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925. (1890) La bataille littéraire. Deuxième série (1879-1882) (3e éd.) pp. 1-303

Il faut avoir vécu là ! il vous faudra y vivre ! […] Dis-moi des nouvelles de ceux qui vivent. […] Ses yeux seuls vivaient dans sa figure blanche. […] Vivre, cela vaut-il la peine d’ouvrir les yeux ?

926. (1882) Hommes et dieux. Études d’histoire et de littérature

Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. […] Chéris le genre humain, obéis à Dieu… Il faut vivre avec lui !  […] Il lui fallait pour vivre le bruit du canon et l’âcreté de la poudre. […] L’orgueil de Diane ne fléchit jamais ; elle vécut sur un piédestal. […] En somme, ils le laissaient, pendant de longues trêves, vivre et commercer à sa guise.

927. (1897) Aspects pp. -215

Ils avaient rêvé de vivre : ils sont morts. […] Elle a bonne volonté de vivre — elle vivra. […] vivre sa vie multiforme au paroxysme, voilà, en effet, la sagesse. […] … Je m’en suis bien aperçu à ceci que je vivais tranquille. […] je vivrai majestueux comme un arbre et splendide comme un poème.

928. (1890) Causeries littéraires (1872-1888)

Ils vivent loin du monde, dans quelque retraite cachée sous les arbres. […] Tant qu’il a vécu dans cette atmosphère, sa délicatesse n’en souffrait point. […] Ils ont vécu dans le recueillement et le travail. […] Monsieur Alphonse est destiné à vivre longtemps. […] Jusque-là on ne vivra pas sous le même toit.

929. (1862) Notices des œuvres de Shakespeare

Ce n’était point-là, à coup sûr, la maladie des temps où la chronique fait vivre Hamlet, ni de celui où vivait Shakespeare lui-même. […] Il en fit exécuter plusieurs, força les autres à se retirer en Irlande ou bien à apprendre quelque métier pour vivre. […] Vivent ces amours embrouillés, avec un paysan bouffon pour valet, plutôt que des événements trop rapprochés de notre temps !  […] Ils ne vivent que par la passion et pour elle. […] Si Cordélia vivait, Lear retrouverait encore la force de vivre ; il se brise par l’effort de sa douleur.

930. (1921) Esquisses critiques. Première série

A-t-il vécu seulement ? […] On voudrait être digne d’y vivre — on y voudrait vivre. […] Il veut que nous nous conduisions bien, que nous vivions comme il faut. […] C’est le culte du beau qu’il prêche, et pour bien vivre, c’est à vivre en beauté qu’il exhorte. * *    * La formule vivre en beauté est assez suspecte.

931. (1927) Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (Freud et Proust)

Il nous fournit en abondance ces prétextes, ces couleurs dont nous avons besoin de couvrir les petites turpitudes qu’il nous faut accomplir pour vivre. […] Il y a d’abord l’ignorance où ils ont vécu l’un de l’autre. […] Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. […] À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. […] À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour.

932. (1925) Dissociations

Il faut croire qu’elle est inutile et que j’ai parlé dans le néant, car les hommes continuent à vivre, à penser et à sentir dans la confusion. […] Pour vivre selon les préceptes de la science des imbéciles, il faudrait éviter les unes comme les autres. […] D’autre part, le sentiment de vivre dans la vérité ne doit-il pas conférer une allégresse intime et supérieure ? […] Mais ce serait une illusion, bien qu’on vécût plus enfermé qu’aujourd’hui. […] À les croire, chacun vécut parmi une succession de phénomènes.

933. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre III. L’âge classique. — chapitre VII. Les poëtes. » pp. 172-231

Encore est-il bon de sentir et de penser avant d’écrire ; il faut une source pleine d’idées vives et de passions franches pour faire un vrai poëte, et à le voir de près on trouve qu’en lui, jusqu’à la personne, tout est étriqué ou artificiel ; c’est un nabot, haut de quatre pieds, tortu, bossu, maigre, valétudinaire, et qui arrivé à l’âge mûr ne semble plus capable de vivre. […] Pope dédie son poëme à mistress Arabella Fermor avec toutes sortes de révérences ; la vérité est qu’il n’est pas poli ; une Française lui eût renvoyé son livre en lui conseillant d’apprendre à vivre ; pour un éloge de sa beauté, elle y eût trouvé dix sarcasmes contre sa frivolité. Est-ce qu’il est bien agréable de s’entendre dire : « Vous avez les plus beaux yeux du monde, mais vous vivez de fadaises ?  […] En ce temps-là vivait Gay, sorte de La Fontaine, aussi voisin de La Fontaine qu’un Anglais peut l’être, c’est-à-dire assez peu, à tout le moins bon et aimable vivant, très-sincère, très-naïf, « singulièrement irréfléchi, né pour être dupé », et jeune homme jusqu’au bout. […] Celui-ci, fils d’un ecclésiastique et très-pauvre, vécut, comme la plupart des écrivains du temps, de gratifications et de souscriptions littéraires, de sinécures et de pensions politiques, ne se maria point faute d’argent, fit des tragédies parce que les tragédies étaient lucratives, et finit par s’établir dans une maison champêtre, restant au lit jusqu’à midi, indolent, contemplatif, mais bon homme et honnête homme, affectueux et aimé des autres.

934. (1858) Cours familier de littérature. V « XXIXe entretien. La musique de Mozart » pp. 281-360

Pour bien vous faire comprendre et sentir la musique, il fallait vous la personnifier dans une incarnation qui la fît vivre, sentir, palpiter, chanter et mourir pour ainsi dire sous vos yeux. […] Je vais vous retracer sa naissance, ses inspirations, son chant et sa mort, ou plutôt je vais le laisser parler, vivre, chanter et mourir lui-même devant vous. […] Sous le règne de je ne sais plus quel empereur, qui vivait deux mille six cents ans avant Jésus-Christ, le premier ministre fut chargé de mettre un terme au désordre qui existait dans les échelles musicales. […] Ces traditions des petites villes sur les génies avec lesquels leurs vieillards ont vécu dans la familiarité du voisinage sont les grâces de l’histoire ; elles rendent aux froids souvenirs la vie, l’intimité, la naïveté et la chaleur de la famille. […] je ne puis dire autre chose, si ce n’est que cet enfant est le plus grand homme qui ait jamais vécu dans ce monde ! 

935. (1860) Cours familier de littérature. IX « XLIXe entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier » pp. 6-80

Sa jeune amie, devenue lady Élisabeth Forster, vivait en tiers avec elle dans le palais du duc ; l’épouse complaisante favorisa les amours de son mari et de son amie ; elle feignit d’accoucher d’un fils ; ce fils supposé passait pour être le fruit du commerce concerté d’Élisabeth Forster avec le duc de Devonshire. […] Malgré mon extrême timidité, qui ne m’a jamais permis de me mettre en avant que dans les grandes circonstances publiques, je vivais dans son intimité la plus journalière. […] Voyez-la dans l’impression qu’elle a faite sur la France et sur l’Angleterre au moment où vivait madame Tallien, où resplendissait mon amie Georgina Spencer, où je brillais moi-même d’un éclat emprunté à ma famille, à mon rang, à ma fortune ; où l’Europe avait bien autre chose à faire que de s’arrêter devant une femme de dix-huit ans. […] Négligées des hommes affairés, ces femmes vivent généralement à l’ombre comme les odalisques d’Orient ; il faut les découvrir soit dans les églises, soit aux fenêtres hautes de leurs maisons noires, semblables à des monastères espagnols. […] Tout le monde semblait avoir à communiquer à tout le monde un superflu de bonheur qui allait jusqu’au délire de vivre.

936. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431

Grandet jouissait à Saumur d’une réputation dont les causes et les effets ne seront pas entièrement compris par les personnes qui n’ont point vécu en province. […] Muni de ses clefs, le bonhomme était venu pour mesurer les vivres nécessaires à la consommation de la journée. […] Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes : ça va, ça vient, ça sue, ça produit.” […] c’est ça, dit-il en empochant les louis ; vivons comme de bons amis. […] En quittant avec joie l’existence, cette mère plaignit sa fille d’avoir à vivre, et lui laissa dans l’âme de légers remords et d’éternels regrets.

937. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVI. La littérature et l’éducation publique. Les académies, les cénacles. » pp. 407-442

De la sorte, l’enfant sortira du collège ignorant les institutions du pays où il doit vivre ; il ne saura pas ce que sont les Parlements ou les États généraux ; mais en revanche il pourra expliquer ce qu’étaient les éphores et les tribuns, raconter dans le plus grand détail ce qu’ont fait les Gracques ou César. […] Elles entretiennent le cœur dans une noble haine de la tyrannie. « Et ce n’est pas assez que les jeunes gens apprennent à vivre avec le vieux Caton, à mourir avec Socrate ou Léonidas. […] Ils regrettent comme Rousseau, de ne pas être nés Romains. « Si j’avais vécu dans ce temps-là, écrit André Chénier160, je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses… J’aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats, Usé pour la patrie et ma voix et mon bras ; Et si du grand César l’invincible génie A Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie, J’aurais su, finissant comme j’avais vécu, Sur les bords africains défait et non vaincu, Fils de la liberté, parmi ses funérailles, D’un poignard vertueux déchirer mes entrailles. […] Ecoutez l’un d’entre eux161 : « On nous élevait, dit-il, dans les écoles de Rome et d’Athènes et dans la fierté de la République, pour vivre dans l’abjection de la monarchie et sous le règne de Claude et de Vitellius, gouvernement insensé qui croyait que nous pourrions nous passionner pour les pères de la patrie, du Capitole, sans prendre en horreur les mangeurs d’hommes de Versailles et admirer le passé sans condamner le présent !  […] Chapelain vécut vingt ans sur la réputation de son poème encore à faire.

938. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 mai 1885. »

— Voici donc, reprit l’Ingrat, ce que je me propose d’accomplir d’ici peu d’années, étant de ceux qui vivent jusqu’à l’Heure-divine. […] Cet instinct, ici, décide tout, étonnamment ; c’est lui qui donne à Beethoven sa claire aversion pour une manière de vivre pareille à celle de Haydn. […] Or, c’est la même notion, mais instinctive, irréfléchie, qui détermina Beethoven dans sa résistance au monde, dans son amour de la solitude, enfin dans les tendances, presque dures, qui lui firent choisir sa manière de vivre spéciale. […] Mais sa nature lui permettait de vivre sans demander au monde aucune jouissance d’agrément extérieur ; et il en est résulté pour lui une nécessité moindre, aussi bien à faire des œuvres rapides et superficielles, qu’à s’efforcer vers la satisfaction d’un goût avide, seulement, de distractions plaisantes. […] Et qu’aurait-il pu voir, le Rêveur convulsif, lorsqu’il errait par les rues de Vienne, au milieu de ce fourmillement bigarré, et qu’il écarquillait, devant lui, ses yeux ouverts fixement, sans regarder rien, tout occupé à l’éveil des musiques merveilleuses qui se vivaient en lui ?

939. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Il y eut quatre de ces Anthologies grecques célèbres : la première, cueillie en si heureuse saison, fut donc celle de Méléagre ; la seconde fut celle de Philippe de Thessalonique, lequel vivait au plus tard sous Trajan ; la troisième est due à un avocat Agathias, qui la dressa dans la seconde moitié du vie  siècle, après le règne de Justinien ; la quatrième enfin, postérieure de quatre siècles environ à la précédente, fut compilée par un certain Constantin Céphalas, duquel on ne sait rien autre chose. […] Un peu après Méléagre, immédiatement après lui en date, un Grec sorti précisément de la même ville, de Gadare, un poëte non moins délicat, et dont il serait agréable aussi de parler un jour, Philodème, vint à Rome, y vécut en épicurien poli ; on le trouve fort loué de Cicéron. […] Il vécut vieux, et, après avoir passé sa jeunesse à Tyr, il mourut dans l’île de Cos. […] Méléagre a beaucoup vécu dans les ports, dans les îles, en vue des flots ; il affectionne dans ses amours les images maritimes. […] Il supplie, avec le cri de la tendresse, la terre d’être légère à celle qui, tant qu’elle vécut, l’a si légèrement foulée : « Je t’offre mes larmes là-bas jusqu’à travers la terre, Héliodora, je te les offre comme reliques de tendresse jusque dans les Enfers, des larmes cruelles à pleurer !

940. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLXIIe entretien. Chateaubriand, (suite.) »

« Torquato, d’asile en asile, L’envie ose en vain t’outrager ; Enfant des muses, sois tranquille, Ton Renaud vivra comme Achille : L’arrêt du temps doit te venger. […] « En arrivant chez les Natchez, René avait été obligé de prendre une épouse pour se conformer aux mœurs des Indiens ; mais il ne vivait point avec elle. […] Ô hommes qui, ayant vécu loin du monde, avez passé du silence de la vie au silence de la mort, de quel dégoût de la terre vos tombeaux ne remplissaient-ils point mon cœur ! […] Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré. […] Amélie me priait de vivre, et je lui devais bien de ne pas aggraver ses maux.

941. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Paul Verlaine et les poètes « symbolistes » & « décadents ». »

Il reparaît, mais continue de vivre à l’écart. […] Il trouve moyen de vivre dans une société civilisée comme il vivrait en pleine nature. […] Il lui préfère « le moyen âge énorme et délicat » ; il voudrait y avoir vécu, avoir été un saint, avoir eu Haute théologie et solide morale. […] Lisez Kaléidoscope : Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve, Ce sera comme quand on a déjà vécu ; Un instant à la fois très vague et très aigu… Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !

942. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « De l’influence récente des littératures du nord »

Un rêveur, un apôtre croit rendre service à une famille qui vivait tranquillement dans un déshonneur inconscient, en lui révélant son ignominie, en essayant d’éveiller en elle la conscience morale : et cela n’aboutit qu’aux plus tristes et aux plus inutiles catastrophes  Et, de même, dans Solness le constructeur, il nous fait voir l’orgueil intellectuel induisant un homme de génie à manquer de bonté, à faire souffrir tout autour de lui, et le poussant finalement à une mort ridicule et tragique. […] C’est quelquefois la revanche de la conception païenne de la vie contre la conception chrétienne, de la « joie de vivre », comme il l’appelle, contre la tristesse religieuse. […] Mais, d’abord, cet étonnement de vivre, cette sorte d’« horreur sacrée » ne comporte, par sa nature même, qu’une expression assez courte, ou qui ne s’allonge qu’en se répétant. […] Nous les voyons vivre d’une vie lente et profonde. […] Qui vivra verra.

943. (1912) Enquête sur le théâtre et le livre (Les Marges)

Vivre largement par le cœur, goulûment par les sens, interrompt tout. Il faudrait même dire plus : La femme ou l’homme qui aspire à vivre sentimentalement ne s’en accorde pas l’occasion. […] Les sociétés, dit-il, ont leurs périodes de jeunesse, de maturité, et non pas de décadence, mais de crise, où elles examinent « les valeurs » sur lesquelles elles avaient vécu tranquillement jusqu’alors. […] Encore Diderot qui, plus que nos modernes, possédait le sens et la mesure des choses, disait-il que « le grand comédien est un pantin merveilleux dont le poète tient la ficelle » ; tandis que, s’il vivait de nos jours, il lui faudrait penser que c’est, maintenant, dans beaucoup de cas, tout le contraire qui arrive, le comédien tenant le plus souvent la ficelle du poète. […] L’auteur dramatique charpente, assemble, groupe ; il s’efforce de faire vivre, par effets de mise en scène, une action, d’exprimer par des synthèses expressives des caractères d’humanité, de tirer des effets compliqués de certains conflits personnels, presque toujours les mêmes.

944. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

Un musicien n’est plus guère qui se veuille contenter de pure musique ; à tous sont des émotions terribles, énormes, totales ; aucun ne consent à écrire, s’il ne doit chanter une damnation de Faust ; le romantisme, vraiment, n’était pas en 1830, aujourd’hui il est ; nous vivons dans un âge effroyablement dramatique. […]   — Accomplir l’Office, s’éveiller, vivre, agir, — il le doit ! l’heure est d’officier, et de vivre : loin, les sommeils ! […] … » Il doit s’éveiller, vivre : et le Très-Saint l’appelle, de nouveau, gravement, à l’Office : « l’Office ! […] Ô souffrant du Désir, du double Désir, du Mystique et du Charnel, souffrant des mystérieuses aspirations de l’Ange et de la Bête, ô souffrant des Concupiscences et des Religions, charnel et mystique homme, Amfortas, ainsi tu te lamentes, et nous, avec toi, nous vivons le grand Désir sans fin des vies multiples.

945. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

Ce temps de cataclysme où elle avait vécu seyait à son caractère ; elle était Romaine plus que Française. […] XVIII Mais les vers de jeunesse de madame de Girardin ont tout ce que l’atmosphère dans laquelle elle vivait comporte ; c’est de la poésie à demi-voix, à chastes images, à intentions fines, à grâces décentes, à pudeurs voilées de style. […] On se demandait avec inquiétude comment une femme, habituée à vivre d’encens dans un monde qui n’était jusque-là qu’un temple pour elle, pourrait se contenter d’un seul cœur et d’une place obscure dans le foyer d’un mari. […] Il parlait peu, on ne le nommait pas ; il paraissait vivre dans une intime familiarité avec les deux dames, comme un frère ou un parent arrivé de quelque voyage lointain, et qui reprenait naturellement sa place dans la maison. […] La gloire, c’était là mon rêve le plus beau, La gloire qui fait vivre au-delà du tombeau.

946. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gui Patin. — II. (Fin.) » pp. 110-133

« Scaliger a été, par ses bonnes parties, un des plus grands hommes qui aient vécu depuis les Apôtres. » Et le médecin Fernel, ce moderne héritier de Galien, Gui Patin a, pour l’honorer, des paroles sans mesure ; il disait un jour à une personne de cette famille, « qu’il tiendrait à plus grande gloire d’être descendu de Fernel que d’être roi d’Écosse ou parent de l’empereur de Constantinople ». […] Il ne croit guère aux indulgences, il croit aux prières : « Les prières des gens de bien servent merveilleusement. » Quand il est près d’être continué dans sa charge de doyen (novembre 1651), sentant le poids et les devoirs qu’elle lui impose, il écrit à un ami : « Je me recommande à vos grâces et à vos bonnes prières. » Il a sur la mort en toute rencontre des réflexions philosophiques dont il relève la banalité par un sentiment vif et un certain mordant d’expression : M. le comte de R. est mort comme il a vécu. […] Il a vécu en pourceau et est mort de même. […] Il aime à vivre en garçon en sa maison de Blancmesnil à trois lieues de Paris : Quand il a besoin de mon conseil, nous dit Gui Patin, il m’envoie un coureur gris qui me porte là en cinq quarts d’heure ; et, après y avoir bien soupé et bien causé fort avant dans la nuit, nous deux seuls (car il n’a ni femme ni enfants ni n’en veut avoir, ni valets même), je dors le reste de la nuit pour en partir le lendemain de grand matin.

947. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Froissart. — II. (Fin.) » pp. 98-121

Un peu de patience, en effet, de la part des Français, leur livrait l’adversaire qui manquait de vivres et de fourrages : mais on se croirait déshonoré d’attendre et de ne pas courir droit à l’ennemi, fût-il retranché dans son vignoble. […] Je ne le dis point, sachez-le bien, cher Sire, pour vous railler, car tous ceux de notre parti qui ont vu les uns et les autres se sont par pleine science à cela accordés, et tous vous en donnent le prix et chapelet d’honneur si vous le voulez porter. » À ce moment, un murmure d’approbation se fit entendre, et tous, François et Anglois, se disoient entre eux que le prince avoit très noblement parlé et à propos ; et ils célébroient son éloge, et disoient qu’en lui il y avoit et il y auroit encore un gentil seigneur dans l’avenir s’il pouvoit longuement durer et vivre, et en cette fortune persévérerc. […] La réflexion qui termine et que l’auteur ne fait pas en son nom, mais qu’il place dans la bouche des chevaliers présents, ce pronostic tout flatteur et favorable sur l’avenir du prince-roi, s’il lui est donné de vivre pour y atteindre, rappelle dans une perspective éloignée l’instabilité des choses humaines et les compensations du sort, qui ne permet pas aux plus heureux d’accomplir tout leur bonheur :-ce prince si brillant, et à qui tous souhaitent vie, ne régnera pas en effet, et mourra plein de gloire, mais avant le temps. […] [1re éd.] et disoient qu’en lui il y avoit et y auroit encore un gentil seigneur dans l’avenir s’il pouvoit longuement durer et vivre, et en cette fortune persévérer

948. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid, (suite.) »

Il lui coupa les vivres, tua ses défenseurs, lui causa toutes sortes de maux, se montra à elle sur chaque colline. […] Dozy comment il a pu se faire que le Cid, tel que vient de nous le montrer l’histoire, lui, l’exilé, qui vivait a augure, comme on disait, à l’aventure, au jour le jour, consultant le vol des corbeaux et des oiseaux de proie, oiseau de proie lui-même, « qui passa les plus célèbres années de sa vie au service des rois arabes de Saragosse ; lui qui ravagea de la manière la plus cruelle une province de sa patrie, qui viola et détruisit mainte église ; lui, l’aventurier, dont les soldats appartenaient en grande partie à la lie de la société musulmane, et qui combattait en vrai soudard, tantôt pour le Christ, tantôt pour Mahomet, uniquement occupé de la solde à gagner et du pillage à faire ; lui, cet homme sans foi ni loi, qui procura à Sanche de Castille la possession du royaume de Léon par une trahison infâme, qui trompait Alphonse, les rois arabes, tout le monde, qui manquait aux capitulations et aux serments les plus solennels ; lui qui brûlait ses prisonniers à petit feu ou les donnait à déchirer à ses dogues… », — comment il s’est fait qu’un tel démon ait pu devenir le thème chéri de l’imagination populaire, la fleur d’honneur, d’amour et de courtoisie, qu’elle s’est plu à cultiver depuis le xiie  siècle jusqu’à nos jours : — « un cœur de lion joint à un cœur d’agneau », comme elle l’a baptisé et défini avec autant d’orgueil que de tendresse ? […] Ils se précipitèrent à la cour d’entrée, avec des flambeaux et des cierges ; ils reçoivent avec la plus grande joie celui qui en bonne heure naquit. « J’en rends grâces à Dieu, mon Cid, dit l’abbé don Sanche ; puisque je vous vois ici, recevez de moi l’hospitalité. » Le Cid dit : « Merci, seigneur abbé, et je suis votre obligé ; je me pourvoirai de vivres pour moi et mes vassaux. […] Sur les champs de bataille où il va se prodiguer, il est terrible, il est le batailleur par excellence, clément d’ailleurs le lendemain, aimé, béni et pleuré, quand il les quitte, des vaincus eux-mêmes, des Maures et Mauresques chez qui il a vécu.

949. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Depuis cette excursion la plus lointaine qu’elle ait tentée (après le voyage aux Antilles), Mme Valmore, revenue avec sa famille à Paris, y vécut habituellement, et si elle y fut errante, ce ne fut plus que de quartier en quartier, et dans les logements divers d’où les gênes domestiques la chassaient trop souvent. […] Elle continuait de vivre en présence de ces chères âmes absentes et disparues ; elle les invoquait sans cesse. […] C’est une douceur profonde que de trouver de pareils amis dans le passé, et de pouvoir vivre encore avec eux malgré la mort. » Elle avait fait une pièce de vers sur le Jour des Morts, qui était le jour anniversaire de sa propre naissance ; elle y disait, en s’adressant à ces chers défunts qu’on a connus, et qu’elle se peignait comme transfigurés dans leur existence supérieure : Ah ! […] Mme Valmore, comme famille prochaine et presque aussi chère que celle du foyer, avait encore un frère qui vivait à Douai, deux sœurs et une nièce établies à Rouen, et assez peu heureuses, ce semble.

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