Une fois même, Gaiffe daigna écrire un article pour L’Événement, chez lui, — trop heureuse journée pour le pauvre Armand, qui fut presque aussitôt attaqué de la folie des grandeurs.
La requête présentée par le docteur Akakia à l’université de Léipsig, le décret donné par cette même université, la lettre d’un lapon Malouin, au secrétaire de l’académie, respirent encore une imagination enjouée & supérieure à toutes les maladies, à toutes les disgraces, à tous les événements de la vie.
Qui présageait sans doute un grand événement.
Tout est dans l’événement, dans une certaine combinaison de méprise et de hasards vulgaires, quand ils appartiennent à l’auteur de ces romans de surprise et d’attrape ; et qu’il rend vulgaires, quand ils ne lui appartiennent pas.
En effet, il n’y avait pas dans cet ouvrage que des détails de mœurs à animer, des faits à grouper et à décrire, enfin de la tapisserie historique à nous dérouler avec ses premiers plans et ses perspectives ; il y avait aussi de véritables questions d’histoire à toucher, à pressentir ou à résoudre, d’autant plus difficiles et plus hautes, ces questions, que l’histoire qu’écrivait Daumas n’était pas faite, mais qu’elle se faisait, et qu’il fallait pour récrire la sagacité des historiens contemporains, — les premiers des historiens quand ils sont un peu supérieurs, — qui jugent les événements et leurs résultats dans le coup de la mêlée, tandis que les historiens d’une époque finie les jugent tranquillement après coup.
Mais qu’en se détournant des événements, qui se sont produits dans leur ordre de temps et d’espace, on se mette résolument à nous donner les propres considérations de son esprit sur des époques aussi complexes et aussi discutées encore que l’ancien Régime et la Révolution française, il faut se croire, pour le moins, de la race intellectuelle de Machiavel ou de Montesquieu.
C’est que ces deux livres nous transmettent la lumière inattendue qui vient de frapper l’un des faits de l’Histoire moderne qui semblait le plus devoir se passer de lumière, l’événement classique, à force d’être fameux, qu’on pouvait appeler le grand lieu commun de la rhétorique de l’Histoire.
Nicolardot ne serait pas ce qu’il est ; il serait seulement une de ces biographies, d’un détail curieux et détaché, n’éclairant qu’une encoignure d’événements dans ce vaste ensemble d’une époque que les hommes, quand ils sauront l’histoire, mépriseront autant qu’ils l’auront adorée, qu’un tel livre, malgré sa maigreur, trouverait ici la place d’un examen et d’un éloge, et que nous en glorifierions la goutte de lumière isolée.
Jusque-là, tout est bien… Mais, au moment où l’on fait si virilement sa confession d’un système, il ne faut pas faire profession d’un autre et ajouter : « Je me suis efforcé, en cette nouvelle édition, d’introduire, dans la résurrection de mes personnages, la réalité cruelle que moi et mon frère nous avions introduite dans le roman, m’appliquant à les dépouiller de cette couleur épique que l’Histoire leur donne, même dans les époques les plus décadentes… » Assurément, si l’Histoire donne de la couleur épique à des événements ou à des personnages qui n’en ont pas ou qui ont peut-être tout le contraire, l’Histoire a tort.
Auguste Vacquerie, par son livre de Profils et Grimaces, a fait plus que de provoquer le rire comme aux beaux jours de L’Événement.
Les événements lui donnent dans les yeux de leur impalpable cendre de chaque jour et font ciller ses mélancoliques paupières, qui n’ont pas l’immobilité de celles de l’aigle… Lorsqu’ailleurs, je crois, sur cette immense et noire tenture de mort dans laquelle il voit l’Europe enveloppée (et qui l’est… peut-être), il se mêle de découper de petites prophéties spéciales, il ne réussit pas.
Rendu par ce double événement bien plus difficile à résoudre, un tel problème, malgré tout ce qu’il a inspiré dernièrement aux esprits les plus opposés, n’était cependant pas arrivé à ce point de démonstration qu’il pût imposer sa solution, comme une loi, à l’État lui-même, après l’avoir imposée à l’Opinion, comme une vérité.
III C’est toujours un événement grave que l’apparition dans ce monde d’une philosophie nouvelle, quelle qu’elle soit.
Pelletan a-t-il vu ailleurs que dans les arrangements de sa pensée, ou sur l’échiquier idéal dans lequel il encastre les événements et ploie l’histoire du monde à sa fantaisie, que l’homme fut chasseur avant d’être pasteur, que ce fut le troupeau qui lui donna l’idée de la famille ; la chasse et les partages de la proie, l’idée de la propriété ?
Il a aimé mieux prendre l’homme tout entier, dans le multiple ensemble de sa vie et à sa place dans tous les événements de son temps, et il a écrit un ouvrage qui n’a pas pour titre unique le nom d’Anselme et qui est aussi le tableau de la vie monastique et politique, au onzième siècle.
J’oserai le dire : Mirabeau sera, un jour, réduit à peu de chose, quand on se mettra résolument en face de ses œuvres oratoires et qu’on n’aura plus la vue offusquée et la tête courbée par les événements de son siècle.
Est-ce que la civilisation généralisera jamais assez son être pour que les grands coups de tonnerre de l’histoire retentissent plus en lui et réveillent plus d’écho que ces tout petits événements qui tiennent dans les dix pouces de sa poitrine et ne font pas de bruit, à ce qu’il semble, mais qui seuls ont la puissance de faire palpiter plus vite sa tempe et son cœur ?
Dans cette succession d’événements qui osent tout, — le chimérique et l’absurde, sous prétexte de merveilleux, — on se demande vainement où finit la légende, fruit de l’imagination des poètes ou des chroniqueurs du passé, et où commence l’inspiration du poète moderne et son travail… Quel est le fait ou la combinaison, de quelque nature qu’ils soient, qui, réellement, lui appartiennent ?
Germaine est effectivement, non de trame ou d’événements, mais d’inspiration générale, de caractères, et quelquefois de mise en scène, un mélange et une imitation grossière, turbulente et manquée, des Parents pauvres et des Intimes.
Or, ces faits et ces épisodes sont nombreux ; c’est la lutte engagée par Espérit contre tous les obstacles, qui amène devant le regard les événements et les personnages.
Mérimée devint un événement.
L’auteur est plus un curieux, qui se regarde en se retournant, qu’un pathétique romancier qui épouse ardemment et les personnages et les événements de son histoire.
C’est là ce qui marque le véritable artiste, toujours durable et vivace même dans ces œuvres fugitives, pour ainsi dire suspendues aux événements, qu’on appelle caricatures ; c’est là, dis-je, ce qui distingue les caricaturistes historiques d’avec les caricaturistes artistiques, le comique fugitif d’avec le comique éternel.
Cet art, outre une imagination très vive et prompte à s’enflammer, supposait encore en eux des études très longues ; il supposait une étude raisonnée de la langue et de tous ses signes, l’étude approfondie de tous les écrivains, et surtout de ceux qui avaient dans le style, le plus de fécondité et de souplesse ; la lecture assidue des poètes, parce que les poètes ébranlent plus fortement l’imagination, et qu’ils pouvaient servir à couvrir le petit nombre des idées par l’éclat des images ; le choix particulier de quelque grand orateur avec qui leur talent et leur âme avaient quelque rapport ; une mémoire prompte, et qui avait la disposition rapide de toutes ses richesses pour servir leur imagination ; l’exercice habituel de la parole, d’où devait naître l’habitude de lier rapidement des idées ; des méditations profondes sur tous les genres de sentiments et de passions ; beaucoup d’idées générales sur les vertus et les vices, et peut-être des morceaux d’éclat et prémédités, une étude réfléchie de l’histoire et de tous les grands événements, que l’éloquence pouvait ramener ; des formules d’exorde toutes prêtes et convenables aux lieux, aux temps, à l’âge de l’orateur ; peut-être un art technique de classer leurs idées sur tous les objets, pour les retrouver à chaque instant et sur le premier ordre ; peut-être un art de méditer et de prévoir d’avance tous les sujets possibles, par des divisions générales ou de situations, ou de passions, ou d’objets politiques, ou d’objets de morale, ou d’objets religieux, ou d’objets d’éloge et de censure ; peut-être enfin la facilité d’exciter en eux, par l’habitude, une espèce de sensibilité factice et rapide, en prononçant avec action des mots qui leur rappelaient des sentiments déjà éprouvés, à peu près comme les grands acteurs qui, hors du théâtre, froids et tranquilles, en prononçant certains sons, peuvent tout à coup frémir, s’indigner, s’attendrir, verser et arracher des larmes : et ne sait-on pas que l’action même et le progrès du discours entraîne l’orateur, l’échauffe, le pousse, et, par un mécanisme involontaire, lui communique une sensibilité qu’il n’avait point d’abord.
Je vois Thucydide40, le grave historien, qui cherche dans les poëmes homériques la preuve d’un événement ou d’un usage antique, réputer cet hymne l’œuvre d’Homère, et, il faut ajouter, la seule œuvre où il se soit désigné lui-même.