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2167. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Fénelon. Sa correspondance spirituelle et politique. — I. » pp. 19-35

En un mot, l’esprit si fin et si pénétrant, si athénien et si chrétien tout ensemble, de Fénelon, jugeant le talent des autres, même lorsque ce talent était le plus solide et le mieux établi, y voyait tous les défauts qu’un goût délicat peut seul ressentir, et il les eût voulu éviter. […] Passons l’éponge sur ce moment d’illusion et d’oubli dans lequel nous ne pourrions d’ailleurs faire un seul pas sans obscurité ou sans éblouissement. […] Le silence surtout lui paraît un grand remède, et le seul dans les instants même qu’on ne peut dérober au monde. […] Les stoïciens, Épictète par exemple, posaient en principe que, pour être heureux et sage, il faut se retrancher en soi et dans les seules choses qui dépendent de nous, en coupant court à ce qui est du dehors, aux accidents, et en levant pour ainsi dire à chaque fois le pont-levis, de telle sorte que la communication ne se fasse que par manière d’acquit et sans nous affecter essentiellement.

2168. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le président Jeannin. — III. (Fin.) » pp. 162-179

J’ai parlé de longue trêve : ce fut, en effet, dès l’origine la visée du président Jeannin et la solution qu’il entrevit ; il eut, dès son arrivée et dans son premier examen des choses et des esprits, le coup d’œil du seul biais par où on arriverait à mener l’affaire à bien. […] Et ce même panégyriste ajoute avec assez de délicatesse que le sage vieillard, en recevant modestement ces marques publiques d’affection, ne laissait pas de témoigner par quelques signes de joie « qu’il était devenu sensible à cette seule vanité, de se voir aimé des hommes ». […] Le roi lui demanda à titre de service de se charger d’écrire l’histoire de son règne, l’assurant « qu’il entendait laisser la vérité en sa franchise, et à l’auteur la liberté entière de l’écrire sans fard ni artifice, et sans lui attribuer, à lui, ce qui était dû à la seule providence de Dieu ou à la vertu d’autrui ». […] Au reste, pour apprécier l’ensemble de la conduite et du caractère du président Jeannin en ces années, on n’a rien de mieux à faire que de s’en rapporter au témoignage décisif du cardinal de Richelieu, un moment son adversaire, qui le vit de près à l’œuvre, qui lisait et relisait ses Négociations manuscrites durant son exil d’Avignon, et à qui il échappe à son sujet des paroles d’une admiration généreuse : On ne saurait assez dire de ses louanges, écrit-il à l’occasion de sa mort ; mais il faut faire comme les cosmographes qui dépeignent dans leurs cartes les régions tout entières par un seul trait de plume.

2169. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Journal du marquis de Dangeau — I » pp. 1-17

Tandis qu’un peintre comme Saint-Simon commande l’opinion du lecteur par ses tableaux et ne laisse pas toujours de liberté au jugement, un narrateur plat, mais véridique et sans projet comme Dangeau, permet à cette impression du lecteur de naître, de se fortifier et de parler quelquefois aussi énergiquement toute seule qu’elle le ferait à la suite d’un plus éloquent. […] Ils n’ont pas eu de peine à montrer que Saint-Simon exagère, en les résumant, les défauts du personnage ; nos jeunes auteurs vont trop loin toutefois quand ils font de Saint-Simon un ennemi de Dangeau : on n’est pas ennemi de ceux dont on voit les ridicules, et le seul tort de Saint-Simon est de trop voir et d’être doué par la nature d’un organe qui est comme un verre grossissant, et d’une parole de feu irrésistible : de là tant de portraits ressemblants, outrés, vrais à les bien entendre, et en tout cas ineffaçables. […] Dangeau est trop circonspect et trop poli pour le dire, il vous laisse le plaisir de le deviner. — Quelques jours après, les choses se dessinent ; il devient moins sûr que jamais qu’elle soit du voyage, et on lit à la date du samedi 25 mai : « Mme de Montespan, chez qui le roi était allé au sortir de la messe comme à son ordinaire, s’en alla le soir toute seule à Rambouillet ; elle n’a voulu prendre congé du roi ni de personne. » On aura d’autres nouvelles encore de Mme de Montespan, mais seulement au fur et à mesure et au jour la journée. […] il devient sensible que Monseigneur, même les jours où il chasse, chasse moins longtemps ; il se promène plus volontiers à pied dans les jardins : « Jeudi 2 (mai 1686), à Versailles. — Monseigneur alla courre le loup dans la forêt de Livry, d’où il vint d’assez bonne heure pour se promener avec les dames. — Mme la Dauphine passa l’après-dînée chez Mlle Bezzola. » Et le samedi 4, deux jours après : « Mme la Dauphine se devait embarquer sur le canal avec Monseigneur, qui lui avait fait préparer une grande collation à la ménagerie ; la pluie rompit cette promenade-là ; Monseigneur ne laissa pas d’y aller avec Mme la princesse de Conti. » Et toujours le refrain de chaque jour : « Mme la Dauphine passa l’après-dînée chez Mlle Bezzola. » Eh bien, tout cela veut dire : Monseigneur, qui n’était jusqu’alors qu’un farouche Hippolyte et un chasseur de bêtes sauvages, s’est apprivoisé ; il y a auprès de la princesse de Conti et dans sa suite quelque beauté qui a opéré le miracle ; la Dauphine, qui est maussade, et qui vit trop seule, enfermée avec sa Mlle Bezzola, a contribué peut-être à cet éloignement, et, comme elle en est triste, elle va en parler plus que jamais avec cette même Mlle Bezzola.

2170. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « L’abbé de Marolles ou le curieux — I » pp. 107-125

Il est frappé avant tout de ce qui est singulier, et l’un des souvenirs les plus mémorables qu’il ait gardés du collège est celui du professeur de philosophie Crassot, à la chevelure et à la barbe incultes, vêtu comme un cynique : « Il avait, ajoute Marolles, une chose bien particulière et que je n’ai vue qu’en lui seul, qui était de plier et de redresser ses oreilles quand il voulait, sans y toucher. » De tout temps Marolles aimera à niaiser, à enregistrer tout ce qui s’offre, tout ce qui passe à sa portée, raretés ou balivernes, le philosophe Crassot ou la chanteuse des rues Margot la musette, — le baptême des six Topinamboux, ou une réception des chevaliers du Saint-Esprit. […] Il s’offrit, un jour, pour travailler à dresser un inventaire général de tous les titres de la maison de Nevers, comptant par là faire sa cour à la princesse Marie, et aussi découvrir toutes sortes de belles choses ignorées : « Je m’appliquai à cet ouvrage quatre ou cinq mois durant avec tant d’assiduité que j’en vins à bout, ayant sans mentir dicté les extraits et marqué de ma main plus de dix-neuf mille titres rédigés en six gros volumes, avec les tables d’une invention toute nouvelle : ce que j’aurais de la peine à croire d’un autre si je n’en avais moi-même fait l’expérience et si je ne voyais encore entre mes mains les marques d’un labeur si prodigieux, pour la seule satisfaction de ma curiosité, quoiqu’il a bien pu servir à des choses plus importantes. » C’est à Nevers qu’il était allé faire ce rude et, pour lui, délicieux travail : il y avait fait venir quelques personnes de son choix pour l’aider, entre autres le prieur d’une de ses abbayes. […] Parlant quelque part du jeu de tarots, que la princesse Marie aimait beaucoup, dont elle avait renouvelé et diversifié les règles (et elle avait même chargé Marolles de les rédiger et de les faire imprimer), le bon abbé remarque que c’est presque le seul jeu auquel il se soit plu, bien qu’il ne fût heureux ni à celui-là ni à aucun autre : « Mais depuis que l’exaltation de cette princesse, ajoute-t-il, m’a privé du bonheur de la voir, ni je n’ai plus aimé ce jeu, ni je ne me suis plus soucié de voir le grand monde, et je me suis contenté de mes livres et de recevoir quelques visites de peu de mes amis. » À l’arrivée des ambassadeurs polonais envoyés pour demander la princesse en mariage, et dès leur première visite confidentielle à l’hôtel de Nevers, ce fut Marolles qui les alla recevoir au bas du degré et leur fit en latin un compliment, auquel ils répondirent dans la même langue. […] C’était un vers tout entier, emprunté de l’élégie d’Hylas de Properce, avec un seul changement imperceptible du masculin au féminin, et qui, dans son application, montrait deux frères, deux enfants du Septentrion, épris du même charmant objet, comme jadis ces fils de Borée Zétès et Calaïs : Hanc duo sectati fratres, Aquilonia proles.

2171. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance de Buffon, publiée par M. Nadault de Buffon » pp. 320-337

Celui-ci, attaqué par le gazetier janséniste au sujet de L’Esprit des lois, avait cru devoir répondre par une brochure qui réussit ; « Malgré cet exemple, disait Buffon, également attaqué, et par le même gazetier, je crois que j’agirai différemment et que je ne répondrai pas un seul mot. […] Ainsi encore, à propos des attaques dernières dont Les Époques de la nature furent l’occasion, et de je ne sais quel manuscrit de Boulanger qu’on l’accusait d’avoir pillé : « Il vaut mieux, disait-il, laisser ces mauvaises gens dans l’incertitude, et comme je garderai un silence absolu, nous aurons le plaisir de voir leurs manœuvres à découvert… Il faut laisser la calomnie retomber sur elle-même. » À M. de Tressan qui s’était, un jour, ému et mis en peine pour lui, il répondait : « Ce serait la première fois que la critique aurait pu m’émouvoir ; je n’ai jamais répondu à aucune, et je garderai le même silence sur celle-ci. » Ainsi pensait-il, et il ne se laissait pas détourner un seul jour du grand monument qu’il édifiait avec ordre et lenteur, et dont chaque partie se dévoilait, successivement à des dates régulières et longtemps à l’avance assignées. […] Aucun d’eux n’a su, je ne dis pas peindre la nature, mais même présenter un seul trait bien caractérisé de ses beautés les plus frappantes. » Là encore, à ceux même qui n’aimeraient ni la grenouille ni le hanneton, je dirai : « Je passe condamnation sur le peu d’élégance de l’expression, mais trouvez-moi dans le siècle un jugement de plus de bon sens. […] Entre les faits et lui, pour peu qu’il y eût retard, son imagination était sujette à projeter des systèmes : combien de fois à ses débuts, quand il voulait découvrir trop de choses, et trop vite, avec les seuls yeux de l’esprit, le sourire fin de Daubenton, l’homme du scalpel, l’avertit et l’arrêta !

2172. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire de la littérature française à l’étranger pendant le xviiie  siècle, par M. A. Sayous » pp. 130-145

Les écrivains de Port-Royal font une tribu distincte dans la littérature française et au cœur du grand siècle : Pascal seul a éclaté pour tous ; si l’on veut bien connaître les autres, il faut y regarder de très près et les suivre longtemps dans leur monotonie apparente, dans leur demi-obscurité. […] Jean-Jacques Rousseau seul a brillé aux yeux de tous : celui qui se proclamait le citoyen de Genève par excellence, est sorti de son cercle natal ; il a éclaté ailleurs, mais ç’a été en rompant avec les siens. […] J’en connais un, un seul, j’en conviens ; mais c’est beaucoup encore, et pour comble de bonheur, c’est dans mon pays qu’il existe… Savant et modeste Abauzit ! […] Comparez Saussure écrivain avec Buffon, avec Ramond et même avec Volnay, et il vous apparaîtra, réduit à ses seules qualités sans doute, mais aussi dans toute la rectitude et l’excellence de son goût.

2173. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir a l’histoire de mon temps. Par M. Guizot »

Il classe volontiers le monde en honnêtes gens et en ceux qui ne le sont pas ; sa morale sociale admet essentiellement le bien et le mal, dont les noms reviennent sans cesse à sa bouche d’une manière qui, à la fin, devient provocante : les instincts conservateurs, à ses yeux, sont les seuls bons ; les autres instincts plus actifs et plus remuants sont vite déclarés pervers. […] Molé, seul ou presque seul, tenant tête à tous avec bon sens, noblesse, vivacité et même vigueur ; — montant et remontant coup sur coup à la tribune, où il trouvait des éclairs à lancer, sinon des tonnerres ; — et non loin de lui, M. de Lamartine, un volontaire brillant et magnifique, un chevalier auxiliaire, venu tout exprès d’Asie, qui eût dit volontiers en brisant une lance pour la défense du plus faible et en le couvrant de sa protection : « Je suis, moi ministériel et anti-dynastique : gloire aux courtois et aux généreux !  […] Guizot ignore-t-il que, dans une telle conjoncture, et par le seul fait d’un rapprochement avec Rome, le signe arboré sur la cité et sur l’église menacée ne serait pas la Croix pure et simple, et qu’il y aurait tout à côté l’image de la Vierge sous l’invocation de l’immaculée Conception ?

2174. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Essais de politique et de littérature. Par M. Prevost-Paradol. »

Le trait ici s’adressait à moi, et j’ai sans doute été le seul à le ressentir. […] Qu’est-ce qui vaut mieux en principe, pour un peuple, de se gouverner soi-même par des représentants directement élus et selon les lois de la raison et d’une opinion publique éclairée et mûrie par la discussion, de telle sorte que le bon sens triomphe invariablement après que tous auront été persuadés, ou d’être gouverné par un seul, même le plus habile ? […] Qu’on ne se figure pas que le talent seul et l’esprit suffisaient ; il fallait autre chose encore ; il fallait une certaine fortune, une certaine position, des alliances dans le monde. […] Un régime où toutes nos facultés ont leur action et leur jeu, à plus forte raison leur triomphe, nous paraît aisément le plus légitime, le seul légitime.

2175. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Louis XIV et le duc de Bourgogne, par M. Michelet »

Il veut être seul, et ne peut supporter la solitude. […] Prenez bien garde de ne lui rien dire qui ne soit juste, précis et exactement raisonnable : il saurait bien en prendre avantage et vous-donner adroitement le change17; il passerait d’abord de son tort au vôtre, et deviendrait raisonnable pour le seul plaisir de vous convaincre que vous ne l’êtes pas. […] Je veux, dit-il, qu’il dorme : le sommeil rafraîchira son sang, apaisera sa bile, lui donnera la santé et la force dont il aura besoin pour imiter les travaux d’Hercule, lui inspirera je ne sais quelle douceur tendre qui pourrait seule lui manquer. […] Il est sensible à nos chansons ; il aime la poésie : elle adoucira son cœur, et le rendra aussi aimable qu’il est fier. » Alors Philomèle continua seule : «  Que ce jeune héros croisse en vertu, comme une fleur que le printemps fait éclore !

2176. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « M. de Pontmartin. Les Jeudis de Madame Charbonneau » pp. 35-55

Sandeau, après avoir parlé librement et médit d’un chacun, est présenté comme s’arrêtant devant un seul nom, celui de Gustave Planche ; il coupe court, sur ce que celui-ci est, dit-il, son ami particulier ; ce qui était vrai en effet. […] cette tentation, sous la seule forme où elle pouvait se présenter à un homme de sa sorte, l’auteur des Jeudis l’a éprouvée, et il n’a pas su y résister. […] Veuillot franc, violent, fin pourtant, âpre non moins qu’adroit à l’attaque, riant ou mordant à belles dents, et sachant choisir sur le prochain les endroits vulnérables et tendres ; ayant rompu avec la moitié et plus de la moitié de ses confrères, et seul contre tous s’en faisant craindre. […] Ville heureuse où l’on est dispensé d’avoir du bonheur, où il suffit d’être et de se sentir habiter ; qui fait plaisir, comme on le disait autrefois d’Athènes, rien qu’à regarder ; où l’on voit juste plus naturellement qu’ailleurs, où l’on ne s’exagère rien, où l’on ne se fait des monstres de rien ; où l’on respire, pour ainsi dire, avec l’air, même ce qu’on ne sait pas, où l’on n’est pas étranger même à ce qu’on ignore ; centre unique de ressources et de liberté, où la solitude est possible, où la société est commode et toujours voisine, où l’on est à cent lieues ou à deux pas ; où une seule matinée embrasse et satisfait toutes les curiosités, toutes les variétés de désirs ; où le plus sauvage, s’il est repris du besoin des hommes, n’a qu’à traverser les ponts, à parcourir cette zone brillante qui s’étend de la Madeleine au Gymnase ; et là, en quelques instants, il a tout retrouvé, il a tout vu, il s’est retrempé en plein courant, il a ressenti les plus vifs stimulants de la vie, il a compris la vraie philosophie parisienne, cette facilité, cette grâce à vivre, même au milieu du travail, cette sagesse rapide qui consiste à savoir profiter d’une heure de soleil !

2177. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Les Saints Évangiles, traduction par Le Maistre de Saci. Paris, Imprimerie Impériale, 1862 »

Sans entrer ici (ce qui me conviendrait moins qu’à personne) dans aucune des questions controversées entre les savants et les théologiens des diverses communions et en me gardant pour vingt raisons excellentes d’aller m’y heurter, il est bien clair à mes yeux, comme aux yeux de tout le monde, que puisqu’il y a quatre Évangiles canoniques et non pas un seul, il y a des différences, au moins apparentes, entre ces Évangiles également reçus, et il a été de tout temps réputé utile de s’en rendre compte pour se former une idée plus exacte, plus suivie et mieux ordonnée, de la vie et de la prédication de Jésus. […] Ce qui caractérise le Discours de la montagne et les autres paroles et paraboles de Jésus, ce n’est pas cette charité qui se rapporte uniquement à l’équité et à la stricte justice et à laquelle on arrive avec un cœur sain et un esprit droit, c’est quelque chose d’inconnu à la chair et au sang et à la seule raison, c’est une sorte d’ivresse innocente et pure, échappant à la règle et supérieure à la loi, saintement imprévoyante, étrangère à tout calcul, à toute prévision positive, confiante sans réserve en Celui qui voit et qui sait tout, et comptant, pour récompense dernière, sur l’avènement de ce royaume de Dieu dont les promesses ne sauraient manquer : « Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire : mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre. […] Un homme estimable et savant, qui a récemment travaillé sur les Évangiles, et qui n’a porté dans cet examen, quoi qu’on en ait dit, aucune idée maligne de négation, aucune arrière-pensée de destruction, qui les a étudiés de bonne foi, d’une manière que je n’ai pas qualité pour juger, mais certainement avec « une science amoureuse de la vérité », a qualifié heureusement en ces termes la mission et le caractère de Jésus, de la personne unique en qui s’est accomplie la conciliation la plus harmonieuse de l’humanité avec Dieu : « Celui qui a dit : Soyez parfaits comme Dieu, et qui l’a dit non pas comme le résultat abstrait d’une recherche métaphysique, mais comme l’expression pure et simple de son état intérieur, comme la leçon que donnent le soleil et la pluie : celui qui a parlé de la sainteté supérieure qu’il exigeait des siens comme d’un “fardeau doux et léger” ; celui qui, révélant à nos yeux une pureté sans tache, a dit que “par elle on voyait Dieu…”, celui qui, enfin, renonçant à la perspective du trône du monde, a senti qu’il y avait plus de bonheur à souffrir en faisant la volonté de Dieu qu’à jouir en s’en séparant… celui-là, c’est Jésus de Nazareth. » Lui seul, et pas un autre au monde42 ! […] Le moment paraît venu, toutefois, où la séparation du mort et du vif ne tardera pas à se faire, et si ce n’est l’homme (assez de craquements nous l’indiquent), les seuls vents du ciel le feront.

2178. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

Jeté à vingt ans, seul, sans appui et sans guide, dans la société la plus remuante, la plus passionnée et la plus corrompue de l’Europe, j’ai partagé ses égarements ; mes yeux se sont éblouis à ses fausses lumières, et mon cœur s’est laissé séduire à ses sophismes religieux. […] Tout ne se passa point dans un seul coup de tonnerre. […] Lorsque j’étais parvenu dans une de ces profondes solitudes, où je croyais arriver seul, je m’y retrouvais avec toutes mes secrètes angoisses, avec mes passions à demi brisées, mes soifs ardentes de l’inconnu, mes dégoûts infinis et mes prodigieuses lassitudes. […] dût le chemin qui mène à ma patrie Être plus rude encore, et ma tête meurtrie Ne pas trouver de pierre où se poser le soir ; Dussé-je n’avoir pas une table où m’asseoir, Pas un seul cœur ému qui de moi se souvienne, Pas une main d’ami pour étreindre la mienne ; Comme le lépreux d’Aoste, au flanc de son rocher, Dussé-je cultiver des fleurs sans les toucher, N’avoir pour compagnon, dans ma triste vallée, Qu’un chien, et pour abri qu’une tour désolée, Et quand je souffre trop pendant les longues nuits, Qu’une sœur pour me plaindre et bercer mes ennuis, Une sœur qui, souffrant de la même souffrance, Prie et veille avec moi jusqu’à la délivrance…, Je veux aller revoir les lieux que je chéris, De mon bonheur au moins retrouver les débris ; Si ce ne sont les morts qui dorment sous la pierre J’embrasserai leurs fils, hélas !

2179. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. LE COMTE MOLÉ (Réception à l’Académie.) » pp. 190-210

Mais ces petits groupes très-mobiles, et formés d’ordinaire à l’encontre d’une seule personne, n’avaient rien de persistant ; ce n’étaient pas des partis. […] En autre saison, ne lui en voulez pas, il eût mieux aimé aller au bois sous la coudrette, même seul, pour dormir parmi le thym et la rosée. L’Académie française, entre toutes les autres, est la seule qui ait gardé le privilége de donner des bals, ou pour parler moins légèrement, de vraies fêtes. […] Vous voyez, messieurs (l’ouvrage est sous forme de discours), par le seul énoncé, que cette partie des devoirs académiques est diminuée considérablement, vos décrets ne laissant plus en France que des citoyens. » — Le monde me fait parfois l’effet d’une très-bonne montre ; on fait tout pour la gâter et la déranger ; mais, pour peu qu’on la laisse quelque temps dormir tranquille, elle revient d’elle-même au bon point.

2180. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre I. La préparations des chefs-d’œuvre — Chapitre III. Trois ouvriers du classicisme »

Seuls les jansénistes trop instruits pour estimer son fond, trop peu artistes pour sentir sa forme — le tenaient en médiocre estime. […] Chapelain Ce beau monde, dont Balzac faisait l’éducation, était assez disposé, tant par ignorance que par suffisance, à prendre son seul plaisir pour critérium de la valeur des œuvres littéraires : principe séduisant, mais dangereux. […] Le « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences » est la biographie d’une pensée ; et du seul caractère narratif et descriptif de l’ouvrage sortent visiblement deux traits de la physionomie intellectuelle de Descartes : au lieu d’une exposition théorique de sa méthode, il nous en décrit la formation dans son esprit, et présente ses idées comme autant d’actes successifs de son intelligence, de façon à nous donner en même temps qu’une connaissance abstraite la sensation d’une énergie qui se déploie ; le tempérament actif des hommes de ce temps est devenu chez Descartes une puissance créatrice d’idées et de « chaînes » d’idées. […] Remarquant donc que seuls les mathématiciens ont su découvrir quelques démonstrations, c’est-à-dire « quelques raisons certaines et évidentes », il extrait de leur méthode quelques règles absolues et générales, qui lui servent à vérifier tous ses jugements.

2181. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre I. La lutte philosophique »

C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie  siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon. […] Les évêques intervenaient de leur personne, et par leurs mandements tâchaient de barrer la route aux mauvaises doctrines : mais l’épiscopat n’avait plus de Bossuet ni même de Massillon ; et Le Franc de Pompignan, l’honnête évêque du Puy, Montazet, l’académique archevêque de Lyon, Beaumont, l’intempérant archevêque de Paris, ajoutez-y tous les Boyer, les Languet, les Montillet, ne pesaient pas, à eux tous, le poids des seuls Voltaire et Rousseau. […] Desfontaines, dans ses Observations, Fréron, dans son Année littéraire, s’accrochèrent presque au seul Voltaire, y usèrent ce qu’ils avaient d’esprit, de sens, d’honnêteté même, sans autre résultat que de l’amener à s’avilir un peu dans des polémiques injurieuses. […] Diderot s’entêtait : il forçait au bout de huit ans les résistances de l’autorité (1765), remettait l’édition en bon train avec une permission tacite, intéressait à l’entreprise Mme de Pompadour, Richelieu, Bernis, Choiseul, Malesherbes, Turgot, atténuait l’effet fâcheux de la désertion de son collaborateur, abattait à lui seul une effrayante besogne, écrivait, commandait, arrachait les articles nécessaires, et finissait par vaincre.

2182. (1899) Le préjugé de la vie de bohème (article de la Revue des Revues) pp. 459-469

Les seuls êtres sympathiques sont les femmes. […] Musette, avec un bon sens dont on ne peut la blâmer, demande le pain et la défense contre la prostitution à ses relations « sérieuses » avec quelques barbons et béjaunes de la bourgeoisie : elle ne revient parmi les bohèmes que pour rire, seule ressource qu’ils lui offrent. […] Il est juste de dire que les trois quarts des jeunes peintres et écrivains se sont rangés à cette conception, et seuls les vieux romantiques survivants songent à s’en plaindre. […] Regardons les créateurs modernes : tous nous donneront un exemple de sobre tenue, de pauvreté fière et nette, de vie travailleuse, ordonnée, saine, de discrétion dans le geste et le discours, d’élégance et de distinction nées du seul sentiment de porter en soi une grande âme.

2183. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre V. Premiers aphorismes de Jésus. — Ses idées d’un Dieu Père et d’une religion pure  Premiers disciples. »

Jamais prêtre païen n’avait dit au fidèle : « Si, en apportant ton offrande à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-là ton offrande devant l’autel, et va premièrement te réconcilier avec ton frère ; après cela viens et fais ton offrande 258. » Seuls dans l’antiquité, les prophètes juifs, Isaïe surtout, dans leur antipathie contre le sacerdoce, avaient entrevu la vraie nature du culte que l’homme doit à Dieu. « Que m’importe la multitude de vos victimes ? […] Jésus seul, néanmoins, dit la chose d’une manière efficace. […] L’idée qui se cache sous un tableau de Raphaël est peu de chose ; c’est le tableau seul qui compte. […] Jean seul est renseigné sur ce point.

2184. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Mais Dante ayant à construire son monde idéal, et voulant peindre pour son siècle et sa nation5, prit ses matériaux où il les trouva : il fit parler une langue qui avait bégayé jusqu’alors, et les mots extraordinaires qu’il créait au besoin n’ont servi qu’à lui seul. […] Son vers se tient debout par la seule force du substantif et du verbe, sans le concours d’une seule épithète6. […] La traduction seule lui rendra de tels services.

2185. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « La Religieuse de Toulouse, par M. Jules Janin. (2 vol. in-8º.) » pp. 103-120

Garat sortant de chez Diderot, Charles Nodier encore, contant quelqu’un de ses jolis contes où le fond se dérobe et où la façon est tout, ce sont presque les seuls auteurs, en français, qui me donnent quelque idée à l’avance de cette manière unique de M.  […] Je noterai tel feuilleton de lui (celui du jeudi 24 décembre 1840, par exemple, sur Agnès de Méranie), duquel, après l’avoir lu, j’écrivais pour moi seul cette note que je retrouve, et que je donne comme l’expression nette de ma pensée : Excellent feuilleton. […] Il y avait trois sortes de filles : les premières, qui devaient être damoiselles de noblesse d’épée ou de robe, pouvaient seules arriver aux hautes charges du gouvernement intérieur. […] Sur quoi les railleurs avaient fait des vers satiriques, une espèce de parodie des Commandements de Dieu à l’usage des Filles de l’Enfance : Madame seule adoreras, Et l’Institut parfaitement.

2186. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Les Gaietés champêtres, par M. Jules Janin. » pp. 23-39

tu es seul, fais ton pain de la semaine. […] Heureusement, nous avons vu briller un peu de lumière à votre fenêtre, et nous avons pensé que vous nous remettriez dans notre chemin. » L’homme avait les mains à la pâte ; il dégagea ses mains avec cette attention prudente d’un pauvre diable qui ne veut pas perdre un seul grain de ce blé noir qui lui a coûté tant de sueurs ; même il retenait son souffle pour ne pas faire envoler un brin de farine. […] Laissons pour cette fois Voltaire, et, comme seule moralité à tirer de tout ceci, disons simplement : Jeunes filles, ne faites pas comme elle ! […] Le xviiie  siècle tout entier n’est pas un seul et même tourbillon ; il faut y distinguer bien des temps et des moments, et, dans chaque moment, distinguer encore les classes différentes de la société.

2187. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre III : La science — Chapitre I : De la méthode en général »

Celui qui manie l’instrument peut mieux que personne nous en faire connaître les avantages et les inconvénients : seul, il sait les difficultés qu’il rencontre et les moyens de les éluder, ou, ce qui vaut mieux encore, de les tourner à son profit. […] Sans doute, lorsqu’il s’agit de la théorie abstraite de l’induction ou de la déduction, la philosophie est sur son propre terrain, et elle seule peut accomplir cette œuvre difficile ; mais, lorsque, passant du sujet à l’objet, elle cherche à quelles règles ces procédés doivent obéir pour discerner la vérité dans telle ou telle science, quels sont en mathématiques les principes de la méthode analytique, en physique ceux de la méthode expérimentale, la philosophie ne peut plus alors se passer du concours des sciences ; et, sur ce terrain pratique, les savants seront nécessairement les meilleurs logiciens. […] Ce serait la seule machine que les âges auraient laissée dans l’état où l’ont mise ses premiers inventeurs. […] Reid avait dit : « Que l’on nous cite une seule découverte dans la nature qui ait été faite par cette méthode. » Dugald Stewart n’a pas de peine à répondre à ce défi : il cite le système de Copernic, et même celui de Newton, qui ne fut d’abord qu’une hypothèse jusqu’au moment où le calcul lui permit d’en faire une théorie rigoureuse et démontrée.

2188. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture » pp. 183-212

Je ne me souviens que d’une seule composition purement allegorique qui puisse être citée comme un modele, et que le Poussin et Raphael voulussent avoir faite, à juger de leur sentiment par leurs ouvrages. […] Les peintres tirent de grands secours de ces compositions allegoriques de la seconde espece, ou pour exprimer beaucoup de choses qu’ils ne pourroient pas faire entendre dans une composition historique, ou pour répresenter en un seul tableau plusieurs actions dont il semble que chacune demandât une toille separée. […] Ils y font voir en un seul tableau des évenemens qu’un historien ne pourroit narrer qu’en plusieurs pages. […] Malgré ces secours le feu roi prit Mastrich, et portant ensuite la guerre dans les païs-bas espagnols, il y enlevoit chaque campagne un nombre des plus fortes places, par des conquêtes que la paix seule put arrêter.

2189. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Hippolyte Babou »

II Mais ce n’est point là le seul mérite d’Hippolyte Babou. […] on pouvait craindre que Babou, qui est à lui seul tous ces hommes-là, ne les montrât un peu trop dans un sujet imprégné profondément de paganisme, et qu’il n’en fonçât outrageusement la couleur. […] Les six nouvelles qui forment les Païens innocents s’appellent : la Gloriette, — le Curé de Minerve, — le Dernier Flagellant, — l’Hercule chrétien, Jean de l’Ours, — l’Histoire de Pierre Azam, — et la Chambre des Belles Saintes, et elles sont, à notre avis, de petits chefs-d’œuvre d’expression, comme doit l’être, de rigueur, cette simple création d’une nouvelle, intaille ou relief d’une seule idée, travaillée avec les caresses de l’Amour. […] pas voulu me priver d’une seule de ses étincelles.

2190. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire de la querelle des anciens et des modernes par M. Hippolyte Rigault — [Introduction] » pp. 132-142

Cette argumentation, si l’on peut appeler ainsi une haute conversation littéraire, n’a pas duré moins de six heures, à peine interrompues par un léger repos, et le jour seul, en tombant, a mis fin, non au combat, mais au très agréable conflit. […] Rigault, même en le renfermant dans les termes de la seule littérature, est un des plus heureux et des plus féconds que l’on pût choisir, et son travail est devenu un livre qui offre le tableau complet d’un des épisodes les plus curieux de l’histoire de l’esprit. […] Aux xve et xvie  siècles, on retrouvait d’hier cette Antiquité ; on sy mêlait, on ne s’en dégageait pas : on ne la jugeait pas d’une seule vue et avec netteté.

2191. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre II. Des tragédies grecques » pp. 95-112

Les Grecs ayant la nature seule pour modèle, ont eu quelquefois de la grossièreté, mais jamais d’affectation. […] Les seuls noms d’Ajax, d’Achille, d’Agamemnon, produisaient d’abord une émotion de souvenir. […] L’importance donnée aux chœurs, qui sont censés représenter le peuple, est presque la seule trace de l’esprit républicain qu’on puisse remarquer dans les tragédies grecques.

2192. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre II. — De la poésie comique. Pensées d’un humoriste ou Mosaïque extraite de la Poétique de Jean-Paul » pp. 97-110

. — L’architecte héroïque se cache derrière son œuvre, qui semble s’élever toute seule aux sons de sa musique, comme Thèbes aux doux accords de la lyre d’Amphion. Le démolisseur humoriste doit savoir danser sur la tête au milieu des ruines qu’il entasse ; il doit savoir rêver eu pleine veille, tournoyer à jeun comme s’il était ivre, paraître toujours pris de vertige, écrire en tenant sa plume à l’envers, effacer à mesure chaque trait de son dessin sous l’enchevêtrement des arabesques, jeter la préface au milieu, les réflexions dans le drame, les bêtises dans les réflexions, et l’épilogue avant le titre ; il doit unir Héraclite et Démocrite, et faire le Solon eu démence, pour pouvoir dire au monde la vérité qui rebute, quand elle est servie seule, mais qui s’avale avec le reste dans une olla-putrida 149. […] Il y a souvent deux arlequins dans une seule de leurs pièces.

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