d’étroites amitiés, y vit le grand monde, fut présenté à la cour, et, ce qui nous intéresse davantage, fut admis, à Cambridge, dans l’intimité du charmant poète Gray. « Jamais, disait-il, je n’ai vu personne qui donnât autant que Gray l’idée d’un gentleman accompli. » Nous avons un récit de ces mois de séjour à Cambridge, par Bonstetten, qui s’est plu à mettre en contraste le caractère mélancolique de Gray avec la sérénité d’âme de son autre ami, le poète allemand Matthisson, qu’il posséda plus tard chez lui comme hôte en son château de Nyon, dans le temps qu’il y était bailli. […] Voilà près de cent ans qu’on essaye, sans y réussir, d’accommoder ces génies d’une langue plus brave que la nôtre et de leur faire une toilette à la française.

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