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911. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice de Guérin »

Chateaubriand, Gœthe, Sénancour et Ballanche lui-même ont tous plus ou moins souffert de la vie, — du moral ou du physique de la vie, — de ses passions positives ou du vague de ses passions (comme l’a dit l’un deux, qui même a inventé l’expression), — tandis que Guérin n’a simplement souffert que de la pensée, un mal très précis, mais très exceptionnel. […] Tous les deux écrivirent également en prose et en vers ; mais l’un (André Chénier), le poète du fini, parla mieux la langue des vers, qui est le langage du fini, et l’autre (Maurice de Guérin), le poète de l’infini, parla mieux la langue de la prose, dans laquelle la nature et la pensée semblent avoir plus d’espace pour s’étendre et tenir tout entières. […] Le reste, et le reste est le tout, n’est que prose : lettres écrites à des amis, mais dans les premiers moments de la vie ; Memoranda, vues sur soi-même ; paysages bretons : admirable rendu de la nature par qui l’adore ; et, pour couronner cet ensemble, Le Centaure, qui n’est pas un fragment, mais un chef-d’œuvre complet et absolu, où pour la première et seule fois Guérin saisit son idéal et n’insulta pas sa pensée. […] Gœthe, si respecté par Sainte-Beuve, Gœthe, qui aurait joui si profondément du Centaure et qui aurait rêvé à son tour cet Hermaphrodite, fils des Musées et de Pausanias, et qui devait devenir, dans la pensée de Guérin, le frère du Centaure ; Gœthe n’aurait confondu avec personne ce panthéiste original qui ne vit jamais au monde que la Nature, — la grande Nature qu’aimait Lucrèce, celle-là qui tient sous le bleu du ciel, entre deux horizons, — et, tout allemand qu’il fût, il aurait mieux compris que Sainte-Beuve l’interprétation presque consubstantielle de cette nature que Guérin nous a faite, dans ces fragments inouïs de pureté, de mollesse et de transparence, de contours sinueux et rêveurs !

912. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Jean Richepin »

Il débutait, en 1876, par La Chanson des gueux, qui le fit célèbre tout de suite, qui le tira de ces antichambres de la Renommée où tant de gens se morfondent ; car, insolente comme l’Attila de Corneille, elle fait parfois attendre jusqu’aux rois, — les rois futurs de la pensée ! […] Il est athée, — mais en attendant qu’il ne le soit plus… Son livre est une lueur sur les fortes souplesses de sa pensée, et nous pouvons tout espérer de lui. […] s’il y a quelque part une personnalité retentissante qui semblait, comme dans les vrais poètes, devoir se reproduire et se chanter elle-même dans toutes ses créations, ou du moins dans les types favoris de sa pensée, c’était bien Richepin, la personnalité de ce mâle Richepin, si fier d’être un mâle, et dont le héros dans Madame André est une femelle pour la faiblesse, un lâche… idéal de lâcheté ! […] Il s’agit de juger le talent, en dehors des préférences de la pensée.

913. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Ch. Bataille et M. E. Rasetti » pp. 281-294

Une fois marié avec cette Picot, et brouillé, à cause de ce mariage, avec un oncle, moitié bourgeois, moitié manant, qui le déshérite, il est devenu un médecin de campagne très-réussissant et très-heureux, avec une femme qui me semble à moi la vraie femme d’un homme d’action et de pensée, mais que M.  […] IV Tel est ce livre d’Antoine Quérard, je ne dirai pas dans sa pensée, car j’en ignore la pensée, et dont je vous ai épargné les détails. La pensée d’un livre, l’idée qu’il exprime, la notion de vérité qu’il laisse dans l’esprit, une fois l’émotion apaisée, toutes ces choses, les réalistes en font peu de cas.

914. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Gogol. » pp. 367-380

que le Don Juan de Byron devait parcourir le globe tout entier dans le plan du poëte, de même le héros de Gogol devait parcourir l’empire russe ; mais ce n’était pas la main aveugle des circonstances qui le poussait à travers l’empire, c’était une pensée de spéculation. […] Il est évident que l’auteur n’a pas eu la pensée de créer une individualité, en le créant. […] Gogol a beau vouloir n’être que Russe, il a beau regimber contre l’influence française et l’influence allemande, il les porte tous les deux sur sa pensée : il a appris le latin dans Richter et dans Voltaire. Ce penseur à moitié de pensée et à deux réminiscences sait bien ce qui manque à la Russie : il sait aussi ce qui lui manque à lui !

915. (1902) Le critique mort jeune

Tardera-t-on beaucoup à reconnaître, avec les amis des pensées ingénieuses et des styles délicats, que M.  […] C’est un jeu auquel il se plaît souverainement d’étreindre ces pensées fuyantes et hésitantes. […] On y lit le passage suivant : « Nous avons été jusqu’au bout de notre pensée. […] Margueritte sont allés « jusqu’au bout de leur pensée ». […] C’est Geneviève pourtant qui, pendant des années, lui a suggéré ses pensées, ses paroles, ses démarches les plus heureuses.

916. (1857) Causeries du samedi. Deuxième série des Causeries littéraires pp. 1-402

Et cependant, il faut bien l’avouer, on sent, en y ramenant ses regards et sa pensée, quelque chose qui s’abaisse, qui se déprave, qui s’amoindrit dans l’estime des hommes. […] Y a-t-il incompatibilité entre les plaisirs délicats de la pensée et les inaltérables devoirs de la conscience ? […] un moyen de rappeler au poëte qu’il était trop grand pour descendre à disséquer les pensées d’autrui au lieu de nous donner les siennes ? […] Il fallait corrompre jusqu’aux sources de la pensée, recruter comme compagnies franches dans son implacable guerre contre le christianisme toutes les mauvaises passions de l’homme. […] Essayons de pénétrer plus avant dans la pensée de M. 

917. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIIe entretien. Littérature latine. Horace (2e partie) » pp. 411-480

Le jeune tribun des légions vaincues, amnistié par Octave, dépense largement son loisir et le peu de fortune que les confiscations lui ont laissée du patrimoine paternel ; il abandonne toutes les pensées de liberté, de vertu, de stoïcisme qu’il avait puisées dans les entretiens de Caton et de Brutus. […] Le moule de l’âme d’Horace était si parfait que toute pensée qui en sortait en vers avait la forme et le poli d’une statuette de Phidias en marbre de Paros. […] » Et, franchissant tout à coup les temps, il se transporte en pensée au milieu de cette prophétie déjà accomplie, il jette les cris d’horreur et de pitié d’un champ de bataille. […] « Mais de tels sujets, dit-il, ne siéent pas à une pensée enjouée comme la mienne. […] c’est mon avis. » XX Il revient sans cesse, dans des vers aussi souples que gracieux, aux images rurales qui possèdent sa pensée.

918. (1860) Cours familier de littérature. IX « Le entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier (2e partie) » pp. 81-159

L’abbé Sieyès, devenu depuis l’apôtre un peu ténébreux de la révolution française, roulait déjà dans sa pensée les vérités et les nuages d’où devaient sortir les éclairs et les foudres de l’Assemblée constituante. […] Si cette pensée n’était pas l’égarement du cœur perdu dans les perspectives de la grandeur et de l’amour, rien ne peut justifier madame Récamier de l’avoir conçue ; la délibération seule était une faute. […] Je pars demain pour les hautes montagnes de l’Oberland ; la sauvage nature du pays sera d’accord avec la tristesse de mes pensées, dont vous êtes toujours l’objet ! […] Ballanche n’avait rien de ce qui distrait une pensée d’une idole ; aussitôt après la mort de son père, Ballanche, comme l’homme de l’Évangile, vendit tout pour s’attacher comme une ombre aux pas et au sort de sa belle compatriote. […] De ce jour elle eut en lui un frère inséparable de sa personne et de ses pensées.

919. (1856) Cours familier de littérature. I « VIe entretien. Suite du poème et du drame de Sacountala » pp. 401-474

…… pensée cruelle qui ajoute à mon attendrissement. […] Chasse, chasse cette cruelle pensée bien loin de ton cœur ! […] Quant à Bavahbouti, majestueux, grand, élevé comme ces forêts du Gondwana, dont l’ombre terrible se balança sur son berceau, vous le diriez sorti des mains de la nature, comme le Moïse de Michel-Ange s’élança de la pensée du sculpteur. […] « Simplicité de cœur, sobriété de paroles, modestie de maintien, innocence même de pensées, pureté d’imagination, affections pieuses, voilà la vertu », dit l’anachorète en recevant le tribut de la nymphe. […] Toujours à ma mémoire se représentent tes charmes enfantins, ton visage frais comme le lotus, orné tour à tour de sourires ou de larmes, tes premiers efforts pour exprimer ta pensée par des paroles.

920. (1826) Mélanges littéraires pp. 1-457

Chaulieu a mêlé, comme Horace, les pensées de la mort aux illusions de la vie. […] (C’est ainsi que la muse interprète ses jeunes pensées). […] Loin de moi ces pensées. […] quel fruit peut en tirer la pensée ? […] Sa pensée elle-même a besoin d’une douce union pour devenir féconde.

921. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Les Chants modernes, par M. Maxime du Camp. Paris, Michel Lévy, in-8°, avec cette épigraphe. « Ni regret du passé, ni peur de l’avenir. » » pp. 3-19

Selon lui, en effet, il n’y a plus dans la littérature actuelle que de la forme, la pensée est absente ou sacrifiée : en architecture, en peinture, en sculpture, on ne rencontre, selon lui, que le pastiche, l’imitation du passé, une imitation confuse et entrecroisée des différentes époques, des différentes manières antérieures : « Il en est de même, dit-il, en littérature : on accumule images sur images, hyperboles sur hyperboles, périphrases sur périphrases ; on jongle avec les mots, on saute à travers des cercles de périodes, on danse sur la corde roide des alexandrins, on porte à bras tendu cent kilos d’épithètesa, etc. » Et dans ce style qui n’évite pas les défauts qu’il blâme, l’auteur s’amuse à prouver que tous, plume en main, jouent à la phrase et manquent d’une idée, d’un but, d’une inspiration : « Où sont les écrivains ? […] Car enfin si j’énumère dans ma pensée les différents écrivains et poètes qui ne sont point sans doute les cinq hommes forts proclamés par lui, mais qui, malgré cela, ont leur place au soleil, je trouve des talents élevés et distingués qui, lorsqu’ils s’expriment en vers, veulent dire chacun quelque chose et s’attachent à rendre de leur mieux des impressions, des sentiments. […] D’autres encore aspirent à soutenir dignement la part légitime de la pensée dans l’art. […] Si Pensée et Amour nous abandonnent, de ce jour-là rompons tout commerce avec la muse. Tant que Pensée et Amour sont nos compagnons de route, quoi que puissent nos sens nous offrir ou nous refuser, le ciel intérieur de l’âme répandra les rosées de l’inspiration sur le plus humble chant.

922. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Lettres d’Eugénie de Guérin, publiées par M. Trébutien. »

Pour renouveler moi-même l’étude, il m’est venu la pensée de ne plus prendre seulement Eugénie de Guérin en elle-même, mais de la comparer : comparer, c’est mieux marquer les contours, c’est achever de définir. […] Oui, ma chère, j’ai prié pour vous, d’abord en m’éveillant, et puis à la messe, au memento des vivants, à cet endroit où Dieu permet à notre pensée et à notre cœur de redescendre un instant sur la terre pour s’y charger des besoins de ceux qu’on aime. […] Puis la pensée fondamentale reprend son cours, une douce et insinuante prêcherie à l’adresse de ce jeune cœur, qu’elle craint de voir trop volage et trop en oubli de la fin suprême : « N’allez-vous pas trouver bien drôle que je monte souvent en chaire, ma chère amie ? […] Son style est le style reçu dans la bonne compagnie depuis Mme de La Fayette, avec de jolies nuances et des variantes de teintes et de pensées qui le relèvent sans jamais le dénaturer. […] De tout temps, deux pensées dominantes la remplissent : Dieu et son frère.

923. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires du comte Beugnot »

Beugnot ne se fait faute de nous apprendre qu’au premier moment de l’arrestation de Mme de Lamotte il n’eut qu’une pensée : c’était la peur d’être arrêté lui-même pour ses relations avec elle ; et il s’y attendait si bien, que pendant plusieurs jours il tint, nous dit-il, sa malle toute prête pour la Bastille. […] Son mot n’emporte pas la pièce, comme ferait un La Rochefoucauld et à plus forte raison un Saint-Simon ; mais, cette légère draperie secouée et sous cette surface, on a la pensée du fond qui se retrouve avec tout son sel et son piquant. […] Si l’auteur, sous le coup d’un mandat d’arrêt, va se promener au Jardin des Plantes, et s’il monte au labyrinthe, il jette de là un regard sur Paris, « cette magnifique cité que la tyrannie couvrait de son crêpe. » Il nous décrit du haut de ce belvédère toutes ses pensées, ses réflexions mélancoliques, et il prolonge jusqu’au soir « le rêve du sentiment. […] Cet excellent homme de bien dissimula jusqu’au dernier jour à ses compagnons de prison l’issue trop certaine de son jugement au tribunal révolutionnaire ; ce ne fut que la veille de la condamnation qu’il laissa échapper devant eux quelque chose de ses pensées. […] Une fois n’est pas coutume ; cette élévation de ton et de pensée n’est pas habituelle dans ces Mémoires : ils nous donnent bien plus souvent l’impression très vive de ce que devait être M. 

924. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — Note »

« J’y ajoute des remarques pour éviter de certaines erreurs biographiques, telles que, par exemple, cette supposition entièrement fausse que j’ai été mal avec mon père. » Par malheur, le dossier ne renfermait aucune des notes indiquées, mais seulement quelques pensées ou remarques étrangères à l’intérêt biographique. […] Déjà, en 1848, lorsque je fis à Liège mon cours sur Chateaubriand, j’avais pu citer quelques pensées inédites, tirées de ce morceau, qui m’avaient été transcrites par Mlle de Sénancour ; mais aujourd’hui que cette respectable dame, solitairement vouée à la mémoire de son père, a bien voulu mettre sous mes yeux le morceau même en son entier, je ne craindrai pas de l’insérer ici. […] « Avec une santé généralement bonne en un sens et constante, mais un corps fatigué de tant d’ennuis et de tant de manières de vivre diverses et le plus souvent contraires, je suis découragé par cette incurable faiblesse des membres qui, en m’ôtant les ressources qu’un autre homme trouverait dans le malheur, me prive de cette résignation, de cette heureuse sécurité que je trouverais dans mes dispositions naturelles, dans les résultats de ma pensée, dans l’habitude d’être ou de me maintenir exempt de passions, de prestiges.  […] tout est muet : ce silence nous oppresse ; les nobles désirs et les grandes pensées nous semblent inutiles ; on ne voit que doute et impuissance, et on sent déjà qu’on va s’éteindre dans les ténèbres où ce qui est reste inexplicable, et ce qui doit être, inaccessible.  […] Cependant il s’est trouvé que bientôt après M. de Chateaubriand, qui avait vu l’Amérique, a écrit éloquemment dans ce genre ; Mmede Staël paraît avoir aussi senti l’étendue de nos pertes, mais la société a détourné ses idées ; l’intention de jouer un rôle absorbe toutes celles de M. de Chateaubriand : le dénûment rendra les miennes inutiles. « C’est ainsi que dans tous les genres tout reste à recommencer sur la terre. »  Une partie de ces remarques a pu être imprimée déjà, mais on a ici la pensée au complet et dans toute sa sincérité.

925. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 15 janvier 1887. »

Imposer la succession régulière des quatre drames de la Tétralogie est une noble pensée digne de l’esprit de Wagner ; est-il possible cependant de s’y tenir longtemps ? […] Franck excelle à développer de larges pensées musicales — qui sont parfois de vraies pensées philosophiques et de sublimes élans religieux — dans ces dialogues d’un petit nombre d’instruments, qui peuvent ainsi traduire, avec la plénitude de leurs ressources individuelles, tout ce qui s’y trouve de poésie intime. […] Anton Seidl avec une intelligence unique de la pensée Wagnérienne. […] Il est l’auteur de Richard Wagner, les étapes de sa vie, de sa pensée et de son temps, paru de façon posthume (Paris, Hachette, 1923).

926. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XIX. Mme Louise Colet »

Le bas-bleu qui gâte tout, jusqu’à la femme passionnée, le bas-bleu qui pue éternellement les livres qu’il a lus, n’a pas plus la vérité du cœur que de la pensée et manque autant d’originalité dans la passion que dans le talent. […] Serrer sa pensée autour des faits, qui est le grand mérite de l’historien, n’était pas possible à cette femme dont le moi a des pieds d’éléphant, qui se fourrent partout et qui écrasent tout… D’ailleurs l’Italie des Italiens n’était pas qu’un livre d’histoire ; c’était aussi un voyage où l’auteur avait le droit de parler de soi, et vous pensez si elle allait s’en servir, de ce droit, parfois insupportable ! […] Victor Hugo, — comme tous les impies de la libre pensée, n’a pas d’autre langue contre le christianisme qu’une langue, faite par le christianisme. « J’étais en communion avec lui, de pensée philosophique », — dit-elle quelque part avec cette fatuité de bas-bleu, qui ne l’abandonna jamais, et c’est de Lamennais qu’elle parlait et qui méritait bien, du reste, l’insolence de cette familiarité. […] Cette Italie des monuments et des musées, Mme Colet nous la badigeonne… Rien de plus favorable encore à la phrase sans pensée, que cette éternelle description de tableaux, si vastement pratiquée dans les livres actuels d’une littérature byzantine… Mme Colet qui n’ajoute rien à l’opinion de tous les imbéciles révolutionnaires, n’ajoute pas davantage à l’opinion de tous les Guides en Italie et de tous les badauds qui en écrivent.

927. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lawrence Sterne »

On roula sur un tas d’ossements, comme l’autre, cette nouvelle tête d’Yorick, de ce pauvre bouffon d’Yorick, dans laquelle avaient fleuri tant de pensées joyeuses et tendres, et ce ne furent pas les fossoyeurs de Shakespeare qui jouèrent à la boule avec cette tête de génie, ce furent, avec leurs mains sanglantes, des chirurgiens ! […] Sterne n’est pas là, c’est trop évident, le Sterne du Voyage sentimental et du Tristram, le vrai Sterne enfin ; car, puisqu’il s’agit d’une œuvre de la pensée, la personnalité de l’auteur ne peut être que dans son génie. […] Seulement, comme les femmes les plus belles, qui font de leur beauté leur première esclave, n’ont pas éternellement à leurs ordres tout leur regard ou toute leur voix pour s’en servir à point nommé, les grands artistes, ces femmes de la Pensée, n’ont pas non plus toujours à commandement l’inspiration qui les fait eux-mêmes… Mais alors, ce ne sont plus eux ! […] Et c’est de là, c’est de cette hauteur de mosquée, que l’Imagination, enlevée par un mot, culbute et retombe dans les vulgaires détails de la vie et de la pensée d’un petit ministre anglican « en culottes de soie noire », et qui a mal à la poitrine ! […] On n’analyse pas le pêle-mêle, — et c’en est un de pensées, de jugements, d’anecdotes, de choses inertes, de silhouettes manquées, d’argiles empâtées, sur lesquelles le doigt inspiré n’est pas, une seule fois, descendu.

928. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Le marquis de Lassay, ou Un figurant du Grand Siècle. — II. (Fin.) » pp. 180-203

Redemandant cette même faveur d’être aide de camp du roi pour la campagne qui suivit celle de Namur, et qui fut la dernière que fit Louis XIV, Lassay savait bien qu’il allait au cœur de Mme de Maintenon lorsqu’il insistait sur la prudence et qu’il disait bien plus en courtisan qu’en soldat : Si je ne regardais que mon intérêt particulier, par toutes sortes de raisons je souhaiterais ardemment qu’il (le roi) allât commander ses armées, mais je crois qu’il n’y a pas de bon Français qui doive souhaiter qu’il y aille : quand je songe à Namur, je tremble encore ; sans compter les autres périls, le roi passait tous les jours au milieu des bois qui pouvaient être pleins de petits partis ennemis ; on n’oserait seulement porter sa pensée à ce qui pouvait arriver : que serait devenu l’État, et que serions-nous devenus ? […] Il l’y montre avec toutes ses grâces dans l’esprit et dans la personne, avec sa douceur charmante dans l’humeur et son soin continuel de plaire, en un mot, le plus aimable des hommes, et tel qu’on voit le Conti de Saint-Simon ; puis il ajoute d’une manière neuve et très judicieusement, au moins selon toute vraisemblance : Mais je suis persuadé qu’il est à la place du monde qui lui convient le mieux, et, s’il en occupe quelque jour une plus considérable, il perdra de sa réputation et diminuera l’opinion qu’on a de lui ; car il est bien éloigné d’avoir les qualités nécessaires pour commander une armée ou pour gouverner un État : il ne connaît ni les hommes ni les affaires, et n’en juge jamais par lui-même ; il n’a point d’opinion qui lui soit propre… ; il ne saisit point la vérité52 ; on lui ôte ses sentiments et ses pensées, et souvent il n’a que celles qu’on lui a données, qu’il s’approprie si bien et qu’il explique avec tant de grâce et de netteté qu’il n’y a que les gens qui ont de bons yeux et qui l’approfondissent avec soin qui n’y soient pas trompés : on peut même dire qu’il les embellit. […] Mais il a beau nous expliquer et nous commenter sa pensée, le vieillard a trahi son faible de vanité : le dernier mot est toujours qu’il n’y a qu’une place dans l’État à laquelle il se soit cru éminemment propre, celle de roi, d’un roi plus ou moins constitutionnel et à l’anglaise sous Louis XIV. […] Au cinquième acte, Hippolyte exilé par son père veut engager Aricie à fuir avec lui, et à venir recevoir sa foi dans un temple fameux, voisin de Trézène : Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux, Des princes de ma race antiques sépultures, Est un temple sacré, formidable aux parjures ; C’est là que les mortels n’osent jurer en vain ; Le perfide y reçoit un châtiment soudain… Pourquoi, observait M. de Lassay, puisque ce temple était connu par son caractère redoutable et sacré, pourquoi Hippolyte, accusé par son père et le trouvant incrédule à sa parole, n’a-t-il pas eu aussi bien la pensée de lui offrir le serment devant l’autel même où la vérité se déclarait et, pour ainsi dire, éclatait à l’instant ? […] Lassay était de ces esprits tempérés, bien faits et polis, que l’usage du monde a perfectionnés en les usant, qui ont peu d’imagination, qui n’ajoutent rien aux choses, et qui prisent avant tout une observation juste, une pensée nette dans un tour vif et concis : « Un grand sens, disait-il, et quelque chose de bien vrai renfermé en peu de paroles qui l’expriment parfaitement, est ce qui touche le plus mon goût dans les ouvrages d’esprit, soit en vers, soit en prose. » Il n’allait pas pourtant jusqu’à la sécheresse, et il tenait à rester dans le naturel ; il croyait que les choses qu’on dit ont quasi toujours chance de plaire quand elles sont plutôt senties que pensées : « Il y a des gens qui ne pensent qu’à proportion de ce qu’ils sentent, observait-il ; et il semble que leur esprit ne sert qu’à démêler ce qui se passe dans leur cœur : ces gens-là, qui sont toujours vrais, ont quelque chose de naturel qui plaît à tout le monde. » Chamfort, qui prête quelquefois de son âcreté aux autres et qui est homme à la glisser sous leur nom, a écrit dans ses notes : « M. de Lassay, homme très doux, mais qui avait une grande connaissance de la société, disait qu’il faudrait avaler un crapaud tous les matins pour ne trouver plus rien de dégoûtant le reste de la journée quand on devait la passer dans le monde. » On ne voit rien ou presque rien dans ce que dit et dans ce qu’écrit Lassay qui soit en rapport avec une si amère parole54.

929. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville »

La pensée de cette séparation éternelle pèse comme un poids insupportable sur mon âme. […] Il est, dans la sphère humaine, dans le domaine de la pensée comme dans l’ordre social, des couches profondes, des cercles extrêmes qu’il faut avoir visités et traversés, qu’il faut sans cesse oser pénétrer du regard, sans quoi l’on n’est jamais un philosophe achevé ni même un parfait et consommé politique. […] Sentiments, pensée, langage, tout cela est grand, fier et beau : « (Châteauvieux, 28 septembre 1837.) […] Les pensées que vous aurez produites à la sueur de votre front ne seront bien comprises qu’après vous, et elles ne porteront point tout leur fruit. […] J’aime à rassembler les témoignages, et je ne crains pas de donner les variantes d’une même pensée.

930. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

Mais avec ces esprits emportés et mobiles, qui sont toujours à l’extrémité de leur expression ou de leur pensée, rien ne nous étonne ; on n’en est jamais à une contradiction près. […] Mon sort désormais est lié au sien ; je ne l’abandonnerai jamais, à moins que lui-même ne me montre loin de lui le lieu où Dieu m’appelle… » Dès ce moment la pensée d’entrer plus avant dans les ordres et d’être prêtre, cette pensée qui, depuis 1809, le tenait en échec et en effroi, lui est revenue et s’est fortifiée en lui. […] Carron d’un côté, moi de l’autre, nous l’avons entraîné, mais sa pauvre âme est encore ébranlée de ce coup. » Habemus confitentes… Il est évident, quand on suit l’ordre aujourd’hui si bien établi des faits et des pensées, que l’abbé Jean et M.  […] Quelle terrible pensée que celle d’avoir réduit un être humain en cet état !  […] En définitive, le public y retrouve à peu près son compte. — Je ne finirai point sans citer de La Mennais une belle pensée admirablement exprimée ; car je n’ai en tout ceci aucun but de sévérité ni d’indulgence ; je ne tiens qu’à montrer l’homme d’après nature, et je voudrais avoir le temps d’extraire tout ce que j’ai noté de remarquable.

931. (1875) Premiers lundis. Tome III «  À propos, des. Bibliothèques populaires  »

Il est, — je le sens trop d’après l’épreuve d’hier, — il est des points sur lesquels je ne m’accoutumerai jamais à retenir ma pensée, toutes les fois que je la croirai d’accord avec le vrai, avec le juste, et aussi avec le bien de l’Empire qui n’a nul intérêt à pencher tout d’un côté, et qui, sorti de la Révolution, ne saurait renier aucune philosophie sérieuse. […] Si le Rapport s’était tenu dans ces termes, il ne saurait y avoir qu’un avis et une pensée de conciliation et de concorde chez tous les bons esprits. […] « Je ne vous connais, monsieur, que par ce droit que vous vous êtes arrogé publiquement et de haut sur la direction et l’expression de ma pensée. […] Mais vous avez vengé devant le Sénat la liberté de pensée avec trop de courage, ai-je besoin d’ajouter avec trop de talent, pour que ce ne soit pas un devoir à tout esprit libéral de vous en témoigner sa reconnaissance. […] « Je n’ai aucun droit à me ranger parmi ceux qui « savent les choses de la pensée, de la plume et de la parole. » Mais je ne suis pas plus que lui un docteur des armes : je suis tout bonnement un homme de mon temps et de mon pays, qui ne veux pas être insulté.

932. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « André Chénier, homme politique. » pp. 144-169

Ses mâles pensées elles-mêmes se tournaient volontiers en considérations solitaires, et s’enfermaient, pour mûrir, en de lents écrits. […] Tel il fut pendant des années, avant que le grand orage vînt l’arracher à ses pensées habituelles et le lancer dans l’arène politique. […] Ce qui l’anime et le dirige, ce n’est pas la pensée d’un politique supérieur, ambitieux et généreux, qui veut arriver au pouvoir et l’arracher des mains d’indignes adversaires. […] Se séparant, pour le mieux flétrir, du faux bon ton qui n’avait jamais été le sien, et revendiquant le vrai bon ton éternel et naturel, celui qui est tel pour toute âme bien née, et qu’aucune révolution n’est en droit d’abolir : Tout homme qui a une âme bonne et franche, s’écriait-il, n’a-t-il pas en soi une justesse de sentiment et de pensées, une dignité d’expressions, une gaieté facile et décente, un respect pour les vraies bienséances, qui est en effet le bon ton, puisque l’honnêteté n’en aura jamais d’autre ? […]       Marbres vivants, berceaux antiques, Par les dieux et les rois Élysée embelli,       À ton aspect dans ma pensée, Comme sur l’herbe aride une fraîche rosée,       Coule un peu de calme et d’oubli.

933. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141

“Comparée avec l’Italien elle m’a paru, dit l’Abbé Goujet, exacte à rendre les pensées de l’auteur & même son goût, son génie, ses expressions autant qu’une traduction françoise peut rendre un Poëte italien. […] Assez circonspect pour ne point s’éblouir par les fausses beautés répandues en quelques endroits de la Philis de Scire, il s’est cru en droit de mettre des correctifs aux pensées qui lui ont paru trop forcées. […] Quoiqu’il y ait dans la traduction de celui-ci un très-grand nombre de très-beaux vers, rien néanmoins n’y attache l’esprit, parce qu’on n’y trouve aucun ordre, aucune liaison, aucune analogie dans les pensées ; & en cela la copie ressemble parfaitement à l’original. […] On trouve dans ce petit Poëme de l’invention, du dessein, de l’ordre, du merveilleux, de la fiction, des images & des pensées ; en un mot, ce qui constitue la vraie poésie. […] Le faux bel esprit y regne bien souvent, la pensée ne roule quelquefois que sur un jeu de mots ; enfin les idées les plus ingénieuses y sont ressassées jusqu’au dégoût.

934. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gérardy, Paul (1870-1933) »

J’ai dit toute l’admiration que je sentais pour ce jeune poète dont la pensée française se teinte si légèrement de germanisme. […] Il serait, semble-t-il, facile de retrouver, dans les premières divisions du volume, des influences assez marquées de ceux qui sont des plus grands parmi les poètes actuels, et l’influence aussi, d’un bout à l’autre, d’une culture et d’une habitude de pensée germaniques.

935. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 401-402

De l’élévation dans les sentimens, de la force dans les pensées, de l’harmonie quelquefois imitative dans l’expression, une coupe de vers originale, pleine d’aisance & de variété, étoient d’heureux présages pour le succès de sa Muse naissante. Les Littérateurs les moins portés à lui rendre justice n’ont pu s’empêcher de reconnoître dans l’Ode sur le Jugement dernier, dans la Satire du dix-huitieme siecle, & dans celle que l’Auteur a intitulée Mon Apologie, un excellent ton de versification, des images grandes & sublimes, des pensées courageuses, des tableaux pleins de feu & d’énergie, & un grand nombre de vers que les meilleurs Poëtes du siecle dernier n’auroient pas désavoués.

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