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1111. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre quatrième. Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. »

Mais, si le langage naturel de la physionomie et des gestes est métaphorique, il ne faut pas croire pour cela qu’il se compose de symboles et d’images plus ou moins arbitraires, comme les figures de discours ou les signes conventionnels du langage humain. […] Dès lors, il n’est pas étonnant que le violon rappelle une voix humaine et exprime des émotions très complexes, tandis que la flûte rappellera plutôt les voix, les sentiments purs et simples de la nature, aux heures de calme. Les anciens estimèrent la flûte un instrument incomparable, parce qu’ils aimaient surtout le beau simple ; les modernes préfèrent le violon avec ses accents humains et tragiques. […] La nature humaine, dit Maudsley, contient et renferme la nature animale ; le cerveau d’une brute habite dans le cerveau humain, et chez quelques personnes les traits du visage trahissent l’espèce à laquelle appartient l’animal intérieur. […] Que sera-ce donc pour cette flamme intérieure et infiniment plus subtile qui s’allume, invisible, dans un cerveau humain ?

1112. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre II. Le Roman (suite). Thackeray. »

—  Vice intime des générosités et des exaltations humaines. […] Vous pouvez leur parler de la scélératesse humaine, mais c’est à la condition de les divertir. […] On aperçoit toujours derrière la grimace du personnage l’air sardonique du peintre, et l’on conclut à la bassesse et à la stupidité du genre humain. […] Mais si elles sont le plus beau fruit de la plante humaine, elles n’en sont pas la racine ; elles nous donnent notre valeur, mais elles ne constituent pas notre fonds. […] Ce père de famille si humain est un politique imbécile.

1113. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Un grand voyageur de commerce »

Dans un emploi de l’activité humaine qui, d’ailleurs, même intéressé, reste magnifique et rare, on peut bien constater, sans être accusé d’aucun mauvais sentiment, que M.  […] Exemple : « Plus j’acquiers l’expérience de la nature humaine, plus je pénètre ses profondeurs, plus je suis convaincu… » (vous vous attendez à recevoir un coup ?)

1114. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « La Solidarité »

C’est toutefois en m’en tenant aux vivants que je voudrais, après votre éminent professeur d’histoire, vous prêcher le sentiment, l’acceptation et, s’il se pouvait, l’amour de la solidarité humaine. […] C’est si commode, de vivre dans son coin, pour soi et, tout au plus, pour les siens et pour deux ou trois amis, de se moquer du reste, de croire qu’on a fait tout son devoir de citoyen quand on a payé l’impôt, et tout son devoir d’homme quand on a lâché quelques aumônes prudentes, de pratiquer le dédaigneux odi profanum vulgus, d’être un spectateur détaché de la comédie ou de la tragédie humaine !

1115. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Des avantages attachés à la profession de révolutionnaire. » pp. 200-207

En pratique, il croit que l’obstacle à la réalisation de cet idéal est, non point dans la nature humaine elle-même, partout mauvaise ou fort mêlée, mais dans l’égoïsme, la dureté, la cupidité, les vices, les crimes volontaires et prémédités d’une seule classe sociale. — Comme les héros des chansons de gestes voyaient le monde divisé en deux camps : les chrétiens, qui sont les bons, et les païens, qui sont les méchants ; ou comme saint Ignace, dans un de ses « exercices », partage l’humanité en deux armées : celle du bien et celle du mal, ou celle des amis des Jésuites et celle de leurs ennemis, ainsi pour l’esprit révolutionnaire la nation se divise exactement en prolétaires et en bourgeois. […] Car nous avons beau savoir que les fauteurs de révolte ont toujours participé largement de l’égoïsme contre lequel ils s’insurgeaient ; que, si la justice et la charité appellent quelquefois les révolutions, c’est la haine et l’envie qui les accomplissent, et que, par exemple, ce sont les meneurs de grèves qui, nés capitalistes, eussent été les plus durs patrons : il semble parfois que, les révolutions faites, il en revienne tout de même quelque chose, au bout d’un certain temps, aux résignés, aux humbles de cœur, bien qu’elles n’aient été faites ni par eux ni même, au fond, pour eux ; et il arrive ainsi que les violents et les féroces paraissent finalement avoir travaillé pour la justice… Ou peut-être que je m’abuse, et que le bénéfice humain acquis par des moyens révolutionnaires eût pu l’être, et mieux, par un progrès uniquement légal et pacifique.

1116. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Chirurgie. » pp. 215-222

Songez-y bien : s’il y a quelque fond de vérité dans cette oraison, un peu cynique et vantarde, d’un de mes amis : « Seigneur, épargnez-moi la souffrance physique ; quant à la souffrance morale, j’en fais mon affaire », l’anesthésie et l’antisepsie ont peut-être plus sérieusement amélioré la misérable condition humaine que n’avaient fait soixante siècles d’inventions. […] La conséquence, c’est que, pour exceller dans la première partie de ce programme, le chirurgien doit avoir, avec une connaissance toujours présente de tout le corps humain, un sang-froid inaltérable, un regard lucide et sûr, une main délicate et intelligente, et comme des yeux au bout des doigts, une initiative toujours prête, la puissance d’inventer ou de modifier, à mesure, les procédés de son art, une faculté divinatoire, bref un « don », aussi rare peut-être, aussi instinctif et incommunicable que celui du grand poète ou du grand capitaine.

1117. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre quatrième. Du cours que suit l’histoire des nations — Chapitre VI. Autres preuves tirées de la manière dont chaque forme de la société se combine avec la précédente. — Réfutation de Bodin » pp. 334-341

Les pères de familles desquels devaient sortir les nations païennes, ayant passé de la vie bestiale à la vie humaine, gardèrent dans l’état de nature, où il n’existait encore d’autre gouvernement que celui des dieux, leur caractère originaire de férocité et de barbarie ; et conservèrent à la formation des premières aristocraties le souverain empire qu’ils avaient eu sur leurs femmes et leurs enfants dans l’état de nature. […] Aussi la monarchie est-elle le gouvernement le plus conforme à la nature humaine, aux époques où la raison est le plus développée.

1118. (1920) Impressions de théâtre. Onzième série

Si tel de ses jugements particuliers paraît « étroit », comme on dit, ce n’est que par une illusion ou un jeu de mots ; car toute une conception de l’esprit humain et de la destinée humaine tient dans l’ampleur sous-entendue de ses considérants. […] Ce livre respire la plus farouche défiance de la nature humaine. […] Molière même n’a jamais fait exprès de laisser transparaître par instants le fond triste de la grande farce humaine. […] Et j’ai la lyre qui a dompté les loups, bâti les villes et changé en peuples les troupeaux humains. […] Vulcain, c’est le Travail humain épousant l’Idéal qui le sollicite et le rend fécond.

1119. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre III. La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801) » pp. 278-387

Douterons-nous que Montesquieu ne sût ce qu’il disait quand il écrivait que « les lois humaines, — par rapport aux lois de la religion, — tirent leur avantage de leur nouveauté » [Cf.  […] Il se rendait compte, et on se rendait compte autour de lui que de nouveaux horizons s’étaient ouverts pour l’esprit humain. […] Le Traité des sensations n’est également qu’une « adaptation » des Essais sur l’entendement humain. […] Rien d’humain n’est éternel, et quelque effort qu’il fasse pour fixer son objet sous l’aspect de l’éternité, tout idéal d’art participe de la caducité de l’espèce. […] III]. — De quelques idées de Marivaux ; — sur la critique ; sur l’organisation du « maréchalat » littéraire ; — sur la condition des femmes et sur l’éducation des enfants ; — sur l’inégalité des conditions humaines. — Dans quelle mesure Marivaux lui-même a pris ses idées au sérieux ?

1120. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — Chapitre III. La Révolution. »

Et en effet la plupart des cris étaient comme de créatures humaines qui meurent dans une angoisse amère. […] Pour eux, ils sont « les princes de l’espèce humaine. » « Je les vois passer, l’orgueil dans le maintien, le défi dans les yeux, tendus vers de hauts desseins, troupe sérieuse et pensive. […] Il appuyait la société humaine sur des maximes de morale, réclamait pour les sentiments nobles la conduite des affaires, et semblait avoir pris à tâche de relever et d’autoriser tout ce qu’il y a de généreux dans le cœur humain. […] Cent cinquante ans de politesse et d’idées générales ont persuadé aux Français d’avoir confiance en la bonté humaine et en la raison pure. […] Il s’indigne à l’idée de cette « farce tragi-comique » qu’on appelle à Paris la régénération du genre humain.

1121. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1866 » pp. 3-95

C’est qu’un Anglais ne regarde pas le garçon comme un homme, et que tout domestique qui se sent considéré comme un être humain, méprise celui qui le regarde ainsi. […] Oui, des sentiments si troubles, si complexes, si peu naturels, déconcertent toutes les notions que l’on a sur la famille, le mariage, le cœur humain ; en sorte que cet homme apparaît comme le sphinx des cocus. […] Ainsi, n’ayant pas vécu de la vie humaine, ne s’étant point mêlée à l’homme et à la femme, et ayant cherché à tout deviner par les livres, cette génération a fait et devait faire surtout des critiques. […] * * * — Les monuments fameux et grands dans la mémoire humaine, font, à les voir, l’impression des lieux de son enfance qu’on revoit : votre rêve, les trouve rapetissés. […] * * * — La grandeur de Dieu m’apparaît surtout dans l’infini de la souffrance humaine.

1122. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre V. Le Séminaire Saint-Sulpice (1882) »

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut être très versé dans les choses de l’esprit humain et en particulier dans les choses de la foi. […] Il s’y trouve des fables, des légendes, des traces de composition tout humaine. […] Que j’ai bien senti combien ces grands maux sont au-dessus de tout remède humain et que Dieu s’en est réservé le traitement, manu mitissima et suavissima pertractans vulnera mea, comme dit saint Augustin, qu’on s’aperçoit bien avoir passé par cette filière, à la façon dont il en parle ! […] Et pourtant, si ma conscience me la présentait comme licite, je la saisirais avec empressement, ne fût-ce que par pudeur humaine. […] N’y a-t-il pas des époques dans l’histoire de l’esprit humain où la contradiction est nécessaire ?

1123. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre VIII, les Perses d’Eschyle. »

Eux les naturels et les simples, pour qui aucune grandeur n’excédait la stature humaine, et qui, dans l’âge même de leurs monarchies héroïques, voyaient les rois d’Homère traités par leurs guerriers comme des compagnons couronnés. […] Mais défigurer la face vénérable de la Mère commune par des mutilations sacrilèges, déformer les traits de sa géométrie éternelle, rompre l’équilibre des éléments et des choses, faire craquer leur balance en y portant le poids exagéré du travail humain ; là commençait l’attentat, l’excès prévu par Némésis et sujet à ses châtiments. Le rêve réalisé de l’industrie moderne, perçant des isthmes, desséchant des mers, éventrant ou renversant des montagnes, n’aurait été pour un Grec qu’un abus monstrueux de la force humaine, défiant la revanche irritée du ciel. […] Du port de la tombe, il montre à ses peuples la mobilité des fortunes humaines, et quels naufrages elle entraîne, quand la crue de l’orgueil humain a dépassé le niveau permis. […] Si l’éclair prophétique qui découvre l’avenir humain, illumine son sépulcre ouvert, il n’en rapporte aucune lueur sur la vie future.

1124. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — I » pp. 93-111

Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine. […] Ne lui demandons point d’ailleurs un idéal qui n’est pas son fait, — ni le véritable idéal qui ennoblit la condition humaine et cherche à lui donner toute la beauté dont on la croit susceptible à de certaines heures, — ni ce faux idéal qui ne s’attache qu’aux apparences et qui se prend aux illusions ou ne songe qu’à s’en décorer. […] Mon père prenait avec eux des manières cavalières ; il allait vite sur les formes afin d’aller grandement sur l’essentiel et le grand de la justice ; il accommodait des procès, il épargnait des épices ; il faisait le plus de bien qu’il pouvait au genre humain.

1125. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte. »

Cette histoire, telle qu’il a su l’établir et la bâtir, est tout à fait le contraire de ces histoires générales, systématiques, où l’auteur prête de ses intentions et de son parti pris aux personnages et aux événements eux-mêmes, tellement qu’en les lisant le vulgaire des esprits qui aime à être mené croit tout comprendre et se déclare charmé, tandis que tout esprit politique et qui a tâté des affaires humaines sent aussitôt que ce n’est pas ainsi que les choses ont dû se passer. […] Entre tant de personnages qui, vus de près et saisis en pleine action, tantôt y gagnent et tantôt y perdent, et dont quelques-uns n’accroissent pas leur réputation, ou même la déshonorent, il en est un du moins qui, en chaque rencontre, ne fait que gagner à être de plus en plus connu et mis en lumière, et qui mérite, plus encore que Turenne peut-être, qu’on dise de lui qu’il fait honneur à la nature humaine : c’est Vauban. […] Vauban était, de fait, le plus humain des hommes de guerre. […] Examinez donc hardiment et sévèrement, bas toute tendresse, car j’ose bien vous dire que, sur le fait d’une probité très-exacte et d’une fidélité sincère, je ne crains ni le Roi, ni vous, ni tout le genre humain ensemble.

1126. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Saint-Simon considéré comme historien de Louis XIV, par M. A. Chéruel »

Il semble considérer Saint-Simon à la Cour comme un observateur « dont l’horizon est borné », qui s’attache aux détails et ne voit au-delà qu’avec confusion ; qui fait preuve, en résumé, « d’attention curieuse, de finesse, de sagacité, de pénétration profonde », mais toujours « dans le cercle borné et restreint qu’il s’est tracé » ; — notez que ce cercle est tout simplement la nature humaine ; — et lorsqu’il a bien pris contre lui toutes ses précautions et ses conclusions, qu’il l’a montré sans étendue, sans élévation d’esprit, sans sûreté jusque dans sa profondeur et sa sagacité, qu’il l’a convaincu d’être (comme tout homme, hélas ! […] En un mot, ce n’est pas rendre justice à un homme de génie que de faire ainsi en lui l’accessoire du principal, et, après lui avoir soigneusement compté tout ce que les faiblesses humaines lui ont apporté d’imperfections et de défauts, d’accorder qu’il lui reste quelque chose de bien. Le génie humain n’a pas un si grand nombre de chefs-d’œuvre ; savez-vous que la scène des appartements de Versailles après la mort de Monseigneur est une œuvre unique, incomparable, qui n’a sa pareille en aucune littérature, un tableau comme il n’y en a pas un autre à citer dans les musées de l’histoire ? […] Vous parlez de Tacite, qui a admirablement condensé, travaillé, pétri, cuit et recuit à la lampe, doré d’un ton sombre ses peintures chaudes et amères : ne vous repentez pas, Français, d’avoir eu chez vous, en pleine Cour de Versailles et à même de la curée humaine, ce petit duc à l’œil perçant, cruel, inassouvi, toujours courant, furetant, présent à tout, faisant partout son butin et son ravage, un Tacite au naturel et à bride abattue.

1127. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre IV. Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus. »

Jésus vécut à un de ces moments où la partie de la vie publique se joue avec franchise, où l’enjeu de l’activité humaine est poussé au centuple. […] Aux époques héroïques de l’activité humaine, l’homme risque tout et gagne tout. […] Ce joli pays, devenu aujourd’hui, par suite de l’énorme appauvrissement que l’islamisme a opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant, mais où tout ce que l’homme n’a pu détruire respire encore l’abandon, la douceur, la tendresse, surabondait, à l’époque de Jésus, de bien-être et de gaieté. […] La Grèce a tracé de la vie humaine par la sculpture et la poésie des tableaux charmants, mais toujours sans fonds fuyants ni horizons lointains.

1128. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IV. Précieuses et pédantes »

Son Enfant d’Austerlitz et sa Ruse, par exemple, remplacent une histoire de la Franc-Maçonnerie et une histoire de la Congrégation aussi bien ou aussi mal que La Bête humaine remplacerait un traité technique de la locomotive. […] Mais, tandis que Paul Adam transforme en immobilités puantes et froides les idées, ces vivantes véhémentes ; Zola donnait une vie étrange, parfois vigoureuse et presque humaine, aux massives machines. […] « La mer bleue qui assainit et élargit nos sentiments humains. » Voyez-vous l’adroite fabrication de la phrase : deux verbes au milieu et, de chaque côté, harmonieusement équilibrés, un substantif et son épithète. […] Si tu nous apprends en outre que les sentiments des hommes sont humains, c’est uniquement, je suppose, pour la régularité extérieure.

1129. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Frédéric le Grand littérateur. » pp. 185-205

Les réflexions par lesquelles Frédéric termine son récit de la guerre de Sept Ans ressemblent très bien à une page de Polybe : « À deux mille ans de distance, c’est la même façon de juger les vicissitudes humaines, et de les expliquer par des jeux d’habileté mêlés à des jeux de fortune. » Seulement l’historien-roi est, en général, plus sobre de réflexions. […] En même temps qu’il combat les instincts toujours irascibles et colériques de Voltaire vieilli, Frédéric exalte et favorise tant qu’il peut ses tendances bienfaitrices et humaines. […] Sur Jean-Jacques, par exemple : « Le roi parle, ce me semble, très bien sur les ouvrages de Rousseau ; il y trouve de la chaleur et de la force, mais peu de logique et de vérité ; il prétend qu’il ne lit que pour s’instruire, et que les ouvrages de Rousseau ne lui apprennent rien ou peu de chose. » Avec d’Alembert, dont il apprécia tout d’abord le caractère estimable, Frédéric se montre purement en philosophe ; on le voit tel qu’il aurait aimé à être dans la seconde moitié de sa vie, quand la goutte et l’humeur ne l’aigrissaient pas trop, et s’il avait eu autour de lui quelqu’un de digne avec qui s’entendre : « Sa conversation roule tantôt sur la littérature, tantôt sur la philosophie, assez souvent même sur la guerre et sur la politique, et quelquefois sur le mépris de la vie, de la gloire et des honneurs. » Voilà le cercle des sujets humains qu’il aimait à traiter habituellement, sincèrement, et en moralisant toujours ; mais la littérature et la philosophie étaient encore ce dont il aimait à causer par-dessus tout pour se détendre, quand il avait fait son métier de roi. […] Pour moi, de quelque côté que je le prenne, et jusque dans les années où ses défauts se marquèrent le plus, je ne puis que conclure en somme à son avantage, et dire comme Bolingbroke disait de Marlborough : « C’était un si grand homme, que j’ai oublié ses vices. » Dans le cas présent, le grand homme avait, malgré tout, du bon et de l’humain, et un fonds de cœur en lui.

1130. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400

Ou bien, si vous voulez braver la sécheresse et le terne des couleurs comme Crabbe, sondez alors l’âme humaine à fond, et ne reculez pas devant la réalité creusée des sentiments. […] Il y a quelques années, à Lyon, on a vu se produire un poète éminent, noble, harmonieux, solitaire, sentant et aimant profondément la nature, et agitant avec sincérité en lui les problèmes de la destinée humaine et l’énigme du siècle, cette lutte, qui est celle de toutes les âmes supérieures, entre la science et les croyances, entre les anciennes illusions perdues et les idées nouvelles encore flottantes. […] Tout en restant dans les conditions de sa belle nature, ce qu’on peut souhaiter à M. de Laprade, c’est qu’il fasse intervenir plus distinctement dans ses compositions la personne humaine : Regarde dans ton cœur, c’est là que sont les dieux, a-t-il dit lui-même, et il n’a qu’à suivre son précepte. […] Dans cette dernière partie, le poète, en traduisant le sentiment suprême du désabusement humain, et en l’associant, en le confondant ainsi avec celui qu’il prête à la nature, a quitté le paysage du midi de l’Europe, et a fait un pas vers l’Inde.

1131. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 33, que la veneration pour les bons auteurs de l’antiquité durera toujours. S’il est vrai que nous raisonnions mieux que les anciens » pp. 453-488

On ne prouvera point certainement par la conduite que les grands et les petits tiennent depuis soixante et dix ans dans tous les états de l’Europe, où l’étude de ces sciences qui perfectionnent tant la raison humaine fleurit davantage, que les esprits y aïent plus de droiture qu’ils n’en avoient dans les siecles précedens, et que les hommes y soient plus raisonnables que leurs ancêtres. […] Nous nous conduisons sans égard pour l’expérience le meilleur maître qu’ait le genre humain, et nous avons l’imprudence d’agir, comme si nous étions la premiere generation qui eut sçu raisonner. […] Que les particuliers se gouvernent comme s’ils devoient avoir leur ennemis pour héritiers, et que la géneration présente se conduise comme si elle devoit être le dernier rejetton du genre humain ; cela n’empêche pas que nous ne raisonnions mieux dans les sciences que n’ont fait tous les hommes qui nous ont précedé. […] Par exemple, le corps humain étoit assez connu du tems d’Hippocrate pour lui donner une notion vague de la circulation du sang, mais il n’étoit pas encore assez développé pour mettre ce grand homme au fait de la verité.

1132. (1913) Essai sur la littérature merveilleuse des noirs ; suivi de Contes indigènes de l’Ouest-Africain français « Essai sur la littérature merveilleuse des noirs. — Chapitre V. Séductions pour la compréhension de la psychologie indigène. — Conclusion »

Quant à NGouala (ou Nouala), sorte d’Allah déformé à l’usage des Bambara fétichistes évoluant vers le monothéisme, c’est, lui aussi, une personnalité pleine de « bonace », un roi d’Yvetot, parfois à court d’argent, qui se voit obligé d’avoir recours aux humains de temps à autre quand l’arrivée d’hôtes inattendus ou la mort de sa belle-mère lui occasionnent des dépenses inaccoutumées. Outênou connaît les faiblesses humaines ; comme juge, il frôle, et de très près, la prévarication. […] Ceci ne veut pas dire que le noir refuse son admiration — toute platonique — aux qualités que toutes les races humaines s’accordent à honorer, sinon à mettre en pratique. Il leur donne volontiers cette satisfaction dont se paie la vanité de bon nombre d’humains.

1133. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Macaulay »

Seulement, admirez la besace humaine ! […] Dans les Walpole, il est vrai, le talent de Macaulay commence d’apparaître, mais ce n’est pas dans Robert, sujet politique et plaidoirie whig, qu’il se montre, c’est dans Horace, sujet humain et littéraire, qui allait aux instincts et au genre de sagacité de ce grand critique littéraire en puissance, mais seulement en puissance, car il y est resté ! […] Je sais bien qu’il y a les historiens immortels de la nature et de l’espèce humaine à travers les formes accidentées des peuples, et ceux-là ne font jamais grimacer l’impartialité de l’esprit ; mais il y a les historiens des partis qui passent et qui demain ne seront plus, et malheureusement c’est parmi ces derniers que Macaulay alla perdre la sérénité de sa pensée et la bonne humeur de son génie. […] Sous sa main, elle était devenue humaine ; elle écoutait aux portes du cœur ; et pas de doute que si son cœur, à lui, avait souffert, si la destinée lui avait fait goûter à ses savoureuses amertumes, si la divine Marâtre qu’on appelle la Douleur lui avait mis au front ce baiser mordant qui le féconde, pas de doute que comme critique même (comme écrivain, ce n’est pas douteux), il aurait été plus profond et plus grand… L’homme n’est jamais assez intellectuel pour pouvoir se passer de sentiments, et les plus forts sont les sentiments blessés.

1134. (1900) La province dans le roman pp. 113-140

Tous les éléments de bien-être qu’on pourrait énumérer ne sont ici que secondaires, et la puissance dont je parle, pour être surtout faite d’illusion et d’oubli, n’en est pas moins profondément humaine. […] Nous avons là un exemple frappant de la force de la tradition et de la pauvreté de l’invention humaine. […] Ils n’avaient pas cet amour fraternel et ce respect de la vie humaine qui peuvent seuls édifier une œuvre de justice, soit en littérature, soit en politique. […] Mais la nouveauté de tels romans, je le répète, serait due à d’autres causes plus profondes, et d’abord à cette constatation que la vie humaine est partout digne du même intérêt, capable de provoquer les mêmes émotions, les mêmes colères, les mêmes admirations.

1135. (1858) Cours familier de littérature. V « Préambule de l’année 1858. À mes lecteurs » pp. 5-29

Est-ce que ce Cours familier de Littérature, ouvrage essentiellement neutre et étranger aux querelles du temps, ne laisse pas scrupuleusement en dehors toutes ces questions inviolables de conscience et toutes ces questions irritantes de partis qui ne sont propres qu’à distraire, hors de propos, la jeunesse de l’étude des belles œuvres de l’esprit humain ? […] Mais c’est la logique de la malignité humaine, qui veut enfermer un ennemi dans un cercle vicieux et l’étouffer entre deux sophismes. […] Nous avons trop hâlé notre front et nos mains Aux soleils, au roulis des océans humains ; Échappés tous les deux d’un naufrage semblable, Faisons-nous sur la plage un oreiller de sable, Et qu’insensiblement, flot à flot, pli sur pli, La marée en montant nous submerge d’oubli ! 

1136. (1861) Cours familier de littérature. XI « Atlas Dufour, publié par Armand Le Chevalier. » pp. 489-512

Quels sont nos droits, quels sont nos intérêts et notre politique dans la coopération sans titre et sans but que nous apportons à la destruction de cette antique, vénérable et civilisatrice unité humaine du plus vaste et du plus inoffensif empire que la terre ait jamais porté ? […] Je tapisserais ensuite les murailles blanches de ma pauvre école avec les cartes de l’atlas Le Chevalier ; je mènerais par la main mes petits astronomes et mes petits géographes d’abord devant le globe, puis devant ces cartes où ce globe se décompose en surfaces planes sur lesquelles sont gravées, époque par époque, les superficies terrestres qui furent, ou qui sont, ou qui seront des empires humains. […] Quand nous aurions achevé ensemble ce tour du globe, cette chronologie des choses humaines, dans ma chambre de vingt pieds carrés, parcourue lentement en une année de stations devant ces cartes, et que les volumes de l’histoire lue sur place joncheraient à nos pieds le plancher de notre école, semblable à un navire qui aurait fait la circumnavigation du globe et du temps, j’appellerais un à un mes petits géographes, compagnons de notre navigation sur place ; je leur demanderais d’être à leur tour les pilotes de notre longue et universelle expédition sur tant de mers, de côtes, de fleuves, de montagnes, de terres inconnues ; de nous dire où nous en sommes de cet itinéraire géographique entrepris ensemble et accompli en une année d’études aussi variées qu’intéressantes.

1137. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Leconte de Lisle, Charles-Marie (1818-1894) »

Leconte de Lisle a le malheur de n’être pas chrétien, il aurait pu, du moins, s’abstenir d’un titre (Dies iræ) qui rappelle à toutes les mémoires la plus sublime, la plus terrible de nos prières funèbres ; il aurait pu se souvenir que la poésie a mieux à faire qu’à enlever à la vie la croyance et l’espérance de la mort : ceci soit dit sans rien ôter au mérite de cette pièce où se traduit, d’une façon vraiment saisissante, non plus le désabusement humain dont parlait M.  […] Vous avez voulu dans votre œuvre que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger. […] Leconte de Lisle, une fois qu’on y est installé, est pour longtemps, je crois, à l’abri de la banalité, le domaine qu’elle exploite étant beaucoup moins épuisé que celui des passions et des affections humaines tant ressassées.

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