L’oreille, l’œil, trouvent leur plaisir dans le rapport harmonique de deux sons ou de deux couleurs ; mais ici c’est pour ainsi dire le plus haut degré de consonance que l’âme puisse percevoir, car en même temps toutes ses puissances sont en jeu : l’imagination, les sens sont séduits, satisfaits par un des termes de la comparaison ; la raison spéculative ou le sens du beau moral, par l’autre ; et ce double plaisir est encore surpassé par celui qui naît simultanément du rapport entre les deux termes, c’est-à-dire de la similitude même. […] Si nous nous sommes bien fait entendre, on doit distinguer nettement le trope qui, suivant nous, est devenu l’élément d’un style commun aujourd’hui, style qui ne développe jamais l’idée morale en termes abstraits, mais prend toujours un emblème de cette idée, et pour elle donne un symbole, en un mot procède par allégorie, dans le sens restreint que nous avons donné à ce mot. […] Et dans ce long symbole, chaque trait a un sens.
Le juif, au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique qui rend par moments le sémite merveilleusement apte à voir les grandes lignes de l’avenir, a fait entrer l’histoire dans la religion. […] Il n’y avait qu’un rhéteur, habitué à répéter de vieilles phrases dénuées de sens, pour oser prétendre que ces malheurs venaient des infidélités du peuple 156. […] On se croyait à la veille de voir apparaître la grande rénovation ; l’Écriture torturée en des sens divers servait d’aliment aux plus colossales espérances. […] Moins brillant en un sens que le développement de Jérusalem, celui du nord fut en somme bien plus fécond ; les œuvres les plus vivantes du peuple juif étaient toujours venues de là.
« Je voudrais, dit-il encore, se définissant lui-même à merveille, je voudrais faire passer le sens exquis dans le sens commun, ou rendre commun le sens exquis. » Le bon sens tout seul l’ennuief ; l’ingénieux sans bon sens lui paraît à bon droit méprisable : il veut unir l’un et l’autre, et ce n’est pas une petite entreprise : « Oh ! […] Dans le sens vulgaire, Lucain en eut plus que Platon, Brébeuf plus que Racine. […] Joubert adore l’enthousiasme, mais il le distingue de l’explosion, et même de la verve, qui n’est que de seconde qualité dans l’inspiration, et qui remue, tandis que l’autre émeut : « Boileau, Horace, Aristophane eurent de la verve ; La Fontaine, Ménandre et Virgile, le plus doux et le plus exquis enthousiasme qui fut jamais. » L’enthousiasme, en ce sens, pourrait se définir une sorte de paix exaltée.
Je dois, en commençant, un petit mot d’explication en réponse à plus d’une question qui m’a été faite en des sens divers. […] Simonide le disait mieux dans des vers dont voici le sens : « La santé est le premier des biens pour l’homme mortel ; le second, c’est d’être beau de nature ; le troisième, c’est d’être riche sans fraude ; et le quatrième, c’est d’être dans la fleur de jeunesse entre amis. » Ces traités où la théorie s’évertue à démontrer les machines et les industries de détail du bonheur, et à inventer à grande peine ce qui naît de soi-même dans la saison, me rappellent encore un joli mot de d’Alembert, et qui ne sent pas trop le géomètre : « La philosophie s’est donné bien de la peine, dit-il, pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. » Il est pourtant des endroits bien sentis dans le traité de Mme du Châtelet : elle y parle dignement de l’étude, qui, « de toutes les passions, est celle qui contribue le plus à notre bonheur ; car c’est celle de toutes qui le fait le moins dépendre des autres ». […] Je sens bien que je me contredis, et que c’est là me reprocher mon goût pour vous. Mais mes réflexions, mes combats, tout ce que je sens, tout ce que je pense, me prouve que je vous aime plus que je ne dois.
En ceci comme en tout, il suit sa ligne et fait preuve d’un sens pratique étendu. […] De tous ces princes et seigneurs qui ne parlent en sens divers que de la religion de Dieu, du service du roi, de l’amour de la patrie, « je n’en vois pas un tout seul, dit-il, qui, sous ces beaux prétextes, ne ruine totalement le royaume de fond en comble… Il seroit impossible de vous dire quelles cruautés barbaresques sont commises d’une part et d’autre : où le Huguenot est le maître, il ruine toutes les images, démolit les sépulchres et tombeaux… En contr’échange de ce, le catholique tue, meurdrit, noie tous ceux qu’il connoît de cette secte ; et en regorgent les rivières… » Quant aux chefs, bien qu’ils fassent contenance de n’approuver tels déportements, Pasquier remarque qu’ils les passent aux leurs par connivence et dissimulation. […] Certes, si quelque chose était capable en France de contrebalancer l’impétuosité et l’impatience particulière à la nation, à la noblesse comme au peuple même, de créer à temps ce respect de la loi qui est comme un sens public qui nous manque et qui est aboli en nous, c’était ce corps intègre, tenant un milieu magistral, ce corps de politiques encore croyants, bons chrétiens et catholiques sans être ultramontains, royalistes loyaux et fervents sans être courtisans ni serviles. […] En face de ceux qui veulent abuser de l’autorité étrangère en France, il maintient énergiquement tout ce qui est du vrai et naïf droit national ; de même qu’en face de ceux qui, par une autre superstition, abondent dans le sens de la coutume, il se plaît à relever les décisions de l’antique jurisprudence.
Le fait est, si l’on met toute malice à part, que Mme Scarron, durant ces années les plus périlleuses, paraît n’avoir jamais été troublée par ses sens, jamais poussée par son cœur, et qu’elle était retenue par les deux freins les plus forts de tous, un amour de la considération qui, de son aveu, était sa passion dominante, et une religion précise et pratique dont elle ne se départit jamais : « J’avais, a-t-elle dit, un grand fonds de religion, qui m’empêchait de faire aucun mal, qui m’éloignait de toute faiblesse, qui me faisait haïr tout ce qui pouvait m’attirer le mépris. » Je ne vois pas de raison pour douter de cette parole, sauf accident. […] Il lui suffit, pour tous les autres, d’être un personnage à part, non défini et d’autant plus respecté, jouissant de sa grandeur voilée sous le nuage et du sens merveilleux d’une destinée qui perçait assez, comme dit Saint-Simon, sous sa « transparente énigme ». […] C’est ce qui fit que, cet horizon se resserrant avec les années, ce roi de bon sens fit tant de fautes que cette femme d’un sens si droit lui laissa faire et qu’elle approuvait. […] Elle a raison, en un sens, de se comparer à un Louvois, à de grands ministres, aux grands ambitieux : je ne crois pas qu’on ait jamais poussé plus loin qu’elle l’esprit de suite, le culte de la considération et la puissance de se contraindre.
Usa-t-elle toujours de cette influence intime et sans contrôle dans un sens purement dévoué et désintéressé ? […] Mme des Ursins, remontant au principe de la succession d’Espagne, montre quel fond on doit faire sur cette fidélité de si fraîche date des Espagnols à la maison de Bourbon, et quel en est le vrai sens politique : pour les grands, empêcher la division de la monarchie ; pour les peuples des provinces, bien vendre leurs laines. […] [NdA] De très bonne compagnie, dans le sens primitif, cela se rapproche du sens de bon compagnon, et implique l’agrément et une sorte de gaieté, le contraire d’ennuyer.
C’est même ainsi qu’elle se laissa prendre et gagner insensiblement aux doctrines des réformés qui se présentèrent d’abord à elle sous la forme savante et littéraire : traducteurs des Écritures, ils ne voulaient, ce semble, qu’en propager l’esprit et en faire mieux entendre le sens aux âmes pieuses ; elle les goûtait et les favorisait à titre de savants, les accueillait comme hommes aimant à la fois « les bonnes lettres et le Christ », ne voulait croire chez eux à aucune arrière-pensée factieuse ; et, lors même qu’elle parut détrompée sur l’ensemble, elle continua jusqu’à la fin de plaider pour les individus avec zèle et humanité auprès du roi son frère. […] Charitable et humaine, elle ne cessa d’agir auprès de son frère dans le sens de la clémence. […] — Non, madame, répondit-il. — Mais songez-y bien, mon cousin, lui répliqua-t-elle. — Madame, j’y ai bien songé, mais je ne sens rien mouvoir, car je marche sur une pierre bien ferme. — Or je vous advise, dit alors la reine sans le tenir plus en suspens, que vous êtes sur la tombe et le corps de la pauvre Mlle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous avez tant aimée, et, puisque les âmes ont du sentiment après notre mort, il ne faut pas douter que cette honnête créature, morte de frais, ne se soit émue aussitôt que vous avez été sur elle ; et, si vous ne l’avez senti à cause de l’épaisseur de la tombe, ne faut douter qu’en soi ne se soit émue et ressentie ; et, d’autant que c’est un pieux office d’avoir souvenance des trépassés, et même de ceux que l’on a aimés, je vous prie lui donner un Pater noster et un Ave Maria, et un De profundis, et l’arroser d’eau bénite ; et vous acquerrez le nom de très fidèle amant et d’un bon chrétien. […] Au point de vue de l’État, il peut y avoir quelquefois danger dans le sens de cette tolérance trop confiante et trop absolue : cela parut bien, du temps de Marguerite, à cette heure critique où la religion de l’État, et, partant, la constitution d’alors, faillit être renversée.
Tout en l’épargnant, tout en estompant, avec des paroles de reconnaissance, le peu de valeur du personnage, il nous le peint, comme ayant un certain tact de l’humanité, et le sens divinatoire, à première vue, d’un incapable avec un intelligent. […] » Comme le ton était singulier, il la pressa tant, qu’elle lui dit : « Je ne puis pas rester seule… Aussitôt qu’il n’y a plus personne auprès de moi, je me sens enlevée et transportée au milieu de l’immense… et je suis là, comme une petite poupée, devant un juge dont je ne vois pas la figure ! […] C’est la meilleure stalle pour voir les grands spectacles de l’Océan, pour étudier le sens d’une tempête… Oui, on s’est beaucoup moqué de moi, à propos de cela, mais une tempête, ça parle ! […] Jour de Noël 25 décembre Je me sens plus seul, les jours de fête, que les autres jours.
Pour bien traiter une question, il faut, dit-on, fixer le sens des termes avant de s’en servir. […] Ils savent que, dans les arts, la partie la plus noble de nous-mêmes veut autre chose que l’imitation de ce qui tombe sous nos sens ; que, dans la poésie particulièrement, l’âme et l’imagination demandent, pour aliment de leur dévorante activité, ces sentiments profonds et en quelque sorte infinis, dont la religion et l’amour sont les deux principales sources ; et que l’esprit même ne saurait être entièrement captivé qu’à l’aide de cet art délicat, qui consiste à ne pas arrêter avec trop de fermeté les formes de certains objets, et à étendre sur quelques autres un voile qui les laisse entrevoir ou seulement soupçonner. […] Parce que l’âme se plaît à rêver, faut-il que les vers, pareils aux ruisseaux dont le murmure produit et entretient la rêverie, soient privés de sens, et ne rendent qu’un doux bruit ? […] Célébrez la religion, chantez aussi l’amour ; mais ne mêlez pas indiscrètement les mystères de la foi et ceux de la volupté, les saints ravissements de l’âme et les profanes extases des sens.
Et continuant le portrait de celui qu’il connaissait si bien pour l’avoir servi de près, d’Aubigné insiste sur ce que Henri IV, dans sa grande promptitude d’esprit, était servi par deux sens dont la nature l’avait merveilleusement doué, l’ouïe et la vue, qu’il avait perspicaces, aiguisées et sûres à un degré inimaginable : d’Aubigné en cite des exemples. […] Les catholiques, à peine accoutumés à leurs nouveaux alliés protestants, s’agitaient en divers sens et pouvaient se croire déliés ; les protestants, d’autre part, voyaient leur roi tout d’un coup promu au terme de ses espérances, mais par cela même sollicité et mis en demeure de les abandonner sur la religion. […] Du Plessis-Mornay, sous sa conviction persévérante, avait dans la volonté quelque chose de plus souple, et Sully, bien que grondeur et souvent rude à son maître, avait une solidité, un sens pratique continu, une régularité opiniâtre et esclave de la discipline, toutes vertus que d’Aubigné ne connut jamais.
Quoique appartenant par sa naissance comme par ses goûts fins et délicats à l’ancien régime, il abonde dans le sens de 89. […] Ici c’est le contraire : M. de Tocqueville résume et concentre : « J’étudie, j’essaye, dit-il quelque part, je tâche de serrer les faits de plus près qu’on ne me semble l’avoir entrepris jusqu’ici, afin d’en extraire les vérités générales qu’ils contiennent. » Les faits donc passent dans son esprit comme dans un creuset ; ils nous arrivent tous avec un sens, une signification précise, une raison qui leur semble inhérente et qu’il leur a reconnue ou parfois peut-être prêtée. […] Il me semble que je suis au-dessus d’eux, et quand je me montre, je me sens au-dessous.
Je me sens un peu au dépourvu, je l’avoue, parmi ces nombreux et nouveaux poëtes avec qui je n’ai pas vécu ; plus d’un classement naturel m’échappe ; quelques années de plus ou de moins font entre eux des différences assez marquées. […] Dans un premier recueil, la Flûte de Pan, il s’est livré à des études de poésie en quelque sorte plastique et sculpturale ; il avait demandé à la nature extérieure le sens confus de ses harmonies et de ses symboles : aujourd’hui, sous le titre de la Lyre intime 46, il aborde le monde du cœur ; il se détache, non sans peine et sans effort, du grand Pan pour en venir à un sentiment plus distinct, plus défini, qui a pour objet la personne humaine. […] trêve à l’essaim innombrable que le bruit de l’airain appelle, que moi-même imprudemment j’évoque, et dont je me sens enveloppé !
Ces pages sont vraies en ce sens qu’elles rendent des scènes qui ont pu se passer entre deux personnages pareils78, et qu’elles trahissent la confusion des pensées qui ont pu s’agiter dans leur cerveau ; mais l’art qui choisit, qui dispose, qui cherche un sommet et un fondement à ce qu’il retrace, avait-il affaire de s’engager dans cette région variable d’accidents et de caprices, où rien n’aboutit ? […] Le vent souffle d’un côté ou de l’autre ; le tourbillon de sable mouvant se met à courir dans ce sens : il aurait couru tout aussi aisément dans le sens contraire.
Les imitateurs de Baudelaire n’ont pas assez vu que la perversité de leur maître ne consistait au fond que dans la perversion de ses sens et de son goût, dans une aliénation périodique de lui-même, dont il est vrai, d’ailleurs, qu’il avait le tort de se glorifier. […] Or, ce qui distingue Satan, c’est qu’il ne peut ni admirer ni aimer… Baudelaire, comme tous les poètes-nés, dès le début posséda sa forme et fut maître de son style, qu’il accentua et polit plus tard, mais dans le même sens. […] Ces pièces de vers, d’une saveur si exquisément étrange, renfermés dans des flacons si bien ciselés, ne lui coûtaient pas plus qu’à d’autres un lieu commun mal rimé… Avec ces idées, on pense bien que Baudelaire était pour l’autonomie absolue de l’art et qu’il n’admettait pas que la poésie eût d’autre but qu’elle-même et d’autre mission à remplir que d’exciter dans l’âme du lecteur la sensation du beau, dans le sens absolu du terme.
L’abolition des sacrifices qui lui avaient causé tant de dégoût, la suppression d’un sacerdoce impie et hautain, et dans un sens général l’abrogation de la Loi lui parurent d’une absolue nécessité. […] Plusieurs discours contre les Pharisiens et les Sadducéens, placés par les synoptiques en Galilée, n’ont guère de sens qu’à Jérusalem. […] Le passage de Matthieu, XXI, 12-13, est moins clair, mais ne peut avoir d’autre sens.
Il est sensible par l’opposition que Capella fait de la modulation au carmen, qu’il veut emploïer ici le terme de modulation dans le sens où je l’ai entendu, et qu’il veut y faire signifier à ce mot un chant musical proprement dit. […] On en comprendra mieux le sens du passage de Boéce. […] Je conçois qu’un compositeur de déclamation ne faisoit autre chose que de marquer sur les sillabes, qui, suivant les regles de la grammaire, devoient avoir des accens, l’accent aigu, grave ou circonflexe, qui leur étoit propre en vertu de leurs lettres, et que par rapport à l’expression, il marquoit sur les sillabes vuides en s’aidant des autres accens, le ton qu’il jugeoit à propos de leur donner, afin de se conformer au sens du discours.
C’était Celle qui avait été sa vie dans le sens le plus intime et le plus poétique du mot. […] Elle a cru qu’elle allait changer le Byron de l’opinion faite et en nous l’affirmant sans preuves et sans notions nouvelles à l’appui de son affirmation, nous faire son Byron, — à elle, — son Byron purifié et rectifié ; car le sens du livre qu’elle publie, c’est, ne vous y trompez pas, je vous prie, une délicate purification de Byron…… J’ai parlé plus haut de petites chapelles, élevées discrètement et chastement, tout le long du livre, à la mémoire de Byron ; j’ai dit même que je comprenais très bien qu’elles y fussent élevées… Mais je les crois trop en albâtre… Il y en a à la religion, à l’humanité, à la bienveillance, à la modestie, à toutes les vertus de l’âme de Byron (textuellement), à son amour de la vérité, mais c’est aussi par trop de chapelles… Les vertus de Byron font un drôle d’effet… Sont-ce les cardinales ? […] Il est vain dans les deux sens du mot, et quoique plein, il est très vide… Le mot de la fin sur Byron ne sera jamais dit.
Tête que j’oserai appeler antihistorique, cervelle rechercheuse d’abstractions, M. l’abbé Mitraud n’a ni le sens de l’histoire, ni le sens de la nature humaine. […] Hors le christianisme, y a-t-il un idéal de société, en d’autres termes, une société digne de ce nom, dans son sens absolu et métaphysique, et, s’il n’y en a pas d’autre, cette unique société est-elle soumise ou ne l’est-elle pas à la loi du progrès indéfini, comme les philosophes la comprennent ?
En passant des Grecs aux Romains, nous éprouvons à peu près le même sentiment qu’un voyageur, qui, après avoir parcouru les îles de l’Archipel et le climat voluptueux de l’ancienne Ionie, serait tout à coup transporté au milieu des Alpes ou des Apennins, d’où il découvrirait un horizon vaste et une nature peut-être plus majestueuse et plus grande, mais sous un ciel moins pur, et qui ne porterait point à ses sens cette impression vive et légère qu’il éprouvait sous le ciel et dans la douce température de la Grèce. […] Pauvres et austères, leur genre de vie leur interdisait cette foule de sensations variées et délicates, qui, en frappant légèrement les sens, passent dans l’âme, et de là dans les langues qu’elles enrichissent. […] Les poètes parcourent dans la nature tout ce qui donne des impressions ou agréables, ou fortes, et transportent ensuite ces beautés ou ces impressions dans le langage ; ils attachent par une sensation un corps à chaque idée, donnent aux signes immobiles et lents la légèreté, la vitesse ; aux signes abstraits et sans couleur, l’éclat des images ; aux êtres qui ne sont vus et sentis que par la pensée, des rapports avec tous les sens.
Comme les empereurs romains, auxquels fait songer d’ailleurs sa littérature, M. de Balzac a pu dire en mourant : « Je sens que je deviens dieu ! […] L’idéal, dans le vrai sens du mot, resté inconnu à M. de Balzac, est absent ; il n’y a rien là qui résume un siècle ou une âme. […] Goriot aime ses filles par une sorte de besoin ou d’instinct animal, où vous chercheriez en vain une lueur de sens moral ou seulement d’intelligence et de raison. […] Être à la fois dégoûtant et dangereux, parler aux sens et révolter les sens, voilà un des traits distinctifs de l’école qui salue le Cousin Pons et le Père Goriot comme ses chefs-d’œuvre et ses modèles. […] Jamais aussi le sens et les différences des persécutions ne m’avaient plus frappé.
Quand on étudie quelque grand écrivain ou poète mort, La Bruyère, Racine, Molière, par exemple, on est bien plus à l’aise, je le sens, pour dire sa pensée, pour asseoir son jugement sur l’œuvre ; mais le rapport de l’œuvre à la personne même, au caractère, aux circonstances particulières, est-il aussi facile à saisir ? […] Sans qu’au fond nos jugements du passé et nos prévisions de l’avenir se soient détournés ni déconcertés, l’expérience plus vraie que nous avons faite des choses, dans le sens même de nos convictions, nous a rendu plus tolérant pour tous.
Les âmes généreuses, qui se sont abandonnées à des mouvements coupables, ont fait un tort immense à l’ascendant de la moralité ; elles ont réunis à des torts graves des motifs élevés, et le sens même des mots s’est trouvé changé par les pensées accessoires que leur exemple y a réunies. […] Cette passion pourrait perpétuer le malheur depuis la première offense, jusqu’à la fin de la race humaine ; et dans les temps où les fureurs des partis ont emportés tous les hommes dans tous les sens au-delà des bornes de la vertu, de la raison, et d’eux-mêmes, les révolutions ne cessent que quand chacun n’est plus agité par le besoin de prévenir ou d’éviter les effets de la vengeance.
Je le prendrai, avec votre permission, au sens très élargi où il plaît aux Parisiens de l’entendre et dont s’étonnerait peut-être l’auteur de la Foire aux vanités. […] Or, cette docilité vaniteuse, cette fausse hardiesse d’esprits médiocres et vides, cette ardeur pour les nouveautés uniquement parce qu’elles sont des nouveautés ou que l’on croit qu’elles en sont, tout cela est très humain ; et c’est pourquoi, si le mot de snobisme est récent dans le sens où nous l’employons, la chose elle-même est de tous les temps.
Armand Silvestre est surtout une musique ; comme la musique, elle est perceptible aux sens et à l’âme plutôt qu’à l’entendement ; on dirait que cet artiste s’est trompé sur l’espèce d’instrument que la nature avait préparé pour lui : il semblait fait pour noter ses sensations et ses rêves dans la langue de Schumann, et M. […] Jamblique, et j’imagine que plus d’un aurait saisi dans ces vers des sens symboliques et métaphysiques.
Mais si nos sens étaient assez subtils pour nous montrer tous les détails des corps qu’étudie le physicien, le spectacle que nous y découvririons différerait à peine de celui que contemple l’astronome. […] Cette conception n’était pas sans grandeur ; elle était séduisante, et beaucoup d’entre nous n’y ont pas définitivement renoncé ; ils savent qu’on n’atteindra les éléments ultimes des choses qu’en débrouillant patiemment l’écheveau compliqué que nous donnent nos sens ; qu’il faut avancer pas à pas en ne négligeant aucun intermédiaire, que nos pères ont eu tort de vouloir brûler les étapes, mais ils croient que quand on arrivera à ces éléments ultimes, on y retrouvera la simplicité majestueuse de la Mécanique Céleste.