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1139. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — George Sand, Lélia (1833) »

On en vit, on se la passe, elle circule d’un feuilleton à l’autre ; c’est la multiplication des cinq pains et des deux poissons, c’est une économie miraculeuse. […] Si l’on me demande ce que je pense de la moralité de Lélia, dans le seul sens où cette question soit possible, je dirai que, les angoisses et le désespoir d’une telle situation d’âme ayant été admirablement posés, l’auteur n’a pas mené à bon port ses personnages ni ses lecteurs, et que les crises violentes par où l’on passe n’aboutissent point à une solution moralement heureuse. […] Je ne reprocherai pas l’invraisemblance au bal du prince de’Bambuccj et à tout ce qui s’y passe : là, nous sommes en pleine féerie, dans le songe d’une nuit d’été, d’une nuit orientale ; mais nous n’y sommes plus, ou du moins nous ne devrions plus y être, lors de la description du couvent des Camaldules, et pourtant la fantaisie continue. […] Les jours où je me sentais agitée au point de ne pouvoir plus reconnaître la ligne de démarcation imaginaire tracée autour de ma prison, je l’établissais par des signes visibles ; j’arrachais aux murailles décrépites les longs rameaux de lierre et de clématite dont elles étaient rongées, et je les couchais sur le sol aux endroits que je m’étais interdit de franchir : alors, rassurée sur la crainte de manquer à mon serment, je me sentais enfermée dans mon enceinte avec autant de rigueur que je l’aurais été dans une bastille. » J’indiquerai encore dans le début toute cette promenade poétique du jeune Sténio sur la montagne, la description si animée de l’eau et de ses aspects changeants, et, au sein de la nature vivement peinte, les secrets surpris au cœur : « Couché sur l’herbe fraîche et luisante qui croît aux marges des courants, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter l’eau, les heures qu’il aurait pu passer avec Lélia : car à cet âge tout est bonheur dans l’amour, même l’absence. » On pourrait, chemin faisant, noter dans Léliaune foule de ces douces et fines révélations, dont l’effet disparaît trop dans l’orage de l’ensemble. 

1140. (1874) Premiers lundis. Tome II « Des jugements sur notre littérature contemporaine à l’étranger. »

Comme ce n’est pas du tout ici une défense systématique ni patriotique que nous prétendons faire, nous laisserons dès l’abord le chapitre des drames qui, d’ailleurs, composés la plupart pour les yeux, sont plus dans le cas d’être jugés à une première vue, même par des étrangers qui ne feraient que passer. […] Mais ils connaissaient la France et la bonne compagnie d’alors, autrement que pour avoir passé six mois en Touraine, comme a fait peut-être l’auteur de l’article. […] En parlant des romans du siècle passé, l’auteur oublie trop que, sur le pied dont il le prend, il n’aurait pas manqué alors, s’il avait vécu, de confondre ce qu’il veut bien séparer aujourd’hui. […] Les œuvres les plus suaves et les plus chastes de sa plume ont passé, chez l’auteur anglais qui nous lisait en masse, dans une même bouchée, pour ainsi dire, que les plus fortes ; Lavinia n’a fait qu’un seul morceau avec Leone Leoni.

1141. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

La moindre impression personnelle, qui nous fait sentir l’Âme d’un homme du passé comme nous sentons celle d’un vivant de notre connaissance, fût-ce de la même imparfaite et faible façon, vaut mieux que la servile répétition des plus complets jugements qu’on a portés sur lui. […] Un écrivain dramatique de notre temps, qui certes a su donner à ses caractères une rectitude et une consistance merveilleuse à travers les surprises de l’intrigue et les incohérences de la passion, nous a fait quelque part la confidence qu’il se faisait la biographie de chaque personnage qu’il voulait introduire dans une pièce, qu’il le dotait d’une existence antérieure, d’un long passé, où son tempérament et ses habitudes étaient minutieusement décrits. […] Pour savoir mettre ainsi aux prises un tempérament avec une situation, il faut avoir observé comment notre caractère se manifeste dans les petits faits de la vie journalière, se modifie à leur contact, se décompose et se recompose sans cesse insensiblement, et se trouve parfois renouvelé alors qu’il ne s’est rien passé, comme il reste le même d’autres fois à travers les plus grandes catastrophes. […] S’il vous est arrivé jamais de concevoir l’idée d’un enfantillage, d’une équipée, d’une folie, pure fantaisie de l’esprit inquiet et désœuvré, et de passer à l’exécution sans autre raison que l’idée conçue, sans entraînement, sans plaisir, mais fatalement, sans pouvoir résister ; — si vous avez repoussé parfois de toutes les forces de votre volonté une tentation vive, si vous en avez triomphé, et si vous avez succombé à l’instant précis où la tentation semblait s’évanouir de l’âme, où l’apaisement des désirs tumultueux se faisait, où la volonté, sans ennemi, désarmait ; — si vous avez cru, après une émotion vive, ou un acte important, être transformé, régénéré, naître à une vie nouvelle, et si vous vous êtes attristé bientôt de vous sentir le même et de continuer l’ancienne vie ; — si par un mouvement de générosité spontanée ou d’affection vous avez pardonné une offense, et si vous avez par orgueil persisté dans le pardon en vous efforçant de l’exercer comme une vengeance ; — si vous avez pu remarquer que les bonnes actions dont on vous louait n’avaient pas toujours de très louables motifs, que la médiocrité continue dans le bien est moins aisée que la perfection d’un moment, et qu’un grand sacrifice s’accomplit mieux par orgueil qu’un petit devoir par conscience, qu’il coûte moins de donner que de rendre, qu’on aime mieux ses obligés que ses bienfaiteurs, et ses protégés que ses protecteurs ; — si vous avez trouvé que dans toute amitié il y a celle qui aime et celle qui est aimée, et que la réciprocité parfaite est rare, que beaucoup d’amitiés ont de tout autres causes que l’amitié, et sont des ligues d’intérêts, de vanité, d’antipathie, de coquetterie ; que les ressemblances d’humeur facilitent la camaraderie, et les différences l’intimité ; — si vous avez senti qu’un grand désir n’est guère satisfait sans désenchantement, et que le plaisir possédé n’atteint jamais le plaisir rêvé ; — si vous avez parfois, dans les plus vives émotions, au milieu des plus sincères douleurs, senti le plaisir d’être un personnage et de soutenir tous les regards du public ; — si vous avez parfois brouillé votre existence pour la conformer à un rêve, si vous avez souffert d’avoir voulu jouer dans la réalité le personnage que vous désiriez être, si vous avez voulu dramatiser vos affections, et mettre dans la paisible égalité de votre cœur les agitations des livres, si vous avez agrandi votre geste, mouillé votre voix, concerté vos attitudes, débité des phrases livresques, faussé votre sentiment, votre volonté, vos actes par l’imitation d’un idéal étranger et déraisonnable ; — si enfin vous avez pu noter que vous étiez parfois content de vous, indulgent aux autres, affectueux, gai, ou rude, sévère, jaloux, colère, mélancolique, sans savoir pourquoi, sans autre cause que l’état du temps et la hauteur du baromètre ; — si tout cela, et que d’autres choses encore !

1142. (1920) La mêlée symboliste. I. 1870-1890 « F.-A. Cazals » pp. 150-164

C’est un esprit averti qui passe à travers les événements, armé d’ironie, et sans leur accorder plus d’importance qu’ils n’en méritent. […] Mais c’est un attrait qui passe vite. […] Elles marquent une époque curieuse dans l’histoire des lettres depuis le moment où tout Saint-Denis, révolutionné, se mettait aux fenêtres pour voir passer les « décadents » jusqu’au moment où le vagabond Verlaine recevait, dans un galetas du quartier Saint-Jacques, au milieu de l’élite de la Jeunesse, par l’organe du comte Robert de Montesquiou-Fézensac, les hommages de la Noblesse de France. […] Dans la détresse générale, la petite Charlotte Deschamps passe, souriante.

1143. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’Âge héroïque du Symbolisme » pp. 5-17

 » Il est vrai qu’il ajoutait : « Je n’ai jamais rien lu d’eux », ce qui pouvait passer pour une excuse aux yeux des profanes, ignorant que le philosophe contemplait toutes nos agitations du haut de Sirius. […] Mallarmé, passe encore. […] Du tabac et quelque gaîté toujours en commun. » Cela se passait très bien le plus souvent, mais il advint aussi que Verlaine eût ses humeurs et bousculât ses invités. […] Si douées d’attrait que fussent ces soirées chez un Verlaine en possession de la vogue et promu à la bruyante célébrité, elles n’arrivaient pas, à cause de leur pêle-mêle et de leur tohu-bohu, à me faire oublier les bonnes et paisibles soirées d’antan passées chez un Verlaine abandonné et méconnu et qui consentait à recevoir à l’improviste, autour de son lit de malade, quelques intimes privilégiés.

1144. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre III. L’analyse externe d’une œuvre littéraire » pp. 48-55

. ― Passons en revue les principales opérations que comporte cette analyse mixte. […] Se plaît-il à rester dans les temps modernes ou à s’enfoncer dans le passé ? […] Nous pouvons passer maintenant à l’analyse externe proprement dite. […] Des mots l’on passera tout naturellement aux phrases.

1145. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Baudouin » pp. 198-202

Monsieur Baudouin, faites-moi le plaisir de me dire en quel lieu du monde cette scène s’est passée. […] Quand elle sort de sa toilette pour passer vers le lit nuptial, ses genoux se dérobent sous elle ; ses femmes sont retirées, elle est seule, lorsqu’elle est abandonnée aux désirs, à l’impatience de son jeune époux. […] Quel est celui qui ne pense que ce chef-d’œuvre ne puisse passer à un autre possesseur moins attentif à le serrer ? […] Il est aux bons peintres du siècle passé comme nos bons littérateurs aux écrivains du même siècle.

1146. (1799) Jugements sur Rousseau [posth.]

Peut-être serait-on fondé à lui reprocher de n’avoir pas mis assez de variété dans le genre d’intérêt qu’il inspire : c’est toujours l’expression d’un sentiment vif et violent ; il l’aurait pu montrer vif et doux, et passer de l’amour effréné à l’amour tendre, de l’amour timide à l’amour heureux. […] Rousseau est peut-être le seul qui fasse une classe à part : la crainte de choquer les opinions reçues, de révolter par des paradoxes, de passer pour cynique, de se faire des ennemis et des affaires, rien de tout cela ne l’arrête ; il s’est mis à son aise avec le public de tous les rangs et de toutes les espèces ; et cette liberté, qui se trouve heureusement jointe en lui à beaucoup de talent, lui donne un prodigieux avantage. […] C’est de tous les philosophes, passez-moi cette expression, le plus concupiscent. […] Je suis étonné qu’un écrivain si supérieur ait affecté dans quelques endroits un langage scientifique dont il aurait pu se passer, et qui n’a qu’un air d’étalage ; comme quand il dit que l’homme de la nature est une unité absolue, et que celui de la société est une unité fractionnaire qui tient au dénominateur ; et tout cela pour dire que l’homme isolé est un tout, et que celui de la société n’est que la partie d’un tout.

1147. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Léopold Ranke » pp. 1-14

— quand nous voulons qu’elle soit autre que ce que nous sommes : c’est-à-dire une passion ou une idée (car l’homme n’est jamais que cela, lorsqu’il est quelque chose) ; quand, enfin, nous n’admettons pas que des faits qui passent à travers nos esprits, nos sensibilités, nos consciences, doivent nécessairement s’y colorer en y passant. […] Il a essayé de cacher le secret de son âme, le rayonnement de son opinion intime, sous une forme impartiale et dégagée, et à l’instant même le livre qu’il a écrit a perdu tout caractère, et l’ancien talent de Ranke, on se demande… où il a passé ? […] Abrégé décharné et désossé, qui ne creuse rien et croit planer sur tout, avec une prétention d’aigle qui trahit par trop le perroquet de Montesquieu… Et si, talent à part, qui meurt toujours à ce jeu, Ranke avait réussi à nous faire illusion sur la justice de son histoire, il aurait pu croire à la bonté de son système quand il s’agit de l’intérêt de ces idées qui doivent, pour plus de sûreté, s’infiltrer dans les esprits au lieu de s’y répandre, et passer par-dessous les portes au lieu de les forcer. […] Blême Narcisse pour le compte de la Prusse, il a passé son temps à la regarder poindre, cette idée, dans tous les courants et tous les torrents de l’Histoire.

1148. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le docteur Revelière » pp. 381-394

Ce ne fut point un penseur solitaire, un de ces Stylites qui vivent au désert et ne descendent pas de leur colonne… Cet hétéroclite d’outre-tombe, ce Revelière qui se réveille, sans avoir dormi ses cent ans, comme Épiménide, et qui se compare à Hypocrate, non par orgueil de sa sagesse, mais par mépris pour ses compatriotes, qui lui font l’effet d’être fous comme les Abdéritains, ce Burgrave de la Monarchie morte, n’a point passé ses jours, qui furent nombreux, à rêvasser ou à cuver ses indignations comme Alceste : Dans un petit coin sombre avec son noir chagrin… Il était trop robuste pour être misanthrope… et s’il fut, comme ils le diront certainement, un utopiste du passé, il l’a assez frottée contre les faits, son utopie ! […] Il l’a postjugée comme Mallet-Dupan l’avait préjugée, mais il l’a jugée, après coup, avec une telle puissance, qu’on peut dire qu’il lui a fallu autant de sagacité pour tirer de l’histoire du passé des conclusions éternelles, que pour prévoir l’avenir et en deviner les événements. […] Avec ce qui se passe en Europe, y croiront-ils maintenant ?

1149. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Émile Augier, Louis Bouilhet, Reboul »

En ce moment, ne passe-t-il pas pour le premier poète comique de ce temps, — peu comique d’ailleurs ? Il est vrai que Picard et Collin d’Harleville passèrent aussi pour de grands poètes comiques, et n’ont plus aujourd’hui qu’un nom qui finira par sombrer aussi comme leurs œuvres. […] III Passons maintenant à un autre imitateur ! […] aime à peindre, il ne lui passe jamais sur le front, comme au chantre de Rolla, de ces lueurs sublimes d’un ciel auquel il ne croit plus.

1150. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Feuillet de Gonches »

Mais il a en lui tant de ressources qu’il n’est pas dit qu un jour il ne passera pas premier. […] Ramassé sur bien des sillons, ce grain du ciel a été déjà moulu plus d’une fois… Deux fins meuniers bien connus en Allemagne, les frères Jacques et Guillaume Grimm, ont beaucoup trituré et passé par les cribles cette excellente farine des traditions populaires avec laquelle Feuillet fait ses gâteaux pour les enfants. […] Grimm les philologues, à travers les recueils de qui ces contes ont passé, nous eussions beaucoup mieux aimé, par exemple, quelque servante, comme cette servante de Perrault dont Feuillet nous a parlé dans son livre actuel, en supposant qu’elle ait existé, en supposant que, pour s’excuser d’avoir fait des contes d’enfants, cette petite chose, dans un siècle qui n’aimait que le grand et qui l’aimait jusqu’à l’hypocrisie, cette servante en faveur de qui Perrault, bêtement honteux, a donné la démission de son génie, n’ait été de sa part qu’une invention de plus. […] Mais quelqu’un d’aussi littéraire que Feuillet de Conches, quelqu’un qui passe sa vie en habit de soie dans le détail d’une fonction de cour qui demande un perpétuel sous les armes, ne pouvait pas aller chercher le conte où il est réellement le plus, et où de mâles observateurs comme Fielding, le juge de paix, et Walter Scott, le greffier, sont allés le chercher, au péril de leurs habitudes de gentlemen tirés à quatre épingles, de la délicatesse de leurs sensations, et parfois de leur dignité.

1151. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXV. Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous. »

Il a fallu trois mille ans pour que les hommes apprissent qu’un homme vertueux, qui a passé soixante ans à s’instruire et à éclairer son pays, pourrait bien mériter quelque reconnaissance du genre humain. […] Il haïssait les disputes, et il passa quarante ans à disputer et à écrire. […] Des savants dans les langues, tels qu’Adrien Turnèbe, un des critiques les plus éclairés de son siècle, Guillaume Budé, qu’Érasme nommait le prodige de la France, et dont il eut la faiblesse ou l’orgueil d’être jaloux, qui passait pour écrire en grec à Paris comme on eût écrit à Athènes, et qui, malgré ce tort ou ce mérite, fut ambassadeur, maître des requêtes et prévôt des marchands ; Longueil, aussi éloquent en latin que les Bembe et les Sadolet, et mort à trente-deux ans, comme un voyageur tranquille qui annonce son départ à ses amis ; Robert et Henri Étienne, qui ne se bornaient pas, dans leur commerce, à trafiquer des pensées des hommes, mais qui instruisaient eux-mêmes leur siècle ; Muret exilé de France, et comblé d’honneurs en Italie ; Jules Scaliger, qui, descendu d’une famille de souverain, exerça la médecine, embrassa toutes les sciences, fut naturaliste, physicien, poète et orateur, et soutint plusieurs démêlés avec ce célèbre Cardan, tour à tour philosophe hardi et superstitieux imbécile ; Joseph Scaliger sort fils, qui fut distingué de son père, comme l’érudition l’est du génie ; et ce Ramus, condamne par arrêt du parlement, parce qu’il avait le courage et l’esprit de ne pas penser comme Aristote, et assassiné à la Saint-Barthélemi, parce qu’il était célèbre, et que ses ennemis ou ses rivaux ne l’étaient pas. […] D’autres écrivains dans différents genres, tels qu’Amyot, traducteur de Plutarque, et grand aumônier de France ; Marguerite de Valois, célèbre par sa beauté comme par son esprit, rivale de Boccace, et aïeule de Henri IV ; et ce Rabelais, qui joua la folie pour faire passer la raison ; et ce Montaigne, qui fut philosophe avec si peu de faste, et peignit ses idées avec tant d’imagination.

1152. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre quatrième. Du cours que suit l’histoire des nations — Chapitre V. Autres preuves tirées des caractères propres aux aristocraties héroïques. — Garde des limites, des ordres politiques, des lois » pp. 321-333

Lorsque l’Empire passa des nobles au peuple, les plébéiens qui faisaient consister toutes leurs forces, toutes leurs richesses, toute leur puissance dans la multitude de leurs fils, commencèrent à sentir la tendresse paternelle. […] Auguste commença à protéger les fidéicommis, qui auparavant ne passaient aux personnes incapables d’hériter que grâce à la délicatesse des héritiers grevés ; il fit tant pour les fidéicommis, qu’avant sa mort ils donnèrent le droit de contraindre les héritiers à les exécuter. […] Ils approuvèrent universellement les adrogations, difficiles en ce qu’un citoyen, de père de famille, devient dépendant de celui dans la famille duquel il passe. […] Voulons-nous savoir pourquoi Athènes et presque toutes les cités de la Grèce passèrent si promptement à la démocratie ?

1153. (1884) Cours de philosophie fait au Lycée de Sens en 1883-1884

Cela se passe en dehors de l’étendue. […] L’état de conscience passé se reproduit. […] L’état de conscience passé peut se reproduire sans que nous le reconnaissions comme passé. […] On le rejette alors dans le passé. […] Elle ne fait que répéter notre vie passée.

1154. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Ce problème passe pour tranché. […] Il vient de passer des heures auprès de celle qu’il aime, à s’enivrer de pureté. […] René Vallery-Radot, ces deux syllabes sacrées passent et repassent sans cesse. […] L’on ne se passe pas de religion. […] Je viens de voir passer le convoi d’une monarchie.

1155. (1761) Salon de 1761 « À mon ami M. Grimm » pp. 112-113

Grimm Voici, mon ami, les idées qui m’ont passé par la tête à la vue des tableaux qu’on a exposés cette année au Salon. […] La seule chose que j’aie à cœur, c’est de vous épargner quelques instants que vous emploierez mieux ; dussiez-vous les passer à côté de Dom Antonio, et au milieu de cannetons.

1156. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — II. Duclos historien » pp. 224-245

Commynes ne passa en effet de la cour de Bourgogne à celle de France qu’en 1472, et n’assista point aux premières années du règne. […] L’abbé Le Grand, oratorien dans sa jeunesse, homme des plus laborieux, mort en 1733, avait passé trente ans de sa vie à former un recueil de toutes les pièces qui se rapportent à ce règne, et il avait composé sur ces matériaux des annales plutôt encore qu’une histoire. […] Il s’est conduit comme un grand seigneur à qui le vilain rabattait le gibier dans les chasses : il n’a eu qu’à viser à coup sûr ce qui passait devant lui. […] Mais, dès que Louis XI est né, on tire son horoscope, et l’abbé Le Grand nous raconte ce qu’on lui prédit : On prédit qu’il vivrait soixante et dix ans, et qu’il passerait les mers, ce qui s’est trouvé faux. […] Il passe aussitôt à la critique.

1157. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — I. » pp. 342-363

Il croit sincèrement que la première tragédie de La Motte a pu passer pour une dernière tragédie posthume de Racine. […] Sort-il du spectacle un jour de première représentation, il s’amuse à regarder passer le monde, les jolies femmes qui font les coquettes, les laides qui n’ont pas moins de prétention et qui trouvent moyen de faire concurrence aux jolies, les jeunes gens aussi, qui font les beaux ; il s’amuse à interpréter ce que signifient toutes ces mines qu’il voit à ces visages, ces grands airs et ces maintiens complaisants ; il leur fait tenir de petits discours intérieurs bien précieux, bien vaniteux, qu’il déduit par le menu : Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera, dit-il, comme une plaisanterie de ma part. […] S’il est pour les anciens, on lui passera même beaucoup d’esprit et quelque recherche, et on le déclarera simple. […] Jouir d’une mine qu’on a jugée la plus avantageuse, qu’on ne voudrait pas changer pour une autre, et voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre, qui vous présente hardiment le combat, et qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire ; qui voudrait enfin accuser d’abus le plaisir qu’on a de croire sa physionomie sans reproche et sans pair : ces moments-là sont périlleux ; je lisais tout l’embarras du visage insulté : mais cet embarras ne faisait que passer. […] Pour tout secours, elle a été recommandée par la mourante à un bon religieux, lequel lui-même la recommande à un homme riche et qui passe pour respectable, M. de Climal.

1158. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »

Voltaire a trop de rapidité et d’à-propos pour s’astreindre à un modèle ; il passe outre et sert hardiment, et sous toutes les formes, les lumières, les idées et les passions de son temps. […] On n’a, à vrai dire, que deux témoins autorisés sur ce qui se passa à la Conciergerie le dernier jour46, Riouffe et M.  […] Elle comptait y passer tranquillement le reste de ses jours, quand la Révolution appela aux affaires tous les hommes capables, et les ministres comme Roland remplacèrent les ministres comme M. de Calonne. J’ai passé deux heures fort agréables, — et pourquoi rougir et ne pas dire le mot ? […] Ce fut le 18 brumaire an II qu’elle passa au tribunal révolutionnaire et qu’elle fut condamnée et exécutée.

1159. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Pierre Corneille »

Quand les faits sont clair-semés ou manquent, ce qui arrive quelquefois, il ne s’efforce point d’y suppléer par les suppositions circonspectes et les inductions légitimes d’une critique sagement conjecturale ; mais il passe outre, et s’empresse d’arriver à des faits nouveaux : de là chez lui des intervalles et des lacunes que l’esprit du lecteur est involontairement provoqué à combler. […] Il avait promis, avant d’être nommé, de s’arranger de manière à passer à Paris la plus grande partie de l’année ; mais il ne paraît pas qu’il l’ait fait. […] Ces mœurs subsistaient encore du temps de Corneille ; et quand même elles auraient commencé à passer d’usage, sa pauvreté et ses charges de famille l’eussent empêché de s’en affranchir. […] Quand il y avait pourtant nécessité absolue que l’action se passât en deux lieux différents, voici l’expédient qu’imaginait Corneille pour éluder la règle : « C’étoit que ces deux lieux n’eussent point besoin de diverses décorations, et qu’aucun des deux ne fût jamais nommé, mais seulement le lieu général où tous les deux sont compris, comme Paris, Rome ; Lyon, Constantinople, etc. […] Chez cette race nouvelle Où j’aurai quelque crédit Vous ne passerez pour belle Qu’autant que je l’aurai dit.

1160. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Madame de Krüdner et ce qu’en aurait dit Saint-Évremond. Vie de madame de Krüdner, par M. Charles Eynard »

Eynard, elle passait sa vie à lui prouver sa tendresse par des attentions infructueuses à force de délicatesse. […] Après deux mois de deuil et de retraite à Genève, Mme de Krüdner se rendit à Lyon pour y passer l’automne et l’hiver de cette même année. […] « Les âmes froides n’ont que de la mémoire ; les âmes tendres ont des souvenirs, et le passé pour elles n’est point mort, il n’est qu’absent. « Le meilleur ami à avoir, c’est le passé. […] J’ai pour garant de mon récit un témoin oculaire, très-spirituel, appartenant à la famille chez qui Mme de Krüdner avait logé pendant le peu d’heures qu’elle passa en ces lieux.

1161. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) » pp. 129-176

Pendant le peu de jours qu’elle y passa, elle répandit par sa présence parmi les nombreux prisonniers de cette maison un enthousiasme et un défi de la mort qui divinisèrent les âmes les plus abattues. […] Les volets de la maison de Duplay se fermaient à l’heure où les charrettes passaient habituellement dans la rue. […] Il ressentait lui-même cette horreur, et il aurait voulu se séparer de son passé. […] Il passa, dit-on, des heures entières le front dans ses deux mains, accoudé contre la cloison rustique qui enclot le petit jardin. […] Robespierre eut le temps de rassembler dans un seul et dernier regard son passé, son présent, son lendemain, le sort de la république, l’avenir du peuple et le sien.

1162. (1892) Boileau « Chapitre II. La poésie de Boileau » pp. 44-72

C’est ici qu’il faut secouer tous les préjugés qu’on se passe de main en main depuis plus d’un siècle. […] Si étrange que le rapprochement puisse paraître, Boileau se, place ici tout à fait au même point de vue que Flaubert, faisant passer toutes ses phrases par son « gueuloir » pour en vérifier la perfection. […] On louait jadis l’originalité des imitations de Boileau, et il est merveilleux qu’il ait pu faire passer dans ses Satires tant de morceaux de Juvénal ou d’Horace, sans que jamais on sente le placage ni la traduction. […] Il a le cœur bon : mais sa bonté ne passe pas dans son imagination ; elle se réalise en jugements, puis en actes, jamais en émotions, en représentations capables d’exciter le sentiment seul en dehors d’un objet présent qui sollicite aux actes. […] Boileau ne conçut pas un moment la possibilité de se passer d’idées et de sujets.

1163. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Philosophe plus libre que La Rochefoucauld et Pascal, il n’est pas enchaîné à son passé comme le premier, ni, comme le second, tiraillé entre le doute et la foi. […] C’est ainsi que, de la cinquième à la neuvième édition, chaque division du livre forma comme une salle particulière, où vinrent se ranger, à mesure que le siècle les faisait passer devant lui, les originaux les plus marquants de la même famille. […] C’est conforme à ce qui se passe dans la vie. […] Son secret, c’est de ne lui demander aucun effort et de paraître pouvoir s’en passer. […] C’est tout un art imaginé pour faire passer les pensées communes qu’il n’a pas su éviter, ou dont il a cru avoir besoin comme de degrés pour nous mener à des pensées plus relevées.

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