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45. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des pièces de théâtre — Préface d’« Angelo, tyran de Padoue » (1835) »

Mettre en présence, dans une action toute résultante du cœur, deux graves et douloureuses figures, la femme dans la société, la femme hors de la société ; c’est-à-dire, en deux types vivants, toutes les femmes, toute la femme. […] Dresser sur cette pensée, d’après les données spéciales de l’histoire, une aventure tellement simple et vraie, si bien vivante, si bien palpitante, si bien réel, qu’aux yeux de la foule elle pût cacher l’idée elle-même comme la chair cache l’os. […] Laissez-vous charmer par le drame, mais que caleçon soit dedans, et qu’on puisse toujours l’y retrouver quand on voudra disséquer cette belle chose vivante, si ravissante, si poétique, si passionnée, si magnifiquement vêtue d’or, de soie et de velours.

46. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Introduction. Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie. »

Elle ressemble aussi à la biologie en ce que celle-ci considère, non seulement l’organisme actuel de l’être vivant et sentant, mais encore l’évolution de cet organisme. […] Dans les êtres vivants, pour un spectateur, tout se passe comme si l’avenir était un des facteurs du processus interne : l’être vivant agit pour causer un certain effet, qui est son bien, alors même qu’il ne connaît point ce bien et ne connaît pas sa propre action. […] Au contraire, le besoin de vivre et de jouir, avec les mouvements corrélatifs, existe dans l’être vivant, non au dehors, et y devient le générateur même des autres mouvements. […] Tout est mécanique sous le rapport des changements dans l’espace ; mais la série des causes et effets n’en redevient pas moins, dès qu’on rentre dans l’être vivant pour y considérer la vie même, une série de moyens et de fins, avec une fin unique, le bien-être du vivant. […] Comment un être vivant ne vibrerait-il pas tout entier à tout instant dans chacune de ses pensées ?

47. (1874) Premiers lundis. Tome II « Théophile Gautier. Fortunio — La Comédie de la Mort. »

S’occupant d’abord de peinture, vivant avec plusieurs amis, poêles, peintres, sculpteurs, de la pure vie d’atelier, il en eut les préoccupations exclusives, le genre sans nuance, et, qu’il nous permette de le dire, quelques-unes des singularités extrêmes, en même temps que l’émulation sérieuse, les études sincères, l’ardeur et l’audace d’esprit. […] Dans son premier point de vue intitulé la Vie dans la Mort, le poète, errant le 2 novembre dans un cimetière, y suppose la vie non encore éteinte, et essaye de se représenter les tourments, les agonies morales, les passions ulcérantes de tous ces morts, si, vivant encore d’une demi-existence, ils pouvaient sentir et savoir ce qui se continue sans eux sur la terre : Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;   Que l’on est mort pour tous ; Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient, Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient   Seul se plaigne sur vous. […] Le second point de vue, la Mort dans la Vie (et ces espèces de jeux de mots symétriques, vie dans la mort, mort dans la vie, sont bien dans le goût du moyen âge), présente une vérité réelle plus aisée à reconnaître, tout ce qu’il y a de mort et d’enseveli au fond de l’âme de ceux qui passent pour vivants : Et cependant il est d’horribles agonies Qu’on ne saura jamais ; des douleurs infinies    Que l’on n’aperçoit pas.

48. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mistral, Frédéric (1830-1914) »

Nul ne sait mieux ce qu’il a voulu dire ; notre français à nous serait un miroir terne de son œuvre : le sien à lui est un miroir vivant. […] Bien des génies littéraires morts ou vivants ont évoqué, dans leurs œuvres, leur âme ou leur imagination devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs livres ; nous avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien des fêtes solitaires de l’imagination. Parmi ces grands esprits morts ou vivants, il y en a dont le génie est aussi élevé que la voûte du ciel, aussi profond que l’abîme du cœur humain, aussi étendu que la pensée humaine ; mais, nous l’avouons hautement, à l’exception d’ […] Paul Mariéton Le plus glorieux de ces disciples de la nature, l’un des plus jeunes aussi, Frédéric Mistral, est né en 1830 d’une famille de riches paysans vivant sur leurs terres à Maillane, dans cette plaine aux larges horizons qui s’étend d’Avignon à la mer, barrée en son milieu par la chaîne bleue des Alpilles.

49. (1884) Articles. Revue des deux mondes

Selon lui, l’action du soleil sur la terre, alors couverte par les eaux, fit saillir des pellicules, matrices d’organismes imparfaits, qui plus tard, se développant par degrés, donnèrent naissance à toutes les espèces actuellement vivantes. […] Non moins intéressante est la critique de cette autre prétendue loi, également spécieuse, également célèbre, que l’humanité se développe comme un organisme vivant. […] Il en suit l’histoire et les procédés à travers tous les échelons de la nature vivante et en a fait l’objet d’un traité spécial qui passe à bon droit pour son chef-d’œuvre en zoologie. […] De même la nature ne saute pas brusquement et par caprice d’une forme vivante à une autre : elle n’ignore pas l’art des transitions. […] La multiplicité des organes et des fonctions suppose un but commun, une fin qui est précisément la plénitude d’existence dont le vivant est susceptible.

50. (1898) Émile Zola devant les jeunes (articles de La Plume) pp. 106-203

Pourtant, si un homme pousse un cri d’éternité, elles ne l’entendent point ; pétrit de sa chair et de son sang une fresque vivante, elles ne le distinguent point, elles ne soupçonnent point son héroïsme. […] Et comme Voltaire, comme Goethe et comme Hugo, voici qu’il entre, vivant, dans la Gloire. […] Son amour pour la matière vivante ne pouvait que grandir et se fortifier, dans de semblables occupations d’esprit, et je suis persuadé que ses croyances positivistes datent de cette époque. C’est à cette époque que ses sensations se coordonnèrent et qu’il put se faire une vision générale du monde vivant. […] Et quelle apparition très gracieuse que celle de cette statue vivante, surgissant, dans l’apparat de sa plastique merveilleuse, du bloc informe et mal taillé de l’anthropoïde primitif.

51. (1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309

Rien de moins vivant et de moins original en soi, sous l’appareil le plus spécieux. […] Le reproche qui m’a été adressé de préférer les morts aux vivants est on ne peut plus motivé, et j’y réponds, par l’aveu le plus explicite. […] Elle n’est le symbole spécial d’aucune des forces féminines ; et, certes, il n’en est pas ainsi de l’Hélène d’Homère, à la fois si vivante et si idéale. […] Que de types originaux et vivants : l’évêque Myriel, Valjean, Javert, Gillenormand, Champmathieu et l’immortel Gavroche ! […] Victor Hugo ne nous a pas seulement laissé le travail prodigieux offert de son vivant à notre admiration.

52. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « XVII »

Très souvent dans le cliché, un des mots a gardé un sens concret, et ce qui nous fait sourire, c’est moins la banalité de la locution que l’accolement d’un mot vivant et d’un mot évanoui. […] Cependant il y a des clichés où tous les mots semblent vivants : une rougeur colora ses joues ; d’autres où ils semblent tous morts : il était au comble de ses vœux. Mais ce dernier cliché s’est formé à un moment où le mot comble était très vivant et tout à fait concret ; c’est parce qu’il contient encore un résidu d’image sensible que son alliance avec vœux nous contrarie » Dans le précédent, le mot colorer est devenu abstrait, puisque le verbe concret de cette idée est colorier, et il s’allie très mal avec rougeur et avec joues. 

53. (1930) Physiologie de la critique pp. 7-243

L’œuvre d’art se forme et se développe comme un individu, ou mieux comme une société vivante. […] Savoir goûter, savoir douter, les deux se muent l’un dans l’autre en nuances vivantes. […] Sont-ils vivants ? […] C’est dans la sympathie absolue de la vie, de ce « tout sympathique à lui-même » que l’être vivant engendre un être vivant. […] Mais cela n’a pas grand rapport avec la critique vivante telle que nous l’entendons aujourd’hui.

54. (1938) Réflexions sur le roman pp. 9-257

Vrais, vivants, et qu’avouerait un Flaubert ou un Maupassant. […] Jocelyn et Léopold, ces deux vivants, sont, en restant vivants, des symboles et traités comme tels. […] Aussi ne faudra-t-il pas demander au dernier de créer des personnages vivants. […] Tout ce qui était petit et vivant m’émouvait. […] Ils se sont efforcés d’établir le dossier vivant de leur temps.

55. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre III. Théorie de la fable poétique »

Pour qu’ils se changent en arguments, il faut qu’ils ne soient plus des êtres : un portrait vivant pourrait attirer l’attention, et le spectateur oublierait l’instruction pour le plaisir ; une peinture détaillée pourrait égarer l’interprétation, et le spectateur laisserait la bonne conclusion pour la mauvaise ; si le Renard a trop d’esprit, on ne songera qu’à lui, ou qui pis est, il sera le héros. […] Plaise aux dieux que ma colère et mon coeur me poussent à déchirer et à manger ta chair crue, tant tu m’as fait de mal. »209 C’est l’âme la plus violente et la plus douce, la plus généreuse et la plus sauvage, mobile et tempétueuse, mais vivante parce qu’elle est complexe et multiple, et poétique, parce qu’elle vit. […] Ils sont si vivants et si présents dans l’imagination qu’on suit involontairement les changements de leur visage et les mouvements de leur âme. […] On a vu qu’elle est vivante, comme la nature ; on verra qu’elle est systématique, comme la science. […] Cette fable qui répète la nature et que gouverne la logique, où l’unité de la cause ordonne la variété des effets, où la variété des effets anime l’unité de la cause, qui intéresse comme un être vivant et qui instruit comme un raisonnement, est la fable de La Fontaine.

56. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Marie Desylles » pp. 323-339

Si l’amour qui les a dictées a vécu, il était vivant hier encore. […] Le livre est là… Ces lettres de tant d’âme ont été envoyées à l’impression comme de la copie littéraire, et le cœur a beau me saigner de faire de la critique sur un pareil livre, de disséquer une vivante d’hier, — si ce n’est même pas une vivante d’aujourd’hui, — je suis bien obligé de vous en parler. […] Mais les lettres de Réa Delcroix ont, elles, ce caractère qu’il est impossible de ne pas les croire torrentueusement sorties du cœur pour tomber sans ratures sur le papier, salamandres vivantes dans un style qui est une flamme ! […] Elles m’apprennent, en effet, le secret de la vie et du malheur de Réa Delcroix, « veuve… d’un mari vivant », dit-elle quelque part, et la minceur de l’âme, tout à la fois violente et tremblante, du très pauvre homme qu’elle a aimé, et qui, transfiguré par l’amour, est placé par elle dans une gloire de lumière, — aveuglement cruel, puisqu’elle éclaire sa médiocrité… Hélas !

57. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « Préface »

L’Auteur de ceci n’accepte pas l’immense platitude, devenue lieu commun, qui fait encore législation à cette heure, à savoir « qu’on doit aux vivants des égards et qu’on ne doit qu’aux morts la vérité. » Il pense, lui, qu’on doit la vérité — à tous, — surtout, — en tout lieu, et à tout moment, et qu’on doit couper la main à ceux qui, l’ayant dans cette main, la ferment. Il ne croit qu’à la Critique personnelle, irrévérente et indiscrète, qui ne s’arrête pas à faire de l’esthétique, frivole ou imbécile, à la porte de la conscience de l’écrivain dont elle examine l’œuvre, mais qui y pénètre et quelquefois le fouet à la main, pour voir ce qu’il y a dedans… Il ne pense pas qu’il y ait plus à se vanter, d’être impersonnel que d’être incolore, — deux qualités aussi vivantes l’une que l’autre et qu’en littérature, il faut renvoyer aux Albinos ! […] Sans être un Hercule, il file aux pieds d’une Omphale qui ne lui permettrait même pas de s’y asseoir, si elle était vivante ; mais nous n’en aurons pas moins probablement l’occasion de nous replier sur ses anciens travaux à propos de quelque édition de ses œuvres, et alors, il aura le jugement auquel il a droit comme Lamennais, Royer-Collard, Ballanche et tant d’autres qui — à quatre pas dans le passé, — semblent déjà s’enfoncer dans l’ombre d’un siècle.

58. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VII. Repos »

C’est à la mer aussi que sourient leurs joies et ils comparent l’étrangeté de ses trésors vivants aux richesses sauvages de leurs âmes. […] On admire de telles richesses seulement quand l’auteur disparu n’est plus à notre pauvreté une insulte vivante. […] Considéré seulement comme versificateur, Émile Boissier a le métier le plus souple et le plus vivant, le plus savant et le plus naturel, Coppée et Heredia sont, auprès de lui, des ignorants et des maladroits. […] Les sottises d’Armand Silvestre m’ont permis de définir Boissier de façon plus vivante et je dirai peu de choses de son volume suivant : Esquisses et fresques. […] La femme restée seule vivante sur la colline du sacrifice croit voir, dans une sorte de songe éveillé, le Christ descendre de sa croix : l’ancien crucifié vient donner au crucifié nouveau le baiser de paix.

59. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

Qu’il est vrai, vivant, ce bon Père, si profondément candide et jésuite à la fois ! […] La moindre impression personnelle, qui nous fait sentir l’Âme d’un homme du passé comme nous sentons celle d’un vivant de notre connaissance, fût-ce de la même imparfaite et faible façon, vaut mieux que la servile répétition des plus complets jugements qu’on a portés sur lui. […] Le tout n’est pas, surtout pour vous, de pénétrer l’homme à fond, de mesurer sa grandeur ou de démêler sa complexité : c’est d’avoir et de donner la sensation du vivant : c’est d’avoir vraiment pris son contact ; et l’eût-on vu de profil, n’en eût-on vu que l’ombre, cela vaudrait mieux encore que d’avoir calqué une photographie antérieure. […] Mais le peintre est sincère, le portrait est vivant, et cela suffit à faire un morceau exquis.

60. (1894) Propos de littérature « Chapitre Ier » pp. 11-22

Cet état d’enthousiasme où l’âme entend soudain le vivant tressaut d’elle-même est une des plus nobles attitudes de l’homme et tout être capable de comprendre la beauté a dû le connaître au moins une fois. […] La vie est à nos pieds ; elle passe, mais l’ensemble de ses apparences subsiste au moins l’espace d’un long instant ; le Poète reporte son idéal dans la vie présente, et sans voir qu’il a passagèrement déchu, il veut créer une Beauté qu’il imagine vivante et mortelle comme il croit vivante et mortelle cette vie. — Il ignore encore, et peut-être l’ignorera-t-il toujours, qu’il n’a lui-même d’autre terme que l’infini ; la Vie, il ne la voit encore que comme une chose relative et concrète. […] Dans maints poèmes, assez obscurs il est vrai, l’Idée paraît seule participer de l’Etre et le moi ne serait donc qu’un moment de l’Idée, vivante émanation du Soi universel.

61. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Eugène Talbot » pp. 315-326

Ce n’est pas un cadavre, c’est un vivant qui flaire comme baume et qui a toute la fraîcheur de la vie ! […] Saliat, enterré, était vivant, bien vivant, très vivant , comme dit si gaiement Béranger ; et c’était Larcher qui était le cadavre, un cadavre comme il y en a beaucoup, qui marchent la terre du Seigneur et qui s’y prélassent, au lieu d’être tranquillement et tout de leur long, à tout jamais, couchés sous elle !

62. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

Ce n’est plus le lion, ni le loup, ni le goupil, l’animal en soi, résidu incolore de multiples sensations qui se sont compensées et neutralisées en se superposant : c’est Noble, c’est Ysengrin, c’est Renart, des individus, des héros d’épopée, aussi réels, aussi vivants que les Roland et les Guillaume. D’un seul côté, ils sont moins vivants : car ils ne meurent pas, et rien n’est vraiment vivant que ce qui meurt. […] De même le dialogue est juste, facile, vivant : il se poursuit trop sans autre but que lui-même, et tourne au jacassement vide. […] On a parfois trop insisté sur la vérité des fabliaux, on y a vu la vivante image de la réalité familière, le miroir de la vie du peuple au xiiie  siècle. […] Dans l’un, c’est le type du garçon qui, vivant largement de son salaire, se met dans la misère en se mariant à une fille pauvre comme lui ; le dessin est juste : garçon, fille, parents, hésitations, accord, résolutions, regrets, discorde, tous les caractères et tous les sentiments sont marqués d’expressions précises à la fois et générales.

63. (1900) Le rire. Essai sur la signification du comique « Chapitre II. Le comique de situation et le comique de mots »

Mais supposez maintenant, dans un homme bien vivant, ces deux sentiments irréductibles et raides ; faites que l’homme oseille de l’un à l’autre ; faites surtout que cette oscillation devienne franchement mécanique en adoptant la forme connue d’un dispositif usuel, simple, enfantin : vous aurez cette fois l’image que nous avons trouvée jusqu’ici dans les objets risibles, vous aurez du mécanique dans du vivant, vous aurez du comique. […] Le mécanisme raide que nous surprenons de temps à autre, comme un intrus, dans la vivante continuité des choses humaines, a pour nous un intérêt tout particulier, parce qu’il est comme une distraction de la vie. […] Changement continu d’aspect, irréversibilité des phénomènes, individualité parfaite d’une série enfermée en elle-même, voilà les caractères extérieurs (réels ou apparents, peu importe) qui distinguent le vivant du simple mécanique. […] Il faudra que vous empruntiez au vocabulaire du sport un terme si concret, si vivant, que je puisse m’empêcher d’assister pour tout de bon à la course. […] Et le langage, qui traduit la pensée, devrait être aussi vivant qu’elle.

64. (1888) La critique scientifique « La critique scientifique — La synthèse »

Relisant le livre, évoquant le tableau, faisant résonnera son esprit le développement sonore de la symphonie, l’analyste, considérant ces ensembles comme tels, les restaurant entiers, les reprenant et les subissant, devra en exprimer la perception vivante qui résulte du heurt de ces centres de forces contre l’organisme humain charnel, touché, passionné et saisi. […] Pour la connaître pleinement et exactement, la notion de son mécanisme, de ses parties, de sa genèse, ne sera pas plus importante que celle de la manière dont elle existe, dont elle se comporte, dont elle agit sur la matière vivante, du choc harmonieux, saccadé ou lent dont elle frappe les esprits, un esprit, une âme individuelle et figurée. […] — Ce sera de même, en recourant à îles procédés usités déjà, mais dont l’insuffisance, s’ils demeurent isolés, a été montrée plus haut, que l’on résumera des analyses psychologiques, l’image îles êtres vivants qui y auront été disséqués Le critique concevra que le mécanisme mental exsangue et incolore, qu’il aura lentement et pièce par pièce déduit des données esthétiques, n’est point une entité idéale, une force flottante et sans point d’application, mais qu’animé, existant, nourri d’un sang pourpre, concentré en des cellules sans cesse vibrantes et rénovées, il se situe en un encéphale particulier, un système nerveux, un corps, un être humain, qui fut debout, marchant et agissant dans notre air, sur notre terre. Ce corps eut une enfance, une jeunesse, un âge mûr souvent, une vieillesse parfois ; il fut un homme, lit partie d’une famille, naquit et vécut dans une patrie, eut tels parents, tels amis, tels contemporains ; la carrière de cet être fut mêlée d’infortunes et de joies, de hasards et d’habitudes ; il subit et exerça des influences spirituelles ; il reprit l’œuvre artistique à un point donné et en porta le progrès à tel autre point ; cette entité intellectuelle dont on a désigné d’abord la configuration totale et générale, avec toutes ses acquisitions et toute son innéité, eut une évolution, fut jetée dans le compromis de résistances et d’adaptations qu’est la vie, fut fait d’originalité et d’imitation comme tout individu vivant, mêla sa tâche de redites et de trouvailles.

65. (1905) Les ennemis de l’art d’écrire. Réponse aux objections de MM. F. Brunetière, Emile Faguet, Adolphe Brisson, Rémy de Gourmont, Ernest Charles, G. Lanson, G. Pélissier, Octave Uzanne, Léon Blum, A. Mazel, C. Vergniol, etc… « VII »

Don Quichotte m’eût encore fourni de très vivantes démonstrations. […] L’Iliade, au contraire, est une œuvre vivante où chaque détail est vu, noté, appuyé, particularisé. […] Ce point acquis, comment donc s’y prendre pour donner à la fiction l’air de la vérité, pour rendre vivante une description dont on n’a pas le modèle ? […] Qu’il y ait dans Homère des épilhètes de tradition, personne ne le nie ; que ces épithètes soient, à elles seules, des « photographies du monde extérieur », je ne crois pas que quelqu’un l’ait prétendu ; mais que les descriptions d’Homère soient vivantes, en relief, et en quelques sorte photographiques, M. 

66. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Jules Janin » pp. 159-171

Le voilà, vivant, brillant, éblouissant de toutes couleurs et de toutes pièces, plus jeune que jamais, c’est-à-dire ayant toutes les qualités de son talent, car le talent de M.  […] Le vieux Diderot du xviiie  siècle est vivant et plus vivant dans cette œuvre d’un homme du xixe  siècle que dans la sienne, et la différence qu’il y a entre les deux œuvres de ces Ménechmes, à distance, n’est pas seulement une différence de cent ans ! […] Il en a, en deux mots, tout cet esprit vivant et cordial et qu’on aime, quand on est Gaulois ou même Franc, mais il l’a poussé presque de l’ampleur étoffée de Diderot jusqu’au grandiose de Rabelais, avec le dictionnaire accumulé et splendide du dix-neuvième siècle !

67. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Théophile Gautier. » pp. 295-308

Ainsi, comme je l’ai dit déjà, l’absence d’une originalité vivante et le manque absolu de forte invention, voilà les deux décourageantes sensations que vous donne, dès ses premières pages, ce roman du Capitaine Fracasse, et qu’il vous continue par la suite ! […] Théophile Gautier, eut un jour la fantaisie d’art de faire un livre du passé dans le style du passé, et, dans le passé, il prit, pour se couler tout vivant dans son génie, le plus difficile génie auquel l’imitation pût atteindre. […] Comparez seulement les vivants, si violemment vivants et vrais, des Contes drôlatiques, aux pâles et exsangues momies habillées du Capitaine Fracasse, lesquelles font l’amour du même air, du même ton, avec la même phrase qu’elles se plaisantent ou qu’elles se battent, le long de ce fatigant roman, sans que l’auteur lui-même se départe un moment de l’emphase suspecte de son récit, dans laquelle le plaisant et le sérieux se confondent au point qu’on ne sait plus si l’auteur est réellement un romancier sincère, qui croit à ses héros et qui les aime, ou un humouriste en pointe d’ironie, qui se moque également de ses personnages et de son lecteur !

68. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre dixième. Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. »

Le style purement logique ne s’efforce que d’introduire la suite dans les idées ; le style poétique ou littéraire s’efforce d’y introduire l’organisation, l’équilibre et là proportion des êtres vivants. […] Pour éveiller la sympathie chez le lecteur au gré de l’écrivain la phrase doit être vivante ; or, un être vivant n’est pas une suite d’éléments juxtaposés, c’est un ensemble fait de parties dissemblables et unies par une mutuelle dépendance ; la phrase est donc un organisme. […] Dans l’être vivant, au contraire, chaque organe est formé d’autres organes qui, comme dit Leibniz, s’enveloppent les uns les autres et vont à l’infini. » Chaque être vivant est une société de vivants. […]       Plus d’un bon vivant       Qui fendait le vent Aujourd’hui sous le vent du destin mourra. […] Ce que Flaubert, en écrivant, voulait atteindre, « c’était le terme sans synonyme », qui est le corps vivant, le corps unique de l’idée.

69. (1902) Les poètes et leur poète. L’Ermitage pp. 81-146

.), nous demandons que l’on n’indique ici aucun poète vivant. […] Catulle Mendès qui, fidèle à sa vieille politique, acclame les poètes morts pour mieux étouffer les vivants. […] Reste le jour d’Apollon : je le consacre à « Tous-les-autres » morts et vivants, peut-être même surtout à un vivant, mais je me tais, puisque la question n’est pas posée. […] Vous spécifiez d’ailleurs qu’aucun poète vivant ne doit être désigné. Je ne croirais pas pouvoir observer cette réserve si le nom d’un vivant s’imposait réellement à moi.

70. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Introduction. » pp. -

De la même façon vous n’étudiez le document qu’afin de connaître l’homme ; la coquille et le document sont des débris morts, et ne valent que comme indices de l’être entier et vivant. […] Il y eut une de ces contrariétés, lorsqu’au dix-septième siècle, le rude et solitaire génie anglais essaya maladroitement de s’approprier l’urbanité nouvelle, lorsqu’au seizième siècle le lucide et prosaïque esprit français essaya inutilement d’enfanter une poésie vivante. […] Ce qui la règle dans un corps vivant, c’est d’abord sa tendance à manifester un certain type primordial, ensuite la nécessité où il est de posséder des organes qui puissent fournir à ses besoins et de se trouver d’accord avec lui-même afin de vivre. […] Les constitutions, les religions n’en approchent pas ; des articles de code et de catéchisme ne peignent jamais l’esprit qu’en gros, et sans finesse ; s’il y a des documents dans lesquels la politique et le dogme soient vivants, ce sont les discours éloquents de chaire et de tribune, les mémoires, les confessions intimes, et tout cela appartient à la littérature ; en sorte qu’outre elle-même, elle a tout le bon d’autrui. […] J’ai choisi l’Angleterre, parce qu’étant vivante encore et soumise à l’observation directe, elle peut être mieux étudiée qu’une civilisation détruite dont nous n’avons plus que les lambeaux, et parce qu’étant différente, elle présente mieux que la France des caractères tranchés aux yeux d’un Français.

71. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »

Il fut devant les généraux un capitaine ankylosé dans je ne sais quelle attitude réglementaire, au lieu de se dresser en face de ces mannequins, homme dont l’haleine vivante fait trembler les apparences. […] Ô bavarde, je ne vous pardonne point d’avoir délayé aux huit cent dix pages de l’Initiée les propos de l’ange et transformé en ronron endormeur le rythme vivant de sa parole. […] Il arrive toujours les mains chargées d’un bouquet d’espérances, fleurs de papier qu’il croit peut-être vivantes, que dans tous les cas il affirme vivantes. […] Il méprise Jeanne d’Arc dès que les patriotes vomissent sur elle leurs louanges et, puisque les clergés actuels se réclament du nom de Jésus, il oublie que Jésus vivant fut l’ennemi des clergés et de toutes les organisations oppressives. […] Ses rythmes, toujours vivants, dansent parfois avec des grâces prétentieuses, parfois se précipitent hostiles et aveugles sur tout ce que le hasard dresse devant eux.

72. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Pour encourager les riches. » pp. 168-175

Elle n’a voulu pratiquer que la charité la plus difficile : celle qu’on fait de son vivant. […] Déjà cette dame avait reçu, vivante, la distinction officielle la plus considérable qui ait jamais été accordée à une femme. […] Je ne prétends pas que, vivante ou morte, on l’ait uniquement récompensée d’avoir été riche : mais il ne serait pas non plus exact de dire qu’on l’a uniquement récompensée d’avoir été charitable.

73. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Mémoires du comte Beugnot »

Aussi c’est bien moins comme récit continu, comme témoignage et contrôle positif concernant des faits historiques, que ces Mémoires méritent de compter, qu’à titre de portraits vivants et de tableaux. […] Quelles vivantes peintures de cette société, aimable encore et légère jusque dans les prisons, à la veille du supplice ! […] Qu’on se rappelle de lui la scène d’arrivée du général Lasalle à Burgos et tant de conversations avec l’Empereur au sujet du roi Joseph ; mais, entre toutes, la conversation du général Lasalle au souper de Burgos est un tableau animé et vivant, digne de faire pendant et contraste aux conversations de Jean-Bon Saint-André dans la salle d’attente du dîner impérial ou sur le bateau du Rhin à Mayence. […] On doit aujourd’hui à ce peu de scrupule et à la familiarité qui s’ensuivit la description vivante, animée, moqueuse, qu’il nous fait de l’intérieur de l’hôtel de Talleyrand en ces heures tumultueuses et décisives. […] Tel qui faisait bon marché de Beugnot vivant, aura désormais à compter avec lui pour toute la postérité et tant que durera l’histoire de France.

74. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre V. La Fontaine »

Ils sont tous les deux Champenois, de la plus grise, et prosaïque, et positive de nos provinces, de cette terre des bons vivants et des malicieux conteurs, dont il semble que les fabliaux épuisent la définition intellectuelle. […] Il avait, dans un degré particulier de puissance, les facultés techniques du poète : les mots étaient pour lui des formes vivantes, souples, colorées, et le vers était le développement harmonieux d’une ondulation rythmique. […] Chaque personnage est caractérisé dramatiquement, par ses actes, et par son langage : rien de vague, rien d’abstrait ; le type est général, la forme qui l’exprime est concrète ; tout est précis, individuel et vivant. […] L’apologue est de sa nature une forme très primitive et très naïve : la réflexion individuelle ne peut guère plus créer des sujets de fables que des sujets d’épopée ; et ces formes symboliques ne sauraient être compréhensives et vivantes qu’à condition de dériver d’une source populaire ou d’être au moins consacrées par une longue tradition. […] Toutes les conventions mondaines y fleurissent, comme dans les Églogues ou l’Athis de Segrais425, où l’on trouvait tant de « douceur, tendresse et sentiment » : rien de plus froid, de plus vide, que ces vers purs et coulants, où la galanterie ingénieuse ne laisse pénétrer aucun parfum de la vraie nature, aucun accent de la vivante humanité.

75. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Résumé et conclusion »

Plus elle pourra contracter de ces moments en un seul, plus solide est la prise qu’elle nous donnera sur la matière ; de sorte que la mémoire d’un être vivant paraît bien mesurer avant tout la puissance de son action sur les choses, et n’en être que la répercussion intellectuelle. […] En d’autres termes, nous avons d’abord, pour la commodité de l’étude, traité le corps vivant comme un point mathématique dans l’espace et la perception consciente comme un instant mathématique dans le temps. […] L’intérêt d’un être vivant est de saisir dans une situation présente ce qui ressemble à une situation antérieure, puis d’en rapprocher ce qui a précédé et surtout ce qui a suivi, afin de profiter de son expérience passée. […] Mais à cette question répond notre analyse de la perception concrète : cette perception, synthèse vivante de la perception pure et de la mémoire pure, résume nécessairement dans son apparente simplicité une multiplicité énorme de moments. […] En même temps d’ailleurs que nous assistons à l’éclosion de cette conscience, nous voyons se dessiner des corps vivants, capables, sous leur forme la plus simple, de mouvements spontanés et imprévus.

76. (1926) La poésie de Stéphane Mallarmé. Étude littéraire

A plus forte raison existe-t-il autant de durées vivantes qu’Il y a de vies humaines. […] Ainsi le cartésianisme immodéré de Spinoza retire en un monde de glace géométrique une vivante philosophie française. […] Ils ne se sont pas occupés des poètes, vivants d’après un examen, morts d’après leurs œuvres. […] Les associations qui s’ensuivent sont d’une logique vivante et en somme précise. […] D’un côté une ampleur de passé à forme d’espace, de l’autre une pointe d’instant, un visage vivant de durée.

77. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre cinquième. Genèse et action des principes d’identité et de raison suffisante. — Origines de notre structure intellectuelle »

Pour que la vie soit possible, en effet, il faut deux conditions : d’abord, que la nature soit réellement intelligible, puis que l’être vivant réagisse d’une manière intelligente. […] L’évolution des êtres vivants, les lois nécessaires de la vie individuelle et collective, avec la sélection naturelle qui en résulte, supposent elles-mêmes des organismes composés de cellules vivantes, composées à leur tour de molécules, où se trouvent en puissance la sensation et l’appétition. […] La volonté instinctive de l’être vivant n’a donc eu besoin que de se développer concurremment avec les influences extérieures, puis de se réfléchir sur elle-même dans la conscience, pour devenir ordre, régularité, loi vivante, « lex imita ». […] » Ainsi peut se traduire, en termes abstraits, l’acte de tout être vivant. […] Les deux ne sont conciliables que dans l’hypothèse d’une réalité intelligible ou d’une intelligibilité réelle, c’est-à-dire non abstraite, mais concrète et vivante.

78. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 avril 1886. »

Mais on peut concevoir comme concret et vivant l’homme idéal : il est un être indépendant et moral, le but de notre développement intellectuel, le résultat — aujourd’hui rêvé seulement — de tout notre progrès intérieur. […] Dieu avait dû devenir homme pour s’attirer la toi vivante des hommes. […] Le Christ vivant qui de sentiment devient action, c’est l’amour. […] Pour que ces deux mondes soient en harmonieuse contordance, il faut que cet art devienne en nous une vivante morale, il faut qu’en nous-mêmes nous vivions cet art, comme le Maître lui-même l’a vécu. […] On croyait en Allemagne se rapprocher plus d’une compréhension vivante et vraie de Shakespeare qui était presque oublié sous la domination de la civilisation française.

79. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Rameau, Jean (1859-1942) »

Rameau a une rare connaissance du rythme et, par-dessus tout, un souffle de grand poète panthéiste qui donne son âme aux choses de la Nature, les rend vivantes comme l’homme et chante passionnément l’éternelle vigueur de l’existence universelle. […] Doué d’une réelle originalité, il a, comme l’a fort bien dit un critique, une rare connaissance du rythme et, par-dessus tout, un souffle de grand poète panthéiste qui donne son âme aux choses de la Nature, les rend vivantes comme l’homme et chante passionnément l’éternelle vigueur de l’existence universelle.

80. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre III. “ Fantômes de vivants ” et “ recherche psychique ” »

“ Fantômes de vivants ” et “ recherche psychique ” Conférence faite à la Society for psychical Rescarch de Londres,le 28 mai 1913 Laissez-moi d’abord vous dire combien je vous suis reconnaissant de l’honneur que vous m’avez fait en m’appelant à la présidence de votre Société. […] Un point est en tout cas incontestable, c’est que, si la télépathie est réelle, elle est naturelle, et que, le jour où nous en connaîtrions les conditions, il ne nous serait pas plus nécessaire, pour avoir un effet télépathique, d’attendre un « fantôme de vivant », que nous n’avons besoin aujourd’hui, pour voir l’étincelle électrique, d’attendre comme autrefois le bon vouloir du ciel et le spectacle d’une scène d’orage. […] Ainsi se produiraient les hallucinations véridiques, ainsi surgiraient les « fantômes de vivants ». […] Une fois découvertes les lois les plus générales de l’activité spirituelle (comme le furent, en fait, les principes fondamentaux de la mécanique), on aurait passé de l’esprit pur à la vie : la biologie se serait constituée, mais une biologie vitaliste, toute différente de la nôtre, qui serait allée chercher, derrière les formes sensibles des êtres vivants, la force intérieure, invisible, dont elles sont les manifestations. […] Mais lorsque, suivant de haut en bas les manifestations de l’esprit, traversant la vie et la matière vivante, elle fût arrivée, de degré en degré, à la matière inerte, la science se serait arrêtée brusquement, surprise et désorientée.

81. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre X. »

Cet éclat extraordinaire que jetait dès lors la tragédie, et qui faisait d’un succès dramatique un événement des fastes nationaux, cette illustration du génie poétique sous la forme la plus vivante, était renfermée dans la cité de Minerve. […] Il faudrait donc le supposer là tout à fait inférieur à lui-même, et croire que cette partie de son œuvre se serait, du vivant même de l’antiquité grecque, abaissée dans l’ombre et n’aurait pas duré même jusqu’aux lettrés romains, qui, dès le temps de Scipion et d’Ennius, s’étaient si fort occupés de la poésie de la Grèce, et ne cessaient de traduire et d’imiter son théâtre ? […] C’est, je crois, un des plus beaux traits qu’il soit possible d’enlever à cette sublime poésie, et de rendre sensible et vivant pour nous, en le détachant de l’ode sur la victoire athlétique de Cléandre, enfant d’Égine, la cité favorite de Pindare, parmi les glorieux confédérés de la liberté grecque. […] « De nul homme vivant ils ne sont esclaves ni sujets. […] Il ne manquait plus à l’action lyrique et dramatique d’un tel spectacle que le retour même de Xercès ; et le voilà bientôt qui, lui-même vivant, apparaît avec un carquois vide.

82. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre III. Association des mots entre eux et des mots avec les idées »

Quelle est cette vertu qui les fait vivants et lumineux, de glacés et ternes qu’ils étaient ? […] Lui seul entendra, chaque fois que le mot sera prononcé, certain sifflement de balle, certain amortissement de ce bruit dans la chair vivante, lui seul verra certaine grimace, certaine contorsion de l’homme qui meurt, certain geste indifférent du vieux soldat, certaine colère du vaincu, lui seul évoquera certain regard d’un ennemi rencontré dans une charge, certaine parole, certaine lumière, certain paysage : un monde d’impressions ressenties une seule fois par un seul homme surgira au son de deux syllabes banales. […] L’habitude est puissante sur lui comme sur l’être vivant. […] Cependant l’épithète est juste et bien appliquée : mais elle évoque des images d’animaux en bois, en plomb, en fer-blanc revêtus de tons splendidement criards, comme en ont manié tous les enfants, des formes d’hommes et de bêtes, qu’on voit dans les rues de village, pendues à des tringles, se balancer au vent et faire éclater au soleil leur luisante peinture : jamais le naturel, le vivant n’est vernissé.

83. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Raymond Brucker. Les Docteurs du jour devant la Famille » pp. 149-165

L’esprit de Brucker était plus vivant que le livre le plus vivant, Seulement, quels que soient ses livres, qui certainement ne donnent pas la valeur intégrale de l’homme, il y a dans tous — comme dans ces Docteurs du jour qu’on a republiés — des beautés de points de vue, d’idées et d’éloquence qui devraient le défendre contre l’indifférence méprisante de la génération présente, dépravée par l’éducation des œuvres busses, et le tirer de cette insolente obscurité qu’on a fait tomber et qui s’épaissit sur son nom ! […] Une fois demandé, il jaillit, comme tout jaillissait dans Brucker, cet homme-source, qui avait en lui tous les agissements et tous les bouillonnements de l’esprit humain… Mélange de tous les genres de livres dans un seul livre, tout à la fois roman et histoire, critique d’idées et de systèmes, invention de caractères et de personnages pour rendre plus vivantes et plus entraînantes ses théories ; dramatique, poétique, descriptif, mettant des tableaux de mœurs dans des paysages, naturel et intime, et, au milieu de tout cela, débordant de questions, d’explanations, d’argumentations, de démonstrations et de conversations qui roulent dans une verve de style semblable à un battement précipité d’artères, ce livre est peut-être un chaos de puissant ces trop alchimiquement entassées, mais c’est un chaos auquel il faut appliquer cet éternel mot de génie qu’on peut appliquer pour tout à Brucker, — à cet ébaucheur rapide et sublime ! C’est un chaos, mais qui, sur le papier devenu vivant, éclate du génie oratoire de Brucker !

84. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Préface »

Il faut que, jusque dans ses moindres traits, elle se moule sur les traits vivants auxquels on l’applique ; sinon elle crèvera et tombera en morceaux. […] Malheur aussi à celui dont l’évolution trop violente et trop brusque a mal équilibré l’économie intérieure, et qui, par l’exagération de son appareil directeur, par l’altération de ses organes profonds, par l’appauvrissement graduel de sa substance vivante, est condamné aux coups de tête, à la débilité, à l’impuissance, au milieu de voisins mieux proportionnés et plus sains ! […] Du moins il n’y a que ces documents pour nous montrer des figures vivantes, petits nobles, curés, moines et religieuses de province, avocats, échevins et bourgeois des villes, procureurs de campagne et syndics de villages, laboureurs et artisans, officiers et soldats.

85. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre III. Buffon »

Buffon n’est à l’aise que dans les grandes vues d’ensemble, les hypothèses sur la structure du monde, sur l’organisation graduelle et les transformations successives de la matière inanimée ou vivante. […] Il a entrevu la doctrine du transformisme : après avoir hésité, il s’était arrêté à l’hypothèse de la variabilité des espèces vivantes. […] Tandis que d’autres réduisaient l’homme à l’animalité, il se faisait, lui, une haute idée de l’homme ; il le mettait à part dans la nature, au-dessus de tous les êtres vivants ; il l’élevait, grandissait sa puissance et sa noblesse.

86. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « L’exposition Bodinier »

Je vous parlerai peu des artistes vivants. […] C’est égal, j’ai le soupçon que les frimousses de nos comédiennes à nous sont plus piquantes et surtout plus vivantes, plus individuelles que celles de leurs mères ou de leurs aïeules. […] Car, au temps où ils étaient vivants, où ils apparaissaient en chair et en os aux regards de la foule idolâtre, ce n’était pas eux, du moins ce n’était pas eux seuls qu’on voyait, mais les personnages historiques ou imaginaires qu’ils étaient chargés de représenter.

87. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Chapitre III. De l’organisation des états de conscience. La liberté »

Ici la durée semble bien agir à la manière d’une cause, et l’idée de remettre les choses en place au bout d’un certain temps implique une espèce d’absurdité, puisque pareil retour en arrière ne s’est jamais effectué chez un être vivant. […] Bref, si le point matériel, tel que la mécanique l’entend, demeure dans un éternel présent, le passé est une réalité pour les corps vivants peut-être, et à coup sûr pour les êtres conscients. Tandis que le temps écoulé ne constitue ni un gain ni une perte pour un système supposé conservatif, c’est un gain, sans doute, pour l’être vivant, et incontestablement pour l’être conscient. […] En les faisant cristalliser sous forme de mots bien définis, il enlève par avance toute espèce d’activité vivante à la personne d’abord, et ensuite aux sentiments dont elle est émue. […] L’activité vivante du moi, où nous discernions par abstraction deux tendances opposées, finira en effet par aboutir, soit à X, soit à Y.

88. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Nouveaux voyages en zigzag, par Töpffer. (1853.) » pp. 413-430

Mais cette poésie, il faut un maître pour l’extraire de là, belle, vivante et vraie tout à la fois ; sans quoi vous aurez ou bien une Estelle à liserés, qui ne rappelle que romances et fadeurs, ou bien une vilaine créature, qui ne remue que d’ignobles souvenirs. […] Ses courts et brusques dessins, ses récits, sont une suite de jolis tableaux flamands, relevés tout aussitôt d’une saveur alpestre, de quelque chose de fruste (pour employer un de ses mots favoris) et d’un caractère sauvage : en même temps, il n’oublie jamais le côté humain, familier, vivant, qui doit animer le paysage, et qui lui ôte tout air de descriptif. […] La nouveauté, sans doute, pour des citadins surtout ; l’aspect si rapproché de la mort, de la solitude, de l’éternel silence ; notre existence si frêle, si passagère, mais vivante et douée de pensée, de volonté et d’affection, mise en quelque sorte en contact avec la brute existence et la muette grandeur de ces êtres sans vie, voilà, ce semble, les vagues pensers qui attachent et qui secouent l’âme à la vue de cette scène et d’autres pareilles. […] Et n’est-ce pas lui qui a dit quelque part : « Les auteurs vivants jugent mal les auteurs vivants ? 

89. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. EDGAR QUINET.— Napoléon, poëme. — » pp. 307-326

Ce mélange d’imagination et d’histoire, d’enthousiasme et de sévérité, de récit idéal et de prophétie sensée, de personnification symbolique en Napoléon et de réalité vivante, de carnage des camps, de ruse dans les conseils et d’équité démocratique, demanderait, pour être réduit en œuvre et conduit à bien, la vie entière d’un Virgile, d’un Dante ou d’un Milton. […] Entre ces trois reflets comme entre trois arcs-en-ciel radieux et pluvieux, entre Charlemagne ou Siegfrid, Bounaberdi et le peuple fait homme, le Napoléon réel, vivant, qu’on a vu, qu’ont connu et admiré ceux de l’Institut d’Égypte, ceux du Conseil d’État et de l’État-major, ce Napoléon-là disparaît trop. […] Rien de mieux imaginé et de mieux senti qu’un tel chant pacifique, miséricordieux et pieux, dans la bouche des morts, tandis que les vivants ignorent ces choses, ne croient à rien, et vont de nouveau s’entre-déchirer : « Seigneur, fais que ton nom jusqu’à nous retentisse ! […] Donne, donne aux vivants ce que les morts possèdent ; De frères nouveau-nés qui l’un l’autre s’entr’aident Remplis les états dépeuplés. […] Antiquaire par son érudition allemande, poëte et philosophe par ses vues profondes et intimes sur l’histoire de l’humanité, familier avec les idées des Niebühr et des Gœrres, épris de l’imagination pittoresque de l’auteur de l’Itinéraire, il aborde la Grèce et l’interroge par tous les points, sur son antiquité, sur ses races, sur la nature de ses ruines, sur les vicissitudes de ses États, sur ses formes de végétation éternelle ; il saisit, il entend, il compose tous ces objets épars ; il les enchaîne et les anime dans un récit vivant, fidèle, expressif, philosophique ou lyrique par moments, selon qu’il s’élève aux plus hautes considérations de l’histoire des peuples, ou selon qu’il retombe sur lui-même et sur ses propres émotions ; c’est une œuvre d’art que ce récit de voyage : le sens historique et le sens des lieux y respirent et s’y aident d’un l’autre ; l’harmonie y règne ; le souffle du dieu Pan y domine ; l’interprétation du passé, depuis les époques cyclopéennes et homériques jusqu’à la féodalité latine, y est d’un merveilleux sentiment, et elle pénètre de toutes parts dans l’âme du lecteur, sinon toujours par voie claire et directe, du moins à la longue par mille sensations réelles et continues, comme il arriverait à la vue des ruines mêmes et sous l’influence du génie des lieux.

90. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre III. La Phèdre de Racine. »

Mon époux est vivant : et moi je brûle encore ! […] Cette femme, qui se consolerait d’une éternité de souffrance, si elle avait joui d’un instant de bonheur, cette femme n’est pas dans le caractère antique : c’est la chrétienne réprouvée, c’est la pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu ; son mot est le mot du damné.

91. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE XIV »

On ne fait pas un drame, vivant et viable, avec des caractères et des ressorts si forcés. […] Ce vif esprit, qui a imprimé les traces si profondes dans l’observation directe et vivante, trébuche dès qu’il aborde la philosophie ou la pensée pure. […] Des théories creuses et nuageuses qui l’en éloignaient, il est revenu à la pratique, vivante et consommée, de son art. […] Mais elle craint d’offenser son mari, qu’elle respecte et qu’elle aime avec une sorte de passion religieuse, en installant sous son toit ce témoin vivant de sa faute. […] Il était son amant, le mari vivant ; elle a vingt ans de plus que lui ; il lui doit quelque argent et beaucoup d’amour.

92. (1864) William Shakespeare « Conclusion — Livre I. Après la mort — Shakespeare — L’Angleterre »

Ils font plus de besogne aujourd’hui parmi nous que lorsqu’ils étaient vivants. […] Qui est vivant ne paraît pas désintéressé. […] Être un vivant, et être un génie, c’est trop. […] Vivant, c’était un concurrent ; mort, c’est un bienfaiteur. […] Voltaire a été, en dépit de ses insulteurs, presque adoré de son vivant ; il est admiré aujourd’hui en pleine connaissance de cause.

93. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hebel »

Chaque étoile, chaque fleur, devient pour lui une créature vivante. […] Cela ne lui réussit pas toujours, mais, quand il réussit, son œuvre est parfaite. » Ôtez, pour les comprendre en français, toute cette phraséologie allemande d’abstractions et d’images, toutes ces bandelettes de momie dans lesquelles les Allemands cerclent leurs plus vivantes pensées, et vous trouverez, quand vous lirez Hebel, que Goethe et Jean-Paul ont dit vrai. […] Buchon, et puisque selon nous il n’y a pas plus moyen de transfuser la poésie dans une langue étrangère que le sang d’un être vivant dans les veines taries d’un homme mort, nous aurions mieux aimé le mot à mot français plaqué tout uniment sur le texte allemand que tous les à peu près du traducteur-poète, de ce lutteur contre un Protée, qui veut saisir et reproduire le rhythme par le rhythme, le tour parle tour.

94. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLVe entretien. Vie de Michel-Ange (Buonarroti) »

Si vous entrez, à Florence, dans la chapelle monumentale de San Lorenzo, cette pyramide mortuaire des Pharaons de la Toscane, les Médicis ; si vous levez vos yeux sur ce peuple de pierre qui semble sortir des Catacombes pour veiller éternellement sur ces sarcophages ; si les deux figures du Jour et de la Nuit, l’une image vivante de la vie, l’autre image, vivante aussi, de la mort, calment comme par enchantement vos pensées terrestres, et vous font envier d’être de pierre comme elles pour respirer éternellement la majesté dédaigneuse de la vie et la mélancolie sereine de la mort ; et si vous demandez à ces statues : Qui vous a taillées ou plutôt animées d’un seul jet dans le bloc ? […] En exhumant, comme ils le faisaient par leurs agents en Morée, les chefs-d’œuvre enfouis de l’art grec, ils avaient trouvé mieux que des statues mortes, ils avaient trouvé la statuaire vivante dans ce jeune nourrisson des carrières de Settignano. […] Au lieu de parole, la nature semblait lui avoir donné le dessin, hiéroglyphe vivant et universel de la création. […] Le pape, ébloui lui-même du plan de ce sépulcre monumental et animé de statues vivantes dont Michel-Ange lui présenta le modèle, sentit s’élargir en lui son orgueil posthume aux proportions du génie de son statuaire. […] qu’une image vivante, sculptée par le ciseau dans une pierre fruste et alpestre des montagnes, survive à celui dont elle fut l’ouvrage et qui dure lui-même si peu de jours ?

95. (1860) Ceci n’est pas un livre « Décentralisation et décentralisateurs » pp. 77-106

Que ces morts en veuillent aux vivants d’être vivants — car les vivants sont les seuls qui puissent se faire entendre et se faire écouter — mon Dieu ! […] Je ne fais pas ici le procès à la solitude : la solitude a été la mère de beaucoup de beaux livres, — mais la solitude qui suit la réunion bruyante et vivante.

96. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Le Comte de Gobineau »

— qui n’avait que des monosyllabes quand il parlait, n’écrivait pas de son vivant, et ce fut sa gloire et presque son esprit… Il avait des secrétaires, même pour ses billets du matin ; et si ses Mémoires ne sont pas une mystification dernière, qu’on se rappelle qu’il leur infligea diplomatiquement trente ans de silence avant de paraître. […] Il se permet d’être vivant. […] avec lesquels, pour un homme vivant, il semble trop ajuster l’Académie des Inscriptions, ce cimetière orné de ces momies dont il n’est pas… Il a, en effet, écrit une Histoire des Perses d’après les auteurs orientaux, grecs et latins, et les manuscrits inédits ! […] Qu’il nous donne donc de l’histoire, mais de l’histoire vivante, et non plus de l’histoire morte, de l’histoire cadavre, que toutes les académies du monde qui se croient des thaumaturges ne sont pas capables de ressusciter ; qu’il nous peigne les figures historiques qu’il rencontre et qu’il juge à travers sa diplomatie.

97. (1889) Essai sur les données immédiates de la conscience « Conclusion »

Ou bien enfin on invoquera le principe de la conservation de l’énergie, sans se demander si ce principe est également applicable aux moments du monde extérieur, qui s’équivalent, et aux moments d’un être à la fois vivant et conscient, qui se grossissent les uns aux autres. […] Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l’espace homogène. […] En présence de cet espace homogène nous avons placé le moi tel qu’une conscience attentive l’aperçoit, un moi vivant, dont les états à la fois indistincts et instables ne sauraient se dissocier sans changer de nature, ni se fixer ou s’exprimer sans tomber dans le domaine commun. […] Nous verrions que si ces états passés ne peuvent s’exprimer adéquatement par des paroles ni se reconstituer artificiellement par une juxtaposition d’états plus simples, c’est parce qu’ils représentent, dans leur unité dynamique et dans leur multiplicité, toute qualitative, des phases de notre durée réelle et concrète, de la durée hétérogène, de la durée vivante.

98. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre VII. »

Ainsi vécut et mourut ce sage, dont l’œuvre, étouffée de son vivant, devait revivre après lui dans la gloire, le patriotisme et le génie d’Athènes. […] L’homme de courage met en deuil le peuple par sa mort ; et, vivant, il est l’égal des demi-dieux. […] Alors, le guerrier est beau à voir vivant ; il est aimé des femmes ; et il est encore beau tombé au premier rang. […] Le génie, comme le courage d’une noble race, est vivant et debout dans ces courtes élégies de Tyrtée.

99. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre I. La Renaissance païenne. » pp. 239-403

Insensiblement, dès le quatrième siècle, on voit la règle morte se substituer à la foi vivante. […] Il y a une pousse incroyable de formes vivantes dans leurs cervelles. […] Ce sont des « gentilshommes », des hommes d’État, les plus polis et les mieux élevés du monde, qui savent parler, qui ont tiré leurs idées non des livres, mais des choses, idées vivantes, et qui d’elles-mêmes entrent dans les âmes vivantes. […] Voici pourtant que du vieux tronc défaillant sort un rejeton vivant et inattendu. […] Au lieu d’âmes, de forces vivantes, de répugnances et d’appétits, on y voit des poulies, des leviers et des chocs.

100. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre II. Les génies »

Par Dieu, — fixons encore le sens de ce mot, — nous entendons l’infini vivant. […] Il fait manger une femme vivante par des chiens, pour voir. […] Après sa mort, on vient voir son cadavre ; de son vivant, on avait vu son fantôme. […] Il y a des cavernes d’attente pour ces mystérieux vivants-là. […] Malheur à celui des vivants sur lequel ce passant fixe l’inexplicable lueur de ses yeux !

101. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIe entretien » pp. 5-85

Si cela était vrai, il faudrait maudire la démocratie ; car c’est le génie qui fait le jour sur les peuples vivants, comme il fait la splendeur sur leur mémoire. […] Nous pensons plutôt que ces belles parties vivantes du monde n’ont pas encore atteint leur maturité, et qu’elles jettent encore, comme nous disons nous autres contemplateurs des vagues, la folle écume de leur longue jeunesse. […] Ces hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette terre de sensations, sensations qu’aucune autre langue ne peut rendre en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues parlées ! […] Encore une vanité s’étalant complaisamment dans un livre où toute vanité vivante doit disparaître pour ne laisser parler que des morts ? […] Je sortais des livres, et je ne voyais, dans tout ce qui frappait mes regards, qu’un autre grand livre vivant à lire.

102. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre I. Composition de l’esprit révolutionnaire, premier élément, l’acquis scientifique. »

. — Ailleurs, à l’Académie de Bordeaux, Montesquieu lit des discours sur le mécanisme de l’écho, sur l’usage des glandes rénales ; il dissèque des grenouilles, essaye l’effet du chaud et du froid sur les tissus vivants, publie des observations sur les plantes et sur les insectes. — Rousseau, le moins instruit de tous, suit les cours du chimiste Rouelle, herborise, et s’approprie, pour écrire son Émile, tous les éléments des connaissances humaines. — Diderot a enseigné les mathématiques, dévoré toute science, tout art et jusqu’aux procédés techniques des industries. […] Il n’est pas seul sur la tige : au-dessous de lui, autour de lui, presque à son niveau, sont d’autres bourgeons nés de la même sève ; qu’il n’oublie jamais, s’il veut comprendre son être, de considérer, en même temps que lui-même, les autres vivants ses voisins, échelonnés jusqu’à lui et issus du même tronc. […] Il y est comme une partie dans un tout, à titre de corps physique, à titre de composé chimique, à titre de vivant, à titre d’animal sociable, parmi d’autres corps, d’autres composés, d’autres animaux sociables, tous analogues à lui, et, à tous ces titres, il est comme eux soumis à des lois  Car, si nous ignorons le principe de la nature et si nous nous disputons pour savoir ce qu’il est, intérieur ou extérieur, nous constatons avec certitude la manière dont il agit, et il n’agit que selon des lois générales et fixes. […] Buffon, Histoire naturelle, II, 340 : « Tous les êtres vivants contiennent une grande quantité de molécules vivantes et actives.

103. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre II : Variations des espèces à l’état de nature »

— Avant d’appliquer les principes que nous venons de poser dans le chapitre précédent aux êtres organisés vivant à l’état de nature, il nous faut examiner brièvement si ces derniers sont sujets à quelque variation. […] Les monstres sont très fréquemment stériles ; de plus chaque être vivant, surtout chez les animaux, est si admirablement adapté à ses conditions d’existence, qu’il semble dès le premier abord improbable que des instruments aussi parfaits aient été soudainement produits dans leur perfection, de même qu’une machine compliquée ne saurait avoir été inventée par un seul homme avec tous ses perfectionnements successifs. Je n’ai pu trouver un seul exemple d’une espèce sauvage présentant des particularités d’organisation analogues aux monstruosités qu’on observe dans les formes alliées vivant à l’état domestique. […] Et dans toute la nature les formes vivantes, maintenant dominantes, manifestent une tendance à le devenir de plus en plus, en laissant beaucoup de descendants dominateurs modifiés. […] C’est ainsi que les formes vivantes à travers le monde entier se divisent par degrés en groupes subordonnés à d’autres groupes.

104. (1928) Les droits de l’écrivain dans la société contemporaine

Mais tant que l’écrivain est vivant, la question est toute différente. […] Vivant, il était pareil à un étranger, sans protection. […] L’hypocrisie sociale n’était pour lui, de son vivant, qu’un moyen de défense nécessaire et respectable. […] En ce qui concerne les vivants, nous avons reçu une intéressante lettre de M.  […] (Une lettre est une chose vivante : on ne peut pas posséder et ne pas posséder en même temps le sens qui se dégage de sa lecture).

105. (1903) La pensée et le mouvant

Mais n’en peut-on pas dire autant d’un état quelconque de l’univers pris avec tous les êtres conscients et vivants ? […] Si tout être vivant naît, se développe et meurt, si la vie est une évolution et si la durée est ici une réalité, n’y a-t-il pas aussi une intuition du vital, et par conséquent une métaphysique de la vie, qui prolongera la science du vivant ? […] La réalité concrète comprend les êtres vivants, conscients, qui sont encadrés dans la matière inorganique. […] Ainsi les diverses parties du système s’entrepénètrent, comme chez un être vivant. […] Plus vivante était la réalité touchée, plus profond avait été le coup de sonde.

106. (1905) Études et portraits. Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌. Tome I.

Mais c’est l’obscur frisson de l’animal vivant devant un trou noir, rien de plus. […] Et cette foule vivante se grise et oublie. […] Son intention est au contraire de rendre son récit plus vivant. […] Victor Hugo et Balzac en sont deux vivantes preuves. […] Ce livre, daté de 1884, en est la vivante preuve.

107. (1896) Le livre des masques

Ils les aiment morts ou vivants, ils les lisent, ils les écoutent. […] Pourtant, puisque c’est un devoir strict de toujours sacrifier le mort au vivant et de donner au vivant, par un surcroît de gloire, un surcroît d’énergie, le résultat de ce vote me plaît, — et nous aurions peut-être dû, nous qui nous sommes tus, parler. […] Herold possède à un haut point le don du rythme, mais il le possède assez pour que sa poésie ait la grâce d’une chose vivante, doucement et languidement vivante. […] Il est probable que Lautréamont, même vivant, ne l’eût pas continué. […] L’oméga    — en grec noyn Feuilles de salade vivante — les grenouilles.

108. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Préface » pp. -

Et, dans ce travail qui voulait avant tout faire vivant d’après un ressouvenir encore chaud, dans ce travail jeté à la hâte sur le papier et qui n’a pas été toujours relu — vaillent que vaillent la syntaxe au petit bonheur, et le mot qui n’a pas de passeport — nous avons toujours préféré la phrase et l’expression qui émoussaient et académisaient le moins le vif de nos sensations, la fierté de nos idées. […] Or voici ce journal, ou du moins la partie qu’il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j’ai étudiés et peints ad vivum .

109. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Autobiographie » pp. 169-176

Et, dans ce travail qui voulait avant tout faire vivant d’après un ressouvenir encore chaud, dans ce travail jeté à la hâte sur le papier et qui n’a pas été toujours relu — vaillent que vaillent la syntaxe au petit bonheur, et le mot qui n’a pas de passeport — nous avons toujours préféré la phrase et l’expression qui émoussaient et académisaient le moins le vif de nos sensations, la fierté de nos idées. […] Or voici ce journal, ou du moins la partie qu’il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j’ai étudiés et peints ad vivum .

110. (1890) L’avenir de la science « A. M. Eugène Burnouf. Membre de l’Institut, professeur au Collège de France. »

Nous saurons maintenir la tradition de l’esprit moderne et contre ceux qui veulent ramener le passé et contre ceux qui prétendent substituer à notre civilisation vivante et multiple je ne sais quelle société architecturale et pétrifiée, comme celle des siècles où l’on bâtit les Pyramides. […] C’est à cette preuve vivante que je voudrais convier tous ceux que je n’aurais pu convaincre de ma thèse favorite : la science de l’esprit humain doit surtout être l’histoire de l’esprit humain, et cette histoire n’est possible que par l’étude patiente et philologique des œuvres qu’il a produites à ses différents âges.

111. (1920) Action, n° 3, avril 1920, Extraits

Dans le règne végétal ou chez des animaux inférieurs ou vivant à l’état sauvage, ordre, traduction, exécution sont simultanés, l’instinct se manifeste libre de toute contrainte. […] Nietzche possédait de grands dons satiriques, mais il fut en même temps un exemple vivant de cette non-réussite à laquelle est vouée toute vigueur trop abstraite. […] Je me soumets — conclut Chesterton — au christianisme comme à un facteur d’éducation, vivant, et non point mort. […] Pour don Carlos est un drame complexe, vivant, passionné, hardi, gaillard et je pourrais ajouter une bonne douzaine d’adjectifs encore, c’est un compendium de l’art d’intéresser le public. […] On aura reconnu la formule attribuée à Napoléon Ier de son vivant, dont il assuma ensuite la paternité.

112. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (2e partie) » pp. 305-367

Je m’enveloppai, à la campagne entre les sessions et à Paris entre les séances, de tous les documents imprimés, manuscrits, vivants, qui survivaient à cette mémorable époque. […] Nous le quittâmes le soir, pleins de reconnaissance pour son accueil et pleins des souvenirs vivants que nous emportions de ses entretiens. […] XV J’appris par hasard qu’une des filles du menuisier Duplay, de la rue Saint-Honoré, existait encore, sous le nom de madame Lebas, dans la rue de Tournon ; qu’elle était la tradition vivante de cette famille qui avait donné à Robespierre une si longue et si intime hospitalité dans son intérieur, depuis son arrivée à Paris, pour siéger à l’Assemblée constituante, jusqu’à sa mort, dans laquelle il avait entraîné Duplay, sa femme et une partie de la famille Duplay. Je parvins à me faire introduire chez madame Lebas, ce témoin naïf et passionné de vie intime de Robespierre, cette protestation vivante et ardente contre les calomnies (car on calomnie même le crime) des historiens de la Révolution. Je trouvai dans madame Lebas une femme de la Bible après la dispersion des tribus à Babylone, retirée du commerce des vivants dans le haut étage d’un appartement modique, conversant avec ses souvenirs, entourée des portraits de sa famille décimée au 18 fructidor, de ses sœurs dont Robespierre avait dû épouser la plus belle, de Robespierre lui-même dans tous ces costumes élégants dont il s’enorgueillissait de présenter le contraste sur sa personne avec la veste, le bonnet rouge, les sabots, signes sordides, flatteries ignobles des Jacobins à l’égalité et à la misère des populaces.

113. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre V. Le roman romantique »

Les individus sont peu vivants, d’essence banale, tout en surface, et, si l’on peut dire, en silhouette : mais ces silhouettes sont souvent d’une précision pittoresque qui charme. Plus vivantes sont les foules, les foules populaires surtout, le grouillement des gueux et des truands : plus vivante est la ville même, le Paris du xve  siècle, noir, infect, fourmillant, curieusement ressuscité dans sa topographie compliquée et dans sa physionomie bizarre. Mais vivante surtout est la cathédrale dont l’ombre couvre la ville ; Notre-Dame de Paris est le seul individu qui ait vraiment une âme dans le roman ; ce monstre terrible et séduisant, où le poète a saisi un « caractère », est le vrai héros de l’œuvre. […] Ses jeunes filles sont plus nuancées, plus compliquées, et — malgré leur idéale perfection — plus finement vivantes que les imaginations d’hommes ne savent les faire. […] Il n’y a guère dans la littérature de personnages plus complets et plus vivants que Colomba, que Carmen : nous les voyons pleinement, dans toutes leurs particularités morales et physiques ; et leur individualité singulière n’en fait pas des êtres d’exception : nous en sentons la solide humanité, revêtue d’une forme unique.

114. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre IX. Le trottoir du Boul’ Mich’ »

Il sent moins mauvais que bien des vivants. […] Généreux, je choisis la plus vivante que je connaisse. […] Louis Arnould a voulu montrer « d’une façon vivante les choses vivantes » ; il s’est efforcé de suivre « Sainte-Beuve, l’incomparable miniaturiste des physionomies littéraires ». […] S’il voulut sincèrement faire œuvre vivante et ramener de l’oubli un écrivain de second ordre qui eut des frémissements de vraie poésie, je le félicite de son intention. […] Pour louer des vivants utiles, son inconscience insulte tous les grands morts.

115. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Romans et nouvelles » pp. 3-80

Aujourd’hui que le Roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine ; aujourd’hui que le Roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. […] Elle n’a plus les mêmes regards, elle n’a plus les mêmes gestes ; et elle m’apparaît comme se dépouillant, chaque jour, de ce quelque chose d’humainement indéfinissable qui fait la personnalité d’un vivant. […] Je savais bien qu’elle était condamnée ; mais l’avoir vue jeudi, si vivante encore, presque heureuse, gaie… Et nous voilà tous les deux marchant dans le salon avec cette pensée que fait la mort des personnes : Nous ne la reverrons plus ! […] Pourquoi, à l’heure actuelle, un romancier (qui n’est au fond qu’un historien des gens qui n’ont pas d’histoire), pourquoi ne se servirait-il pas de cette méthode, en ne recourant plus à d’incomplets fragments de lettres et de journaux, mais en s’adressant à des souvenirs vivants, peut-être tout prêts à venir à lui ? […] Mais cette jeune fille était à peindre par Balzac, aux temps de la Restauration ou du règne de Louis-Philippe, — et plus en ces années, où le monde légitimiste n’appartient presque pas, on peut le dire, à la vie vivante du siècle.

116. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger en 1832 »

Tout cela veut dire qu’après la mort des grands hommes, des grands écrivains particulièrement, l’on sait et l’on débite sur leur compte une infinité de détails authentiques ou officieux, qu’eux vivants on garde pour soi ou que même on ignore. […] Cette idée-là,  légèrement vaniteuse, mais pas du tout chimérique, me rend courage pour ces essais, et me réconcilie avec les avantages incomplets, actuellement réalisables, que le critique et biographe attentif peut tirer de sa position près des vivants modèles. […] Il vit de plus que pour être entendu du peuple, auquel de toute nécessité beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant, une image à la pensée dominante, un petit drame en un mot : de là tant de vives conceptions si artistement réalisées, de compositions exquises, non moins parlantes que les jolies fables de La Fontaine ; tant de tableaux si fins de nuances, et si compris de tous par leur ensemble. […] Quand on imprima son premier recueil, le public chantant n’y apprit rien qu’il ne sût à l’avance : c’eût été de même pour les suivants ; quelques copies distribuées de la main à la main auraient suffi ; la tradition vivante, l’harmonieuse clameur l’aurait soutenu et sauvé de toutes parts, comme on le rapporte des anciens poëtes. […] Même ordre encor dans l’histoire vivante : Cher Béranger, ne dis pas que j’invente.

117. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES FRAGMENTS ET LETTRES DE BLAISE PASCAL, Publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère. (1844). » pp. 193-224

Des lettres à des personnes vivantes (la duchesse de La Feuillade, par exemple) fournirent quelques pensées dont on n’indiqua point la source : le pouvait-on ? […] Trop de littéralité judaïque pour l’impression des œuvres posthumes est, qu’on y songe, un autre genre d’infidélité envers les morts : car eux-mêmes, vivants, auraient, en plus d’un cas, avisé et modifié Selon l’observation excellente que j’entendais faire à M allanche, beaucoup de ces mots étonnants et outrés qu’on surprend sur les brouillons de Pascal (comme cela vous abêtira 61, pouvaient bien n’être, dans sa sténographie rapide, qu’une sorte de mnémonique pour accrocher plus à fond la pensée et la retrouver plus sûrement. […] On peut le dire, le doute et la foi vivante, l’un passager, l’autre immuable, naquirent pour lui le même jour ; comme si Dieu, en laissant l’ennemi pratiquer des brèches dans les ouvrages extérieurs, avait voulu munir le cœur de la place d’un inexpugnable rempart. » Cette belle parole, qui exprime si bien un des mystères de la vie chrétienne intérieure, peut s’appliquer avec beaucoup de vraisemblance au vrai Pascal. […] Se prévaloir contre la foi de Pascal de certain mode d’argumentation qu’il emploie hardiment et qui impliquerait le scepticisme absolu au défaut de la foi, c’est supposer ce qu’il s’agit précisément de démontrer, c’est oublier combien cette foi faisait peu défaut en lui, combien elle était pour lui chose réelle, pratique, sensible et vivante. […] Certes il eût été sceptique sans sa croyance en Jésus-Christ, et cela vous semble peu de chose, parce que, si nous n’y prenons garde, nous devenons sujets, tous tant que nous sommes, en parlant beaucoup de christianisme, à ne plus bien savoir ce que c’est que Jésus-Christ au sens réel et vivant où il le prenait.

118. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1861 » pp. 361-395

18 janvier Murger est mourant d’une maladie où l’on tombe en morceaux, tout vivant. […] Jamais la figure humaine vivante et respirante dans la lumière n’est venue sous des pinceaux comme là ; c’est sa coloration animée, c’est le reflet rayonnant qu’elle jette autour d’elle, c’est la lumière que la physionomie et la peau renvoient, c’est le plus divin trompe-l’œil sous le soleil. […] Et à propos des Quatre Syndics il s’écrie : « C’est plus vivant que la vie ; c’est de la vie condensée et précipitée comme on pourrait en mettre dans une bouteille d’eau de seltz, chargée au point d’éclater !  […] Puis un homme plutôt d’un goût appris que d’un goût instinctif, de ce goût universel qui s’étend à tout, à une forme de meuble, à un détail de toilette, à la particularité élégante d’une plante, et n’ouvrant les yeux qu’à ce qui est étiqueté, peinture, sculpture, architecture, et en voyage complètement aveugle à la vie vivante, à la rue, aveugle aux passants, aveugle à la beauté artistique des êtres et des aspects, regardeur uniquement de tableaux et de statues. […] À le voir avec son front blanc, ses joues colorées, la carnation rose et poupine du bas de son visage, on le prendrait pour un bibliothécaire de province vivant dans l’ombre d’un cloître de livres, sous lequel il y aurait un cellier de généreux bourgogne.

119. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

Taine oppose à la fable philosophique, sera celle où le poète ne courra pas tout droit à son but moral, où il s’oubliera et se complaira à animer ses personnages, à les faire parler, à les rendre vraisemblables et vivants. […] Mais il y a autre chose que la fable poétique ainsi considérée dans sa richesse dernière, et que la fable philosophique ou didactique dans sa stricte justesse : il y a la fable enfantine, toute primitive, qui n’est pas exacte et sèche dans son ingénieux comme l’une, et qui n’est pas vivante et amusante comme l’autre : c’est la fable naïve, spirituelle encore, mais prolixe, mais languissante et souvent balbutiante, du Moyen Âge, le genre avant l’art et avant le goût. […] Et c’est de la sorte que, par le seul mouvement de la critique, on maintiendrait la tradition, qu’on la conserverait sensible et vivante, en même temps qu’on la continuerait avec progrès. […] Il avait dit ailleurs, en parlant de l’action dans les fables du poète, de cette action qui semble si éparse et qui se rattache toute à une idée, à un but : « Poésie et système sont des mots qui semblent s’exclure, et qui ont le même sens. » — Oui assurément, si l’on entend par système un tout vivant, animé, coloré ; oui, si ce mot de système a le même sens que cosmos et que monde ; mais chez nous (et cela tient peut-être à notre peu de goût pour la chose), le mot de système se prend dans une acception moins entière et moins belle ; il implique la dissection, l’abstraction. […] Les tons menaçants dont il s’habille conviennent au ciel libre, au paysage nu, à la chaleur puissante qui l’environne ; il est vivant comme une plante ; seulement il est d’un autre âge plus sévère et plus fort que celui où nous végétons.

120. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »

Il recueillait « les détails les plus minutieux des chroniques et des légendes, tout ce qui rendait vivants pour lui ses vainqueurs et ses vaincus du xie  siècle, toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles de la population anglo-saxonne ». […] Le parti pris politique s’y fait peu sentir, par la vertu du sujet ; l’état d’esprit orléaniste s’élargit en pitié des vaincus, en sentiment douloureux des misères individuelles ou collectives ; l’historien est tout à la joie de faire sortir des vieilles chroniques, dans toute la barbarie de leurs noms germaniques hérissés de consonnes et d’aspirations, les Franks et leurs chefs, les Chlodowig, les Chlother, les Hilderik, les Gonthramm, de montrer par de petits faits significatifs ce qu’était un roi franc, comment étaient traités les Gaulois, de substituer dans l’imagination de son lecteur, à la place des dates insipides et des faits secs qu’on apprend au collège, une réalité précise, dramatique, vivante. […] Malgré tout, d’un bout à l’autre, l’œuvre est étrangement vivante. […] On comprendrait moins bien le génie historique de Michelet, si l’on n’avait vu dans ces ouvrages à quel point la poésie de son style et ce don d’évocation qui rend ses récits si vivants résultent d’une communion d’âme avec toutes les manifestations de la vie. Les descriptions qu’ils renferment, paysages, ou phénomènes naturels, ou bien actes des êtres vivants, nous aident aussi à reconnaître la singulière acuité de sa vision : son œil reçoit l’impression des plus fines modifications de la nature sensible, et sa mémoire les rend en leur fraîcheur première.

121. (1936) Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours pp. -564

Les journaux sont assurément la partie la plus vivante de la littérature révolutionnaire. […] Il faut le tenir moins pour un rayon de bibliothèque que pour un grand vivant. […] Ils ont réussi parce que le dedans est authentique, et qu’avec certaine clef nous le sentons vivant. […] Il a disparu de la littérature vivante autant que Jean-Baptiste Rousseau. […] Le Retour des Cendres avait lieu vingt-cinq ans après le départ du vivant et huit ans avant le retour de l’héritier.

122. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

C’est surtout dans son second recueil intitulé : Station poétique à l’abbaye de Haute-Combe, dont deux seules livraisons parurent de son vivant et qui ne fut publié en entier qu’après sa mort (1847), c’est dans cette suite de journées et de veilles funèbres que se déroule tout l’orage intérieur, l’abîme et la profondeur des souffrances et des agonies auxquelles il était en proie. […] A sa vivante artère ils ont saigné mon cœur, Ne viens pas voir couler mon sang… pardonne-leur ! […] La poésie pour lui est ailleurs : elle a quitté les déserts, elle s’est transportée et répandue en tous lieux, en tous sujets ; elle se retrouve sous forme détournée et animée dans l’histoire, dans l’érudition, dans la critique, dans l’art appliqué à tout, dans la reconstruction vivante du passé, dans la conception des langues et des origines humaines, dans les perspectives mêmes de la science et de la civilisation future : elle a diminué d’autant dans sa source première, individuelle ; celle-ci n’est plus qu’un torrent solitaire, une cascade monotone, quand tout le pays alentour, au loin, est arrosé, fécondé et vivifié d’une eau courante, souterraine, universelle. […] Veyrat, vu à son rang dans la grande armée des poëtes, n’est pas un de ces chefs qu’on montre de loin et qu’on nomme : il est seulement, et c’est beaucoup déjà, un des premiers entre les seconds. — Et maintenant que j’ai fait ma station au tombeau d’un mort, je reviens aux vivants.

123. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame Récamier »

D’abord, avant tout, elle y cherchera Madame Récamier et elle ne l’y trouvera pas ; car on peut écrire deux volumes et même trois sur quelqu’un sans nous le montrer vivant, parlant, agissant, dévoilé et compréhensible. […] Vivant après une Révolution qui avait fait des maux affreux, elle s’interposa souvent entre les derniers coups de cette hache et les écarta de bien des têtes. […] D’aucun de ces gens-là, comme de Madame Récamier d’ailleurs, il n’y a pas un mot qu’on puisse retenir, un mot vivant, qui dérange leur excellent ton, mais qui intéresse ou amuse, ce qui est le dernier degré de l’intérêt. […] Je ne vois nulle part, dans ces deux vagues et confuses publications, le portrait que j’aurais voulu, — le portrait net, précis, essuyé de tout rêve et de toute rêverie, d’une matérialité vivante, qui crochèterait la pensée de la force de sa réalité et l’empêcherait d’errer jamais sur le compte de ce beau visage que les hommes ne reverront plus ; car le Léonard de Vinci de cette Joconde du xixe  siècle, qu’aurait pu être Chateaubriand qui ne l’a pas été, ne viendra jamais.

124. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « De Cormenin (Timon) » pp. 179-190

Vivant, comme député, au milieu des assemblées délibérantes et parlantes, admirateur passionné de cette chose puissante qu’il n’avait pas, l’éloquence politique, il se fit pamphlétaire justement parce qu’il n’était pas un orateur ; et il se crut peut-être un orateur, parce qu’il se fit pamphlétaire ! […] une anatomie vivante du pamphlet qui ressemble beaucoup moins à une analyse qu’à un hymne ; mais ce lyrisme en l’honneur du pamphlet, le discours écrit, prouve à quel point cette forme, qui chez lui a le caractère oratoire, mais qui n’est pas nécessairement oratoire, transportait et emportait haut sa pensée. […] Ceux que nous attendions du peintre pamphlétaire, c’étaient des orateurs vivants des orateurs de son époque, qu’il a vus, entendus, pratiqués, — et pas du tout !

125. (1911) L’attitude du lyrisme contemporain pp. 5-466

Il ne s’agit plus d’une pensée fixée dans un concept rigide, mais d’une pensée en mouvement, d’une pensée en action et vivante. […] Il l’a conçue vivante, intégrale et immédiatement plastique. […] Une grave et saine philosophie morale et sociale s’en dégage à la lumière d’une vivante esthétique. […] L’artiste n’est alors qu’une pure tendance délicieuse, un simple rêve vivant. […] C’est cette idée vivante qui constitue l’unité du livre et l’ordonnance des parties.

126. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion statique »

Tous les autres vivants, cramponnés à la vie, en adoptent simplement l’élan. […] Le fantôme d’intention deviendrait alors une intention vivante. […] Jamais, non plus, activité humaine ne fit voir plus nettement derrière elle, comme source et comme origine, un agent vivant. […] Partant d’une nécessité biologique, nous cherchons dans l’être vivant le besoin qui y correspond. […] Elle est très vivante chez les enfants.

127. (1909) Nos femmes de lettres pp. -238

Elle est devenue un fait collectif, un fait social, car le groupement pressé de celles qui tiennent une plume, et qui s’en servent, suffirait à retenir l’attention de quiconque s’intéresse aux modifications de la Société, considérée comme un vivant organisme. […] Mais ce n’est pas user, c’est abuser, c’est pousser jusqu’à l’indiscrétion, que nous offrir une paraphrase aussi transparente du célèbre morceau où Atala mourante s’écrie : « Tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre. […] Menus tableaux de vivante fraîcheur et de grâce, qui nous entretiennent des réalités immédiates, nous rattachent aux joies terrestres, mais jamais ne sauraient exalter notre âme jusqu’à la notion d’infini ! […] Tels Augustin de Chanteprie et Fanny Manolé, vivantes données d’un passionnant problème. Il faut souligner cette épithète : vivantes. — Car il ne s’agit pas ici d’êtres abstraits, imaginés pour mettre une thèse en valeur.

128. (1923) Paul Valéry

La masse vivante et active de la poésie devient le lyrisme. […] Dans la Pythie, ce dualisme hostile et sombre ne trouve une figure d’harmonie qu’au moment où il devient l’accord entre une chair et une âme, l’une et l’autre privilégiées, l’âme vivante du Poète, la chair aussi vivante, visuelle et verbale du Poème. […] Il est symbolisé par cette vivante et musicale larme que Valéry a vraiment « faite » en la substance diaphane et adamantine d’une vingtaine de vers inexprimablement beaux. […] Vers d’une lenteur, d’une gravité, d’un poids qui mettent vraiment la goutte d’eau vivante en mouvement. […] Tout simplement parce qu’il y a dans celui de Racine unité d’un mouvement intérieur, vivant et indivisible.

129. (1912) Pages de critique et de doctrine. Vol I, « I. Notes de rhétorique contemporaine », « II. Notes de critique psychologique »

Quel est le personnage le plus vivant de ce merveilleux et froid récit ? […] Notre aristocratie ne se meut pas dans un cercle de réalités vivantes. […] Etes-vous, oui ou non, devant des créatures vivantes ? […] Mais c’est une documentation vivante, amusée, qui sent la poudre. […] Pour lui l’armée n’était pas seulement la patrie vivante.

130. (1881) Le roman expérimental

Après avoir exposé les considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts, Claude Bernard passe aux considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants. […] Mais on a nié longtemps que cette méthode pût être appliquée aux corps vivants. […] J’ai dit qu’il insistait sur l’existence d’un milieu intérieur chez l’être vivant. […] Il l’est à coup sûr, ou plutôt il est le produit variable d’un groupe d’êtres vivants, qui, eux, sont absolument soumis aux lois physiques et chimiques qui régissent aussi bien les corps vivants que les corps bruts. […] Ils sont vivants.

131. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Avertissement de la première édition »

Après avoir recueilli, il y a deux ans, les portraits que j’avais faits des morts, je rassemble aujourd’hui ceux des écrivains vivants. […] Tel écrivain mort d’hier est aussi vivant que tel qui ne mourra que demain.

132. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 51-56

D’ailleurs, quelque vivante que soit notre Langue pour la plupart de nos mauvais Ecrivains, le grand usage qu’ils sont à portée d’en avoir a-t-il pu les garantir des vices du style & de la médiocrité qui caractérise toutes leurs Productions ? Preuve qu’il est indifférent pour les Esprits bornés qu’une Langue soit vivante, comme il l’est pour les vrais Génies qu’elle soit morte.

133. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « George Sand — George Sand, Indiana (1832) »

Mais dès qu’en ouvrant le livre on s’est vu introduit dans un monde vrai, vivant, nôtre, à cent lieues des scènes historiques et des lambeaux de moyen âge, dont tant de faiseurs nous ont repus jusqu’à satiété ; quand on a trouvé des mœurs, des personnages comme il en existe autour de nous, un langage naturel, des scènes d’un encadrement familier, des passions violentes, non communes, mais sincèrement éprouvées ou observées, telles qu’il s’en développe encore dans bien des cœurs sous l’uniformité apparente et la régularité frivole de notre vie ; quand Indiana, Noun, Raymon de Ramière, la mère de Raymon, M. […] puis sa flamme rapide, son naïf et irrésistible abandon, son attache soudaine et forcenée ; le caractère de Raymon surtout, ce caractère décevant, mis au jour et dévoilé en détail dans son misérable égoïsme, comme jamais homme, fût-il un Raymon, n’eût pu s’en rendre compte et ne l’eût osé dire ; une certaine amertume, une ironie mal déguisée contre la morale sociale et les iniquités de l’opinion, qui laisse entrevoir qu’on n’y a pas échappé ; tout,  selon nous, dans cette production déchirante, justifie le soupçon qui a circulé, et en fait une lecture doublement romanesque, et par l’intérêt du récit en lui-même, et par je ne sais quelle identité mystérieuse et vivante que derrière ce récit le lecteur invinciblement suppose.  […] Ses premiers mécomptes, la manière naturelle et facile dont Raymon les répare, dont il la fascine et l’enchante ; l’éclair sinistre qu’un mot de sir Ralph sur l’aventure de Noun jette dans l’esprit d’Indiana, le coup qu’elle en reçoit et qu’elle rend à Raymon ; sa croyance en lui, malgré la découverte, sa résolution de fuir avec lui, de se réfugier chez lui, plutôt que de suivre son mari au départ ; cet abandon immense, généreux, inébranlable, sans souci de l’opinion, sans remords, et mêlé pourtant d’un superstitieux refus ; toute cette analyse vivante est d’une vérité, d’une observation profonde et irrécusable, qu’on ne saurait assez louer.

134. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Le Christianisme en Chine, en Tartarie et au Thibet »

Huc, dans ses voyages comme dans ce livre-ci, ne nous parle que des Chinois et des Tartares ; mais ce qui est vrai de ces deux peuples l’est de toutes les populations de l’Asie, de toutes ces masses de momies peintes qui pourrissent silencieusement sur leurs bases depuis des éternités, et qui y pourriront jusqu’au jour, peu éloigné maintenant, où, touché par la main vivante de l’Occident, s’émiettera définitivement en poussière tout cet amoncellement de sanie ! […] Toute cette partie de l’ouvrage de Huc, avec sa science très vivante et très appuyée, n’en justifie pas moins l’épigraphe chinoise pleine de tristesse qu’il a mise au frontispice de son histoire : « Oh ! […] On les croit vivantes et elles semblent vivre ; elles ont des sciences, des gouvernements, des littératures, des industries ; elles sont encore des sociétés.

135. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Le docteur Revelière » pp. 381-394

Que ne fut-il pas, en effet, de son vivant ? […] III Elle est morte, en effet, — le cœur peut en saigner, — mais elle est morte à jamais, pour qui a le sentiment des réalités de l’Histoire… Aux yeux de ceux qui savent ce qui constitue la personnalité et l’identité d’un peuple, il faut, pour qu’il se sente toujours vivant, qu’il ait pu rester, sinon tout entier, au moins en partie, dans le principe de sa vie et de sa durée. […] Et il le savait peut-être bien, cet homme qui, de son vivant, n’a pas voulu publier ce livre de toute sa vie et qui n’est plus maintenant qu’un livre tumulaire !

136. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre quatrième. Du cours que suit l’histoire des nations — Chapitre VII. Dernières preuves à l’appui de nos principes sur la marche des sociétés » pp. 342-354

C’est alors qu’Apollon écorche tout vivant le satyre Marsyas. — La même barbarie continua dans les républiques aristocratiques ou héroïques. […] Les hommes étant alors naturellement poètes, la première jurisprudence fut toute poétique ; par une suite de fictions, elle supposait que ce qui n’était pas fait l’était déjà, que ce qui était né, était à naître, que le mort était vivant, et vice versa. […] Il aurait dû pourtant les frapper dans ces deux règles qu’ils établissent 1º cessante fine legis, cessat lex ; ils ne disent point cessante ratione ; en effet le but, la fin de la loi, c’est l’intérêt des causes traité avec égalité ; cette fin peut changer, mais la raison de la loi étant une conformité de la loi au fait entouré de telles circonstances, toutes les fois que les mêmes circonstances se représentent, la raison de la loi les domine, vivante, impérissable ; 2º tempus non est modus constituendi, vel dissolvendi juris ; en effet le temps ne peut commencer ni finir ce qui est éternel.

137. (1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

Car Taine ne fait qu’un avec son style de matière vivante et de forme oratoire. […] La précision n’est pas de mise en ces réalités vivantes : leur mouvement tient sa partie dans leur qualité et leur être de vivant. […] Barrès est un grand romantique qui a trouvé une discipline dans le sentiment vivant de la nation, comme Chateaubriand en avait trouvé une dans le sentiment vivant de l’honneur féodal. […] Elle me rend la Prière non morte, mais plus vivante ; je respire plus de vent marin. […] Dans le manifeste vivant et charmant qu’il écrivit lors de la reprise de la N.R.F.

138. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre I : La loi d’évolution »

Une espèce vivante, animale ou végétale, à mesure qu’elle se répand et occupe une aire plus étendue, se trouve exposée à des conditions fort différentes de climat, de sol, de lumière, de chaleur ; aussi la voit-on donner naissance à des variétés nombreuses. […] Le corps social, comme le corps vivant, n’est pas un « impie agrégat de parties ; il suppose un consensus entre elles. […] Herbert Spencer réduit à quatre les principales ressemblances qui existent entre l’organisme social et l’organisme vivant : 1° Tous deux commencent par être de petits agrégats ; leur masse augmente, et ils peuvent même devenir cent fois ce qu’ils étaient à l’origine ; 2° Leur structure est si simple d’abord qu’on peut dire qu’ils n’en ont pas ; mais dans le cours de leur développement, la complexité de structure croit généralement. […] 2° L’organisme social ne forme pas une masse continue, comme le fait le corps vivant. 3° Tandis que les derniers éléments vivants du corps individuel sont le plus souvent fixés dans leur position relative, ceux de l’organisme social peuvent changer de place ; les citoyens peuvent aller et venir à leur gré pour gérer leurs affaires.

139. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Le Brun-Pindare. » pp. 145-167

Le Brun, de son vivant, ne recueillit point ses œuvres ; il ne publia jamais ses odes et poésies qu’en feuilles détachées. […] Chez les modernes, au Moyen Âge, il y eut un genre lyrique vrai, naturel et vivant. […] Ce que je veux conclure de tout ceci, c’est que, pour être véritablement vivante, une ode politique ou religieuse ne doit être que la voix harmonieuse et vaste de tout un peuple assemblé, qui y reconnaît et y salue son âme, et s’y exalte en l’écoutant : tel était le chœur antique. […] Peignant l’Envie s’attaquant à Montesquieu vivant, il ajoute : Mais quand la Parque inexorable Frappa cet homme irréparable, Nos regrets en firent un dieu. […] Il dira dans la même ode, et toujours dans le même sentiment : Vivant, nous blessons le grand homme ; Mort, nous tombons à ses genoux : On n’aime que la gloire absente ; La mémoire est reconnaissante, Les yeux sont ingrats et jaloux.

140. (1901) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Deuxième série

Être discuté, c’est traverser l’épreuve ; épuiser de son vivant la contradiction est utile. […] Ainsi, la littérature historique oublie les réels et vivants héros qui sont l’honneur de l’humanité, pour donner l’immortalité à des fictions. […] Emile Souvestre, né à Morlaix, est resté vivant pour ses compatriotes longtemps après que les Parisiens ne le lisaient plus. […] Homère, Dante et Shakespeare sont, par elle, les poètes les plus vivants de toute la littérature. […] Thomas Corneille a goûté la gloire de son vivant, c’est-à-dire tout le temps qu’il a pu en jouir.

141. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Questions d’art et de morale, par M. Victor de Laprade » pp. 3-21

Il est loin le temps où, la critique française commençant à peine, l’abbé de Saint-Réal déclarait qu’on ne devait critiquer par écrit que les morts, et qu’il fallaitse borner à juger en conversation les vivants. Aujourd’hui on se juge tous indifféremment les uns les autres, en public et par écrit, vivants, amis de la veille et confrères. […] Vivant à Lyon, où il habite encore, il débuta vers 1841 par le poème de Psyché, dans lequel il essayait de rajeunir l’anciennefable, l’ancien mythe, et de l’approprier aux destinéesnouvelles de l’humanité : il n’a peut-être jamais rienfait de mieux pour la pureté du souffle et de l’accent. […] Ô vous tous, amis de l’idéal, je ne me ferai pas de querelle avec vous ; j’accorde qu’il y a un idéal ; mais, admettez aussi qu’il y en a un vrai et un faux ; et si jamais vous rencontrez un idéal, ou soi-disant tel, froid, monotone, triste, incolore sous air de noblesse, vaporeux, compassé, insipide, non pas brillant et varié comme le marbre, mais blanc comme le plâtre, non pas puissant et chaud comme aux jours de la florissante Grèce, quand le sang à flots de pourpre enflait les veines des demi-dieux et des héros, quand les gouttes d’un sang ambrosien coulaient dans les veines même des déesses, mais pâle, exsangue, mortifié comme en carême, s’interdisant les sources fécondes, vivant d’abstractions pures, rhumatisant de la tête aux pieds, imprégné, imbibé d’ennui, oh !

142. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Lettres d’Eugénie de Guérin, publiées par M. Trébutien. »

Le succès, dans ses caprices, va quelquefois au pur mérite, au talent modeste et caché ; il va même au talent absent et disparu qui, vivant, s’ignorait en partie ou qui avait aimé à ne pas se faire connaître. […] Or, Mme la comtesse Agénor de Gasparin, — c’est elle en toutes lettres, — femme d’un homme de cœur et d’un homme de bien, Genevoise de famille et de naissance, de la haute bourgeoisie ou de l’aristocratie de cette république (c’est tout un), passant certaines saisons à Paris, mais établie et vivant plus ordinairement en son château ou manoir au pied du Jura suisse, dans le canton de Vaud, dans le pays de Glaire d’Orbe, a publié, en ces dernières années surtout, une série d’esquisses, d’impressions morales ou pittoresques, de tableaux paysanesques ou alpestres avec intention et inspiration chrétienne très-marquée46, toute une œuvre qu’il est naturel de rapprocher des Lettres et Journaux d’Eugénie de Guérin. […] Je vais plus loin et je fais de mon autorité privée Mme la comtesse de Gasparin type, de son vivant. […] Oui, ma chère, j’ai prié pour vous, d’abord en m’éveillant, et puis à la messe, au memento des vivants, à cet endroit où Dieu permet à notre pensée et à notre cœur de redescendre un instant sur la terre pour s’y charger des besoins de ceux qu’on aime.

143. (1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires de madame de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution française, depuis 1756 jusqu’à nos jours — I »

quelle est-elle donc, madame de Genlis, pour se croire tenue de faire, de son vivant, ce que nul n’a fait avant aile, ce que nul ne lui demande ? […] A parler sérieusement, il n’est qu’un cas où le personnage vivant ait plein droit d’invoquer avec éclat et franchise l’attention publique sur l’intimité de ses pensées et de sa vie ; c’est quand ce personnage est public lui-même, que ses actes extérieurs sont dévolus à l’opinion, et qu’il les discute par-devant elle : ses mémoires ne sont rien alors qu’un plaidoyer qu’il lance dans les débats, et le procès se poursuit jusqu’à ce que vienne l’histoire.

144. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Mercier » pp. 1-6

Sans exagérer la valeur de Mercier et refaire une réputation posthume à un homme qui de son vivant eut sa part de célébrité, cependant nous croyons que son livre, réduit à des proportions qui le rendent plus clair et plus ferme, et passé, qu’on nous permette le mot ! […] Mais ce tableau et ces caractères, c’est toute l’époque, vivant, avec quelle intensité !

145. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIIIe entretien. Poésie lyrique. David (2e partie) » pp. 157-220

« J’ai soif du Dieu vivant !  […] Mon cœur et ma chair te chantent, ô Dieu vivant ! […] Heureux l’homme à qui il a été donné de devenir ainsi l’hymne éternellement vivant, la prière ou le gémissement personnifié du genre humain ! […] Es-tu comme le large glaive Dans les tombes de nos aïeux Qu’aucun bras vivant ne soulève Et qu’on mesure en vain des yeux ? […] Non, c’est vivre Plus vivant dans tous les vivants !

146. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre VIII, les Perses d’Eschyle. »

Les tragédies encore vivantes de la délivrance suscitèrent des drames pleins de leur flamme et de leur esprit. […] Chaque combattant de Marathon et de Salamine produisait un héros de plus sur la scène, le mort légendaire renaissait du vivant illustre. […] Mais Thémistocle ou Aristide exhaussés, de leur vivant, sur la hauteur du cothurne, divinisés par le chant tragique, absorbant en leur personne, par l’unité de l’action, les exploits de tous ! […] » — « Ils ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme vivant. » — « Comment donc font-ils pour soutenir le choc de leurs ennemis ?  […] Alors je t’ai appelé pour que tu me dises ce que je dois faire. » Les Vieillards se sentent ressaisis vis-à-vis le spectre du tremblement qui les prenait en face du vivant.

147. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XVII, l’Orestie. — les Euménides. »

Je te mangerai tout vivant !  […] toi qui m’as enfantée pour le châtiment des vivants et des morts, entends-moi ! […] La Philosophie est son culte, puisqu’elle est la pensée vivante. […] » — Ce jugement coûtera cher au peuple qui l’a rendu : Pestes vivantes, elles vont se ruer sur l’Attique, et l’infester du poison dont elles sont gonflées. […] Contesté de son vivant, persécuté, exilé peut-être, Eschyle, mort, fut divinisé.

148. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre IV. Shakespeare l’ancien »

Elle est d’un homme vivant. […] Eschyle, vivant, fut une sorte de cible publique à toutes les haines. […] Aristophane lui fit dire dans les Grenouilles « Je suis mort, mais ma poésie est vivante. » Aux grands jours d’Eleusis, le héraut de l’aréopage souffla en l’honneur d’Eschyle dans la trompette tyrrhénienne. […] Ce Philadelphe avait fort augmenté la bibliothèque d’Alexandrie qui, de son vivant, comptait deux cent mille volumes, et qui, au sixième siècle, atteignit, dit-on, le chiffre incroyable de sept cent mille manuscrits. […] On croit sentir, en lisant Eschyle, qu’il a hanté les grands halliers primitifs, houillères aujourd’hui, et qu’il a fait des enjambées massives par-dessus les racines reptiles et à demi vivantes des anciens monstres végétaux.

149. (1830) Cours de philosophie positive : première et deuxième leçons « Deuxième leçon »

Ce sont évidemment, en effet, deux travaux d’un caractère fort distinct, que d’étudier, en général, les lois de la vie, ou de déterminer le mode d’existence de chaque corps vivant, en particulier. […] Mais il n’est nullement indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivants comme étant d’une nature essentiellement différente, pour reconnaître la nécessité de la séparation de leurs études. Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la manière générale de concevoir les phénomènes des corps vivants. […] Ce n’est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps vivants, qui sera le sujet spécial d’un examen approfondi dans la section physiologique de ce cours. […] Tous les êtres vivants présentent deux ordres de phénomènes essentiellement distincts, ceux relatifs à l’individu, et ceux qui concernent l’espèce, surtout quand elle est sociable.

150. (1922) Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome II

Un mythe peut, étant un principe d’action utile, prendre l’aspect d’une vérité vivante. […] On avait un organisme vivant. […] Elle était une chose vivante, elle a eu sa naissance, son développement, son épanouissement, sa décadence, sa décrépitude et sa mort, à la manière de toutes les choses vivantes. […] Il n’est pas devenu une créature vivante. […] Un multimillionnaire est, à sa façon, un syndicat vivant.

151. (1932) Le clavecin de Diderot

Impressionnisme aristocratique, sans rien de vivant, sous la peinturlure. […] L’homme qui ne peut se sentir vivant que dans un monde vivant. […] D’un monde où l’idéalisme a chassé tout principe vivant, la créature n’a guère à se réjouir. […] L’homme sincère est une entité aussi peu vivante que son prédécesseur l’homme normal. […] On a donné comme le fin du fin, la fin des fins, la vie intérieure, on a conseillé au vivant le silence, l’immobilité.

152. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 août 1885. »

… voyons, pourtant, dans la Chose dont l’expression nous séduit, voyons les multiples aspects, les résonnances cachées, les attirances, les échos subtils qui d’elle, par tous côtés, s’éveillent : comprenons comment la Chose est littérairement, comment musicalement, comment plastiquement ; et, — quoique nous ne pourrons pas dire toutes ces compréhensions variées, par, chacune, son langage propre, — ayons en nous, néanmoins, l’émotion, complète, de la Chose vivante. Ayons en nous l’émotion complète de la Chose vivante, et, dans nos œuvres spéciales de littérature ou de musique, il se trouvera que nous la mettrons ; ayant vu tous les reflets, notre unique langage en gardera la marque ; ayant connu toute l’impression, notre poème ou notre tableau en sera imprégné ; la Chose sera exprimée, très fortement ; et notre œuvre, tout particulière, aura de très mystérieux palpitements d’universelle Clairvoyance. […] Donc, il conçut, l’artiste, la théorie d’Œuvres, où toutes les formes d’art, affinées en leurs suprêmes essences, étaient unies pour la glorieuse expression, vraie et complète, de ce qui est ; et il conçut ces Œuvres, elles mêmes ; et il les conçut accomplies, faites chose, écrites, et vivantes, dans un livre. […] Le public n’existe pas consciemment à Bayreuth ; tout ce qui en moi est susceptible de répondre à l’appel de ce drame vivant, se mêla intimement à ce drame, vit de sa vie. […] Ce résidu musical du déterminisme dramatique qu’est l’orchestre wagnérien, cette force physiologique qui associe si profondément notre organisme sensitif au devenir de l’action vivante, nous ignorons d’où elle sort, nos sens sont en désarroi, car cette musique semble ne plus avoir d’existence objective, elle nous semble aussi bien être le propre mouvement de notre pensée qu’un enchaînement orchestral : aucun point d’appui qui nous permette de le décider.

153. (1863) Le réalisme épique dans le roman pp. 840-860

Bien que les faits soient rapidement présentés et les personnages dépeints en quelques traits, tout est vivant, car tout parle à l’esprit. […] Que m’importe en effet cette mythologie quand je cherche une étude vivante des passions humaines ? […] Mâtho, pris d’un coup de filet comme une bête fauve et amené vivant dans Carthage, est livré au peuple, affamé de vengeance. […] Quelles émotions, quelles peintures vivantes M.  […] On dit qu’à défaut de la passion vivante nous devons apprécier ici la force, et moi, je demande où est la force sans la pensée.

154. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XII, les sept chefs devant Thèbes. »

Souvent même l’Imprécation, s’identifiant avec l’Érynnys, sortait vivante des lèvres de celui qui la prononçait, comme ces démons qu’on voit, dans nos tableaux primitifs, jaillir, grilles ouvertes et ailes déployées, de la bouche des possédés. […] L’armée argienne marcha contre Thèbes, malgré le devin Amphiaraos qui avait prédit qu’aucun des chefs ne reviendrait vivant de cette guerre, et que lui-même périrait s’il y prenait part. […] Les Chefs décrits par Eschyle surgissent presque aussi haut sur l’enceinte de Thèbes, tours vivantes opposées à des tours de pierre. […] Il descendit ainsi vivant aux Enfers, parmi les Mânes effrayés, couvert du sang et de la sueur du combat. […] Ainsi donc mon âme reste fidèle à ce malheur : vivante, je serai la sœur de ce mort.

155. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Charles Nodier après les funérailles »

Aucun écrivain n’était plus fait que Nodier pour représenter et pour exprimer par une définition vivante ce que c’est qu’un homme littéraire, en donnant à ce mot son acception la plus précise et la plus exquise. […] S’il ne s’éteignait pas, ce bonheur des mensonges, Dans le néant des jours où souffrent les vivants ! […] Depuis des années, il avait si souvent parlé de la mort, et nous l’avions en toute rencontre retrouvé si vivant par l’esprit qu’on ne pouvait se figurer qu’il ne s’exagérât pas un peu ses maux, et à lui aussi on pourrait appliquer ce qu’on disait de M. 

156. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XVI. Miracles. »

L’école chrétienne, peut-être du vivant même de son fondateur, chercha a prouver que Jésus répondait parfaitement à tout ce que les prophètes avaient prédit du Messie 732. […] Il est impossible surtout de savoir si les circonstances choquantes d’efforts, de frémissements, et autres traits sentant la jonglerie 740, sont bien historiques, ou s’ils sont le fruit de la croyance des rédacteurs, fortement préoccupés de théurgie, et vivant, sous ce rapport, dans un monde analogue à celui des « spirites » de nos jours 741. […] Il n’est pas douteux que Jésus n’ait eu de son vivant la réputation de posséder les derniers secrets de cet art 753.

157. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « La diplomatie au xviie  siècle »

J’en demande bien pardon à son impatience, mais il m’est impossible de la partager, et je crois que mort, comme vivant, Hugues de Lionne n’a pas à se plaindre de la Destinée. […] Lui vivant, cette espèce de Satrape de la Diplomatie, sa somptueuse, voluptueuse et laborieuse situation fut sa gloire ; mais, mort, il n’eut plus que celle de son nom, écrit dans une foule de papiers d’État, sous la signature de Louis XIV. […] Mais pour cela, je l’ai dit, il fallait avoir de la vie dans la plume, et si Valfrey n’a que de l’encre bureaucratique dans la sienne quand il s’agit de la biographie de Lionne, ce n’est pas dans le récit des négociations et le hachis des correspondances qu’il pourra prouver qu’il est vivant.

158. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXXII. L’Internelle Consolacion »

Pour qui la lit, en effet, avec le genre d’esprit et d’attention qui pénètre les livres, celui-ci, pâle, exsangue, d’un amour exténué, avec son expression bien plus métaphysique que vivante, s’adresse formellement et essentiellement à des moines, tournant le dos au monde proprement dit ; voulant rendre le correct plus correct, proposant — et il ne faut pas s’y tromper, car la méprise serait grossière — la vie parfaite et de conseil, et non pas la vie de précepte. […] … Une pareille disposition effraie assez les esprits qui étudient les pentes du siècle, pour donner le courage de réagir contre un livre, bien plus utile à des ascètes avancés dans la voie de la perfection chrétienne qu’à des gens du monde vivant dans les réalités et les épaisseurs de ce temps. […] La langue du xve  siècle plus étoffée, plus concrète, plus vivante enfin, a un mouvement, une mollesse et des images que l’ascétique auteur de l’Imitation se serait peut-être interdites comme un péché et qui ôtent à sa pensée la rigidité et sa frigidité monacales.

159. (1922) Nouvelles pages de critique et de doctrine. Tome I

Vous goûtez d’abord, dans Stendhal, son classicisme vivant. […] Ces romans sont déjà plus vivants. […] Le Croisé est vivant dans tous. […] C’est une vérité vivante, qu’il faut sentir en même temps qu’on la comprend. […] Mais, pour reprendre votre formule à vous, c’est une recherche vivante.

160. (1924) Intérieurs : Baudelaire, Fromentin, Amiel

Dans ces trois études, je n’ai pris parti pour aucune de ces trois directions hostiles, et, ne vivant chacune que modérément, mais les vivant toutes presque également, j’ai sympathisé avec toutes trois. […] Une forêt, disions-nous, où les arbres sont des êtres vivants élargis en symboles et approfondis en mystères. […] La place de cet amour resta longtemps en lui unique et vivante. […] Le capital d’études sur lequel a vécu sa carrière était un capital vivant. […] Évidemment ils en sont moins vivants.

161. (1901) Figures et caractères

Michelet était las des morts et des vivants et se tourna vers la nature. […] La Muse vivante souffla au visage du fantôme ridicule. […] La presse, si elle le taquina son vivant, s’excuse ; si elle le méconnut, elle le découvre. […] Dure au vivant, elle fut douce au mort. […] Des portraits s’esquissent pittoresques et vivants.

162. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. » p. 232

Sa vie et sa correspondance (suite) Mardi 4 mai 1869 Il me reste à indiquer des portions de correspondance qui offrent des tons un peu plus variés, à montrer pourtant jusqu’à la fin la note fondamentale, et aussi à recueillir les principaux hommages qui n’ont pas manqué de son vivant à ce tendre et sympathique génie. […] les Rubens y pleuvent, et ses deux femmes, presque vivantes de son pinceau, et lui-même, peint de sa main : on croit voir ses lèvres bouger. […] Rien ne se guérit dans mon triste cœur ; mais aussi rien n’y sèche, et tout est vivant de mes larmes. » Cette dernière sœur elle-même mourait ; la mesure des deuils était comblée, et il y eut des moments où, dans sa plénitude d’amertume, l’humble cœur jusque-là sans murmure ne put toutefois s’empêcher d’élever des questions sur la Providence, comme Job, et de se demander le pourquoi de tant de douleurs et d’afflictions réunies en une seule destinée : « (A sa nièce, 30 janvier 1855)… J’ai depuis bien longtemps la stricte mesure de mon impuissance ; mais tu comprends qu’elle se fait sentir par secousses terribles quand je sonde l’abîme de tout ce qui m’est allié par le cœur et par la détresse. […] Quand votre lettre n’appellerait pas la mienne, vous sauriez donc, presque en même temps que moi, l’admission positive de mon pauvre beau-frère au meilleur asile de retraite de Paris. — La Providence s’est laissé toucher pour lui et pour nous ; et le meilleur des hommes vivants 103 vient de m’accorder un si grand bienfait sans le moindre droit pour l’obtenir, avec quatre motifs d’exclusion ! […] Elle dit « le meilleur des hommes vivants » par égard pour Mme Derains qui, veuve, gardait un culte pour son mari, mort cruellement, victime innocente des guerres civiles. — M. 

163. (1890) L’avenir de la science « II »

Après avoir marché de longs siècles dans la nuit de l’enfance, sans conscience d’elle-même et par la seule force de son ressort, est venu le grand moment où elle a pris, comme l’individu, possession d’elle-même, où elle s’est reconnue, où elle s’est sentie comme unité vivante ; moment à jamais mémorable, que nous ne voyons pas, parce qu’il est trop près de nous, mais qui constituera, ce me semble, aux yeux de l’avenir, une révolution comparable à celle qui a marqué une nouvelle ère dans l’histoire de tous les peuples. […] Mais comment excuseront ils le raisonnement que voici : la société a toujours présenté jusqu’ici trois types de situation sociale, des hommes vivant de leur revenu, des hommes exploitant leur revenu, des hommes vivant de leur travail ; donc cela est de la nature humaine, et il en sera toujours ainsi. […] Évidemment le peuple, en face de l’animal, le prend comme son frère, comme vivant d’une vie analogue à la sienne. […] Qu’il me suffise de dire que je crois à une raison vivante de toute chose et que j’admets la liberté et la personnalité humaine comme des faits évidents ; que par conséquent toute doctrine qui serait amenée logiquement à les nier serait fausse à mes yeux.

164. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque » pp. 463-482

Descartes ne considère pas la nature comme un ensemble vivant, dont toutes les parties fermentent et agissent incessamment les unes sur les autres ; la nature est à ses yeux quelque chose d’inerte et d’inanimé. […] La Fontaine, avec sa grâce nonchalante, sa naïveté malicieuse, son talent de composer de vivants tableaux, a besoin que Molière se porte garant de son mérite. […] Le passé de la veille se survit encore dans les débris de l’école précieuse, dans les réputations éclipsées qui peuplent l’Académie et jalousent les gloires les plus éclatantes ; et, frappant exemple de la façon dont l’avenir se relie au passé par-dessus le présent, ces groupes secondaires, comme des chaînons vivants, rattachent la fin du siècle à son commencement. […] Mais une formule est, de sa nature, sèche et rigide comme la science ; et l’histoire, surtout l’histoire d’une littérature, ne peut pas être seulement scientifique ; elle doit être en sus. quelque chose de souple, de vivant, de littéraire. […] Elle fausserait la vérité, si elle ne savait établir dans sa reproduction du passé une hiérarchie de talents et d’œuvres correspondant à ce que fut la réalité vivante.

165. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265

nous n’entendons pas seulement un gouvernement, mais une époque, — rechercher comme le botaniste cherche dans la fleur le point noir qui doit la faire périr, rechercher le point d’erreur ou de faiblesse par lequel tout ce qui semblait si vivant devait s’altérer et durer si peu, qu’à quelques années de distance, c’était fini ou à peu près de ce qui paraissait éternel, n’est-ce pas là un magnifique sujet d’histoire, plus beau, selon nous, et plus tentant pour une forte pensée, que l’histoire d’une époque qui eût construit des œuvres durables et accompli tout son destin ? […] L’appréciation des influences de Béranger, sous la Restauration, l’étude faite de ses opinions, de son talent et de sa vie, honoreraient toute plume vivante et même celles qui sont regardées par l’opinion comme bien supérieures à la plume de M.  […] Les illusions des partis n’en font plus l’espèce de colosse qu’il fut pour eux de son vivant. […] Dans ce tableau, qui devrait être complet et qui ne l’est pas, de toutes les forces de la littérature française sous le gouvernement de juillet, il n’y a d’exagéré ou de grandi que les hommes vivants qui peuvent être pris par la reconnaissance, et de diminué ou d’oublié que les hommes morts qui ne peuvent témoigner la leur. […] Est-ce que l’illustre auteur du Léon X, du Luther, du Calvin, etc., ce talent vivant, étincelant, armé, qui a fait de la polémique avec l’histoire, sans jamais en fausser la vérité dans le combat, est inférieur, aux yeux connaisseurs de M. 

166. (1868) Curiosités esthétiques « VII. Quelques caricaturistes français » pp. 389-419

Il a réjoui, amusé, attendri aussi, dit-on, toute une génération d’hommes vivant encore. […] Feuilletez son œuvre, et vous verrez défiler devant vos yeux, dans sa réalité fantastique et saisissante, tout ce qu’une grande ville contient de vivantes monstruosités. […] Le cadavre vivant et affamé , le cadavre gras et repu, les misères ridicules du ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien n’y manque. […] Henri Monnier l’a étudié, le Prudhomme vivant, réel ; il l’a étudié jour à jour, pendant un très-long espace de temps. […] Un jour, Trimolet fit un tableau ; c’était bien conçu et c’était une grande pensée ; dans une nuit sombre et mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l’air d’une ruine ambulante et d’un paquet de guenilles vivantes s’est étendu au pied d’un mur décrépit.

167. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre III. De la comédie grecque » pp. 113-119

Ces portraits des hommes vivants, ces épigrammes sur les faits contemporains, sont des plaisanteries de famille et des succès d’un jour, qui doivent ennuyer les nations et les siècles ; le mérite de tels ouvrages peut disparaître même d’une année à l’autre. […] Les comédies d’Athènes servaient, comme les journaux de France, au nivellement démocratique, avec cette différence, que la représentation d’une comédie remplie de personnalités contre un homme vivant, est un genre d’attaque, auquel de nos jours aucun nom considéré ne pourrait résister.

168. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre premier. Du rapport des idées et des mots »

C’est que, s’il y a des mots secs, comme les termes philosophiques et les chiffres, il y en a de vivants comme les vibrations d’un violon ou les tons d’une peinture. Bien plus : à l’origine, ils sont tous vivants et, pour ainsi dire, chargés de sensations, comme un jeune bourgeon gorgé de sève ; ce n’est qu’au terme de leur croissance, et après de longues transformations, qu’ils se flétrissent, se raidissent, et finissent par devenir des morceaux de bois mort.

169. (1856) Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine. Tome II

En physiologie, les propriétés vitales de la matière vivante doivent être constatées directement par nos sens sur le vivant, et elles ne sauraient se déduire en aucune manière de la conformation de la matière morte. […] En effet, nous savons que les glandes sécrètent, parce que nous les avons vues sécréter des liquides sur le vivant ; nous savons que les fibres musculaires se contractent, parce que nous les avons vues se contracter sur le vivant, etc. […] En effet, Messieurs, l’expérimentation sur le vivant doit toujours avoir l’initiative. […] La preuve tirée de l’examen de la fonction chez l’animal vivant sera donnée plus tard. […] Nous allons maintenant examiner son action chez l’animal vivant.

170. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome I

Comment dégager la vérité vivante dans ce lointain recul des âges ? […] Tandis que la Princesse de Clèves, parue bien peu de temps après la Clélie, est toujours vivante, toujours vivante Manon Lescaut, l’aînée pourtant de la Nouvelle Héloïse, toujours vivant Candide, toujours vivants les romans de Balzac, tandis que ceux de sa rivale de gloire, George Sand, vont prenant de plus en plus ce caractère historique, qui les dépouille de toute actualité agissante et passionnante. […] En la montrant vivante et souveraine dans son propre esprit et son propre cœur. […] Il sera familier, direct, vivant, avant tout. […] La gaieté du bon vivant y est sans cesse touchée de mélancolie.

171. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre huitième. L’introduction des idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Victor Hugo »

Les vivants orageux passent dans les rumeurs, Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre. […] Vivants, distinguons-nous une chose d’un être167 ? […] Vivant tous à la fois. […] Je viens à vous, Seigneur, confessant que vous êtes Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant ! […] Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément, Où les vivants pensifs travaillent tristement.

172. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant ; La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant. […] Il eût fallu continuer de la même manière, faire passer sous nos yeux les systèmes vivants, comme des idées devenues des âmes. […] La poésie philosophique et scientifique, pour avoir l’influence morale et sociale qui lui appartient de droit, et qu’un Victor Hugo eût pu lui donner, doit être aussi vivante, aussi voyante et sentante que la poésie religieuse. […] Voilà, sans doute, en un vivant symbole, le rêve de la Nature entière, sous la lourde nécessité de la faiM.  […] D’abord opaque, inerte, presque insensible, ce n’est que sous l’éblouissement et la chaleur continue des rayons que l’œil de l’être primitif, par degrés s’éclaircissant, s’est senti devenir cristal, et, vivant miroir, a reflété.

173. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Halévy, secrétaire perpétuel. »

. — “Moi, je couvrirai ces toiles, ces murailles de mes peintures vivantes : graveur, prépare ton burin et répands mon œuvre dans le monde entier.” — “Je ferai respirer l’argile, dit le statuaire, et le marbre tremblera devant moi, comme il tremblait devant le Puget.” — “Moi, je saurai créer des mélodies sublimes, et mes chants inspirés se marieront aux belles harmonies de l’orchestre obéissant.” — L’architecte prend la parole et dit : “Moi, je construirai le temple où vivront tes peintures, où respireront tes statues ; je bâtirai le théâtre immense où frémira le public sous l’empire de tes chants ! […] Henri Delaborde, et pour cinquième compagnon, Ampère, qui, accomplissant son Voyage dantesque s’y était rencontré avec eux : « On eut alors ce spectacle vraiment digne d’intérêt, de cinq jeunes hommes habitués à l’élégance de la vie parisienne, exilés de leur plein gré dans cette pauvreté, et vivant de la dure existence des anachorètes qui leur donnaient l’hospitalité. […] Cet esprit supérieur, que la France n’apprécia pas assez de son vivant, que la jeunesse vers la fin insultait à plaisir, qui ne s’appliquait point en effet à plaire, et qui ne craignait point du tout de choquer ou même de braver son public et son temps ; espèce de Royer-Collard dans sa sphère, ennemi aussi de la démocratie dans l’art, mais non point respecté comme l’autre, et qui semblait même jouir de son impopularité, M.  […] si l’on est d’un art particulier, tout en restant le confrère et l’ami des artistes, savoir s’élever cependant peu à peu jusqu’à devenir un juge ; si l’on a commencé, au contraire, par être un théoricien pur, un critique, un esthéticien, comme ils disent là-bas, de l’autre côté du Rhin, et si l’on n’est l’homme d’aucun art en particulier, arriver pourtant à comprendre tous les arts dont on est devenu l’organe, non-seulement dans leur lien et leur ensemble, mais de près, un à un, les toucher, les manier jusque dans leurs procédés et leurs moyens, les pratiquer même, en amateur du moins, tellement qu’on semble ensuite par l’intelligence et la sympathie un vrai confrère ; en un mot, conquérir l’autorité sur ses égaux, si l’on a commencé par être confrère et camarade ; ou bien justifier cette autorité, si l’on vient de loin, en montrant bientôt dans le juge un connaisseur initié et familier ; — tout en restant l’homme de la tradition et des grands principes posés dans les œuvres premières des maîtres immortels, tenir compte des changements de mœurs et d’habitudes sociales qui influent profondément sur les formes de l’art lui-même ; unir l’élévation et la souplesse ; avoir en soi la haute mesure et le type toujours présent du grand et du beau, sans prétendre l’immobiliser ; graduer la bienveillance dans l’éloge ; ne pas surfaire, ne jamais laisser indécise la portée vraie et la juste limite des talents ; ne pas seulement écouter et suivre son Académie, la devancer quelquefois (ceci est plus délicat, mais les artistes arrivés aux honneurs académiques et au sommet de leurs vœux, tout occupés qu’ils sont d’ailleurs, et penchés tout le long du jour sur leur toile ou autour de leur marbre, ont besoin parfois d’être avertis) ; être donc l’un des premiers à sentir venir l’air du dehors ; deviner l’innovation féconde, celle qui sera demain le fait avoué et’reconnu ; ne pas chercher à lui complaire avant le temps et avant l’épreuve, mais se bien garder, du haut du pupitre, de lui lancer annuellement l’anathème ; ne pas adorer l’antique jusqu’à repousser le moderne ; admettre ce dernier dans toutes ses variétés, si elles ont leur raison d’être et leur motif légitime ; se tenir dans un rapport continuel avec le vivant, qui monte, s’agite et se renouvelle sans cesse en regard des augustes, mais un peu froides images ; et sans faire fléchir le haut style ni abaisser les colonnes du temple, savoir reconnaître, goûter, nommer au besoin en public tout ce qui est dans le vestibule ou sur les degrés, les genres même et les hommes que l’Académie n’adoptera peut-être jamais pour siens, mais qu’elle n’a pas le droit d’ignorer et qu’elle peut même encourager utilement ou surveiller au dehors ; enfin, si l’on part invariablement des grands dieux, de Phidias et d’Apelle et de Beethoven, ne jamais s’arrêter et s’enchaîner à ce qui y ressemble le moins, qui est le faux noble et le convenu, et savoir atteindre, s’il le faut, sans croire descendre, jusqu’aux genres et aux talents les plus légers et les plus contemporains, pourvu qu’ils soient vrais et qu’un souffle sincère les anime.

174. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « La Grèce en 1863 par M. A. Grenier. »

… » Lui qui, dans le dernier chant de Childe Harold tout entier consacré à la glorification de l’Italie, appellera Rome une « mère sans enfants, la Niobé des nations », il avait fait auparavant, de la Grèce morte, cette admirable et divine comparaison avec une femme dont la beauté se conserve encore, dans une indéfinissable nuance de calme, de douceur et de majesté, pendant les premières heures du moins qui suivent le dernier soupir : « Tel est l’aspect de ce rivage, s’écrie-t-il ; c’est la Grèce encore, mais non plus la Grèce vivante. […] « Il n’y a pas, me dit un connaisseur, dans cette brave langue d’un esprit fier un mot qui ne soit vivant, brillant, brûlant de poésie. » Et encore, dans le chant troisième de Don Juan, il faudrait détacher cette suite de ravissants couplets, l’hymne en l’honneur des Iles de la Grèce, encadré dans d’autres stances d’une amère et méprisante ironie. […] Il nous donne des descriptions vivantes des principaux types, l’Albanais, le Phanariote, l’Insulaire ; en un mot il est peintre, il est portraitiste avec saillie et ressemblance : le satirique ne commence et ne se donne tout son jeu que là où il se trouve en face d’une société et d’une Cour ridicules. […] Ce qu’on rapporte de l’ancien philosophe Cléanthe, homme de peine la nuit pour être homme d’étude le jour, n’a plus rien que de naturel, et on en a le commentaire vivant sous les yeux.

175. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Poésies, par Charles Monselet »

Edmond Texier a fait un joli portrait, l’Homme répandu : Charles Monselet est pour moi la figure vivante du littérateur qui se disperse. […] Que si, dans cette disposition d’esprit, il vient à ouvrir par curiosité quelque volume de la collection de ces feuilles maudites, il est surpris tout d’abord d’y trouver du bon sens, de la modération même (une modération relative et qui nous paraît telle à distance) ; il ne s’explique pas les fureurs dont fut l’objet le folliculaire vivant, et il est tout porté alors à le venger après coup, à le justifier en tout point, à lui refaire une réputation posthume. […] C’est un bon vivant, qui a fait de bonnes études et qui a ce qu’on appelle en rhétorique du goût, mais fermé ou indifférent à toute idée de progrès, à toute vue élevée, neuve, et qui sort de la routine. […] Il a fait de Fréron le fils, le proconsul, le roi de la jeunesse dorée, l’amoureux évincé d’une future princesse, une esquisse vivante, rapide, et qui semble une page arrachée d’un Gil Blas moderne.

176. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

Jules Philippe, les Poëtes de la Savoie 50, qui se recommande par une Introduction sur les anciens poëtes et versificateurs du pays, et par un choix des modernes, y compris les vivants, j’ai été frappé de la notice sur Jean-Pierre Veyrat, né en 1810, mort en 1844, que l’éditeur n’hésite pas à saluer du titre, non pas de « poëte souverain », mais de « grand poëte. » Les extraits qui suivent, dans le volume, ne me paraissant pas tout à fait suffisants pour motiver un pareil éloge, j’ai voulu remonter à la source, aux œuvres mêmes, et, pour achever de m’éclairer, j’ai consulté un de mes amis, un proche parent de Veyrat, et qui m’avait déjà entretenu de lui à la rencontre, M.  […] Il avait fait depuis longtemps ce vœu d’imagination qu’il lui semblait réaliser en ce moment : Je veux aller un jour sur un faîte sublime, Dans quelque vieux couvent penché sur un abîme, Où je n’entendrai plus aucun bruit des vivants ; Sur quelque Sinaï, sur un Horeb en flamme, Où l’Éternel descend, pour se montrer à l’âme, Vêtu de la foudre et des vents ! […] Bien des personnes qui ont connu Veyrat dans sa vie parisienne sont, grâce à Dieu, encore vivantes et peuvent se souvenir. […] Soit que, pour les sceller dans un livre, vivants, J’exhume les hauts faits qu’ont emportés les vents ; Soit qu’il faille tailler l’histoire en épopée, Sire, voici ma plume : elle vaut une épée.

177. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Tantôt, flottant entre un passé gigantesque et un éblouissant avenir, égarée comme une harpe sous la main de Dieu, l’âme du prophète exhalera les gémissements d’une époque qui finit, d’une loi qui s’éteint, et saluera avec amour la venue triomphale d’une loi meilleure et le char vivant d’Emmanuel ; tantôt, à des époques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont héros ou fils de héros, quand les demi-dieux ne sont morts que d’hier, quand la force et la vertu ne sont toujours qu’une même chose, et que le plus adroit à la lutte, le plus rapide à la course, est aussi le plus pieux, le plus sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, véritable prêtre comme le statuaire, décernera au milieu d’une solennelle harmonie les louanges des vainqueurs ; il dira les noms des coursiers et s’ils sont de race généreuse ; il parlera des aïeux et des fondateurs de villes, et réclamera les couronnes, les coupes ciselées et les trépieds d’or. Il sera lyrique aussi, bien qu’avec moins de grandeur et de gloire, celui qui, vivant dans les loisirs de l’abondance et à la cour des tyrans, chantera les délices gracieuses de la vie et les pensées tristes qui viendront parfois l’effleurer dans les plaisirs. […] Grand Dieu, votre main réclame Les dons que j’en ai reçus ; Elle vient couper la trame Des jours qu’elle m’a tissus : Mon dernier soleil se lève, Et votre souffle m’enlève De la terre des vivants, Comme la feuille séchée, Qui, de sa tige arrachée, Devient le jouet des vents. […] ai-je dit, je ne verrai donc plus le Seigneur, le Seigneur dans le séjour des vivants !

178. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Il suppose que les ombres ont les sens plus exquis que nous ; et, au vingt-quatrième chant de l’Enfer, il dit que des yeux vivants ne peuvent pénétrer dans les profondeurs de l’abîme, comme les yeux d’un mort. Il suppose aussi, d’après les anciens, que les ombres parlent la bouche béante, parce que la parole leur sort toute formée du fond de la poitrine ; et il est reconnu lui-même pour un homme encore vivant, aux mouvements de ses lèvres. […] Tels sont sans doute aussi les beaux vers de Virgile et d’Homère ; ils offrent à la fois la pensée, l’image et le sentiment : ce sont de vrais polypes, vivants dans le tout, et vivants dans chaque partie ; et dans cette plénitude de poésie, il ne peut se trouver un mot qui n’ait une grande intention.

179. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre III : La science — Chapitre I : De la méthode en général »

On peut trouver que cette expérience n’a pas été d’abord très-heureuse, car il n’est pas aussi facile d’expérimenter sur les sociétés vivantes que sur les corps bruts. […] L’intérêt d’un tel livre est dans ce sentiment précis et vivant de la réalité, qui ne se rencontrera jamais dans les traités de pure logique. […] Pour ma part, en comparant le Novum Organum aux méthodes modernes, je suis beaucoup moins frappé de ce qu’il y a de suranné que de ce qu’on y trouve au contraire de neuf, de vivant, d’applicable encore. […] Ce n’est pas le préjugé d’une philosophie spéculative qui le fait parler, c’est le souvenir vivant de l’expérience personnelle.

180. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Préface de la seconde édition »

La cellule vivante ne contient rien que des particules minérales, comme la société ne contient rien en dehors des individus ; et pourtant il est, de toute évidence, impossible que les phénomènes caractéristiques de la vie résident dans des atomes d’hydrogène, d’oxygène, de carbone et d’azote. Car comment les mouvements vitaux pourraient-ils se produire au sein d’éléments non vivants ? […] La vie ne saurait se décomposer ainsi ; elle est une et, par conséquent, elle ne peut avoir pour siège que la substance vivante dans sa totalité. […] Ils sont donc, en ce sens, extérieurs aux consciences individuelles, considérées comme telles, de même que les caractères distinctifs de la vie sont extérieurs aux substances minérales qui composent l’être vivant.

181. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre II. Filles à soldats »

Mais la couleur, c’est de bien mauvais goût ; et les livres vivants, vous savez, le grand public n’en veut pas : il trouve que ça fait peur. […] Mais rien ne sera fortement caractéristique, rien ne jaillira d’une profondeur vivante. […] Leur Gambetta, leur Chanzy, leur Trochu, leur Bourbaki, leur Thiers sont d’une ligne autrement précise et marchent d’une allure autrement vivante que toute leur raide ou fantomatique famille des Réal.

182. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Alexis de Tocqueville »

… Si tous les amis de France s’avisaient de publier tous les papiers laissés par leurs amis morts, lesquels, eux, de leur vivant, se gardaient bien de les publier, de quel déluge de choses médiocres et même plates ne serions-nous pas inondés ? […] Alexis de Tocqueville a eu, de son vivant, une renommée dont sa mémoire et ses amis peuvent, à la rigueur, se contenter. […] Il a son soin et son apprêt et il les porte partout, jusque dans ses lettres, où il a gardé le pli de ses livres et où je ne trouve aucune des qualités qui font d’une correspondance quelque chose de si vivant, de si intime, de si ouvert sur soi : la primesauterie, la négligence aimable, la grâce, la naïveté, l’impétuosité du mouvement, les enfantillages adorables des esprits puissants qui badinent avec leur force, comme des rois avec leur sceptre ou leur épée !

183. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hoffmann »

En d’autres termes, l’Hoffmann posthume que Champfleury invoque est bien capable de faire rentrer sous terre l’Hoffmann vivant. […] Chez lui, le fantastique demeure à l’état subjectif et vague, et par là, sans qu’il le sût, la notion s’en trouve altérée ; car le fantastique doit être objectif, solide, vivant, réel enfin de sa surhumaine réalité ! […] Outre les sept Contes posthumes dont nous avons parlé, il contient la notice biographique par le conseiller Frédéric Rochlitz, qui fut publiée en 1822 par la Gazette de Leipzig, quelques traits sur la caractéristique d’Hoffmann, une correspondance de sa jeunesse, des extraits de son livre de notes, sa correspondance musicale, enfin des portraits et des dessins de ce singulier tohu-bohu vivant d’artiste, qui avait en lui trois aptitudes auxquelles il se suspendait tour à tour, ne sachant s’il devait être poète, musicien ou peintre, — embarras que, par parenthèse, n’éprouve point un homme de génie, dont la vocation est l’immaîtrisable élan de ses facultés !

184. (1903) Le problème de l’avenir latin

Ce problème, il faut qu’elles en trouvent la solution de gré ou de force, car un jour, proche ou lointain, il se manifestera aux yeux de tous, dans sa vivante réalité. […] L’âme de la Germanie ancienne était restée vivante sous l’enveloppe orthodoxe. […] L’être qui a conservé la foi et la naïveté du vivant simple et sain prend contact avec le dehors, le modifie et en est modifié. […] Jamais on ne perdrait de vue le vivant et le concret. […] C’est cet enseignement vivant qui pourrait justement prétendre à former des hommes, des hommes vivants, non des pleureurs ou des parleurs, des impuissants ou des atrophiés.

185. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Gilbert Augustin-Thierry »

Il lui arrache le mot en la « chauffant », c’est-à-dire en lui faisant brûler les pieds et les jambes jusqu’aux os, et il laisse ses compagnons l’enterrer encore vivante. […] Moyennant quoi l’on voit se dégager à demi des ténèbres qui les rendent redoutables quelques-unes des lois qui semblent présider au développement moral du monde : lois de solidarité, de réversibilité, de responsabilité collective, d’expiation familiale ; et par suite on entrevoit d’étranges communications, non encore définies, des âmes entre elles et de celles des vivants avec celles des morts, de subites et effrayantes lacunes de la personnalité et de l’identité du moi, et des sortes de substitutions de consciences

186. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — P — Ponsard, François (1814-1867) »

[Galerie des poètes vivants (1847).] […] On lui a joué, de son vivant, le mauvais tour de l’opposer à Victor Hugo et de le sacrer chef de l’« école du bon sens ».

187. (1889) L’art au point de vue sociologique « Préface de l’auteur »

La chimie ne faisait que naître avec Lavoisier ; la vraie physiologie était encore à venir : on ne cherchait guère alors à pénétrer dans l’intérieur de l’organisme, à sonder la cellule vivante ou l’atome, encore moins la conscience. […] Il est aussi difficile de circonscrire dans un corps vivant une émotion morale, esthétique ou autre, que d’y circonscrire de la chaleur ou de l’électricité ; les phénomènes intellectuels ou physiques sont essentiellement expansifs ou contagieux.

188. (1903) Articles de la Revue bleue (1903) pp. 175-627

C’est un style tissé de lumière chatoyante, quelque chose comme un arc-en-ciel vivant qui se déploie : On le sent tout frémissant des vibrations d’un cœur enthousiaste. […] Il la fixe en un rythme vivant, parce que la vie est un rythme vivant. […] Tandis qu’en effet toute une génération disparaît, une autre se révèle qui s’affirme bien vivante, avec des idées et des volontés originales et des besoins nouveaux. […] Le rythme réalise ce miracle qu’il garde à jamais vivant le mouvement même de l’âme. […] Marchons vers l’Éternel Vivant. » Léon Vannoz.

189. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre III. Combinaison des deux éléments. »

D’abord une possession de huit siècles, un droit héréditaire semblable à celui par lequel chacun jouit de son domaine et de son champ, une propriété fixée dans une famille et transmise d’aîné en aîné, depuis le premier fondateur de l’État jusqu’à son dernier successeur vivant ; ensuite la religion qui ordonne aux hommes de se soumettre aux pouvoirs établis  Cette religion enfin, qui l’autorise ? […] On est devant elle comme devant le cœur vivant de l’organisme humain ; au moment d’y porter la main, on recule ; on sent vaguement que, si l’on y touchait, peut-être il cesserait de battre. […] Par cette délégation permanente, un grand office public est soustrait aux compétitions, fixé dans une famille, séquestré en des mains sûres ; désormais la nation possède un centre vivant, et chaque droit trouve un protecteur visible. […] Deuxième stade, le retour à la nature. — Diderot, d’Holbach et les matérialistes. — Théorie de la matière vivante et de l’organisation spontanée […] À chacun de mes repas, en moi, par moi, une matière inanimée devient vivante ; « j’en fais de la chair, je l’animalise, je la rends sensible ».

190. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

Ils furent pour nous comme deux protestations vivantes contre l’oppression de l’âme et du cœur, contre le dessèchement et l’avilissement du siècle ; ils furent l’aliment de nos toits solitaires, le pain caché de nos âmes refoulées ; ils prirent sur nous comme un droit de famille, ils furent de notre sang, nous fûmes du leur, et il est peut d’entre nous qui ne leur doive ce qu’il fut, ce qu’il est, ou ce qu’il sera. […] Voix vivante, animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, bien supérieure, à mon avis, à la voix stupide et sans conscience de la cloche de nos cathédrales. […] Jusque là nous n’avions vu aucun être vivant que les chacals qui couraient entre les colonnes du grand temple et les petites hirondelles au collier de soie rose qui bordaient, comme un ornement d’architecture orientale, les corniches de la plate-forme. […] Le silence et la rêverie nous gagnèrent ; ce que nous pensions à cette heure, à cette place, si loin du monde vivant, dans ce monde mort, en présence de tant de témoins muets, d’un passé inconnu, mais qui bouleverse toutes nos petites théories d’histoire et de philosophie de l’humanité ; ce qui se remuait dans nos esprits ou dans nos cœurs, de nos systèmes, de nos idées, hélas ! […] Mais l’homme ne vit pas seulement d’idéal ; il faut que cet idéal s’incarne et se résume pour lui dans des institutions sociales ; il y a des époques où ces institutions, qui représentent la pensée de l’humanité, sont organisées et vivantes ; la société alors marche toute seule, et la pensée peut s’en séparer et de son côté vivre seule dans des régions de son choix ; il y en a d’autres où les institutions usées par les siècles tombent en ruines de toutes parts et où chacun doit apporter sa pierre et son ciment pour reconstruire un abri à l’humanité.

191. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre cinquième. Le réalisme. — Le trivialisme et les moyens d’y échapper. »

Sur la cathédrale de Milan, parmi les onze mille statues qui recouvrent le large dôme comme un peuple de pierre, des séraphins semblent vivants à côté de gorgones qui paraissent, elles aussi, vivantes et presque mouvantes : anges et bêtes ont leur place également marquée sur l’édifice, dans cette société des êtres d’art qui n’est que l’image de nos sociétés humaines : le passant ne leur demande qu’une chose à tous, sous le soleil qui éclaire leur marbre poli comme une chair, — de paraître vivre. […] Il n’est pas dans leurs œuvres un seul portrait, une seule copie exacte d’un individu réel vivant sous leurs yeux. […] Le parfait de tout point, l’impeccable ne saurait nous intéresser, parce qu’il aurait toujours ce défaut de n’être point vivant, en relation et en société avec nous. […] Eugénie de Guérin écrit, en feuilletant des papiers « pleins de son frère » : — « Ces choses mortes me font, je crois, plus d’impression que de leur vivant, et le ressentir est plus fort que le sentir. » Diderot a écrit quelque part : « Pour que l’artiste me fasse pleurer, il faut qu’il ne pleure pas !  […] Si donc, suivant l’expression de Théophile Gautier, il y a des mots pittoresques qui « sonnent comme des clairons », encore faut-il que ce clairon nous annonce quelque chose, qu’il précède une armée vivante en marche, qu’on sente derrière lui la force des idées, des sentiments et de l’action.

192. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre sixième. Le roman psychologique et sociologique. »

En vous bornant, comme Taine, à représenter cette diagonale, vous nous représentez non un être vivant, mais une simple ligne géométrique. […] De plus, Balzac est logicien avant tout : ses caractères sont des théorèmes vivants, des types qui développent tout ce qu’ils renferment. […] Le procédé de simplification, d’abstraction, de généralisation absolue, qui caractérise les idéaux classiques, sortes de théorèmes vivants à la façon de Taine, c’est le procédé même du naturalisme contemporain. […] Mais rien de ce qui émeut un être humain ou simplement vivant n’est étranger à aucun de nous. […] Aussi avec quel art l’auteur relie Sylvestre ou vivant ou mort à ces deux héros pour parer à l’inconvénient de voir l’intérêt et l’émotion se partager !

193. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Rollinat, Maurice (1846-1903) »

C’est une dame dont : … Les cheveux si longs, plus noirs que le remords, Retombaient mollement sur son vivant squelette. […] La musique avec laquelle il interprète la Mort des pauvres, la Cloche fêlée, le Flambeau vivant, l’idéal, de ce grand Baudelaire que je vis mourir, n’appartient assurément à aucune école « conservatoiresque », dit-il lui-même en son langage singulièrement imagé.

194. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Introduction » pp. 2-6

Il s’attaque le plus souvent aux ouvrages des vivants. […] Le critique s’occupe parfois des morts, mais toujours en vue des vivants.

195. (1910) Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique

Mais, plutôt que la nouveauté d’expression, c’est le changement d’expression qui est capable de réveiller les sensibilités, puisque une musique très ancienne, une poésie d’autrefois peuvent recréer en nous un état d’émotion vivant. […] Oui, en vérité, dans le creuset de leur cœur, les émotions littéraires et les émotions réelles se confondent en une même vivante sincérité. […] L’œuvre d’Hélène Picard est certes vivante, lourde de sensations, de désirs, mais sa plus grande qualité, c’est d’être dépouillée de tout art. […] Mais cette orchestration d’odeurs et de couleurs, ce silence mystique où elle se développe, ne font que préciser le seul désir vivant au cœur des jeunes filles : l’amour. […] De cet idéalisme impersonnel, butiné au cours de sa vie, elle a composé une vivante cire, et c’est de cette cire qu’elle ébauchera les maquettes fragiles de ses Amants littéraires.

196. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « L’obligation morale »

Mais il se maintient en fort bon état, très vivant, dans la société la plus civilisée. […] La charité subsisterait chez celui qui la possède, lors même qu’il n’y aurait plus d’autre vivant sur la terre. […] Il n’écrira rien, pour que sa pensée se communique, vivante, à des esprits qui la porteront à d’autres esprits. […] Chacun de nous peut le revivifier, surtout s’il le rapproche de l’image, restée vivante en lui, d’une personne qui participait de cette mysticité et la faisait rayonner autour d’elle. […] Amour qui pourra aussi bien se transmettre par l’intermédiaire d’une personne qui se sera attachée à eux ou à leur souvenir resté vivant, et qui aura conformé sa vie à ce modèle.

197. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre III. Ben Jonson. » pp. 98-162

Elles entrent dans son discours sans disparate ; elles renaissent en lui aussi vivantes qu’au premier jour ; il invente lors même qu’il se souvient. […] Ses habitudes de raisonnement le gênent quand il veut dresser et mouvoir des hommes complets et vivants. […] On ne découvre plus l’homme sous l’habit ; il a l’air d’un mannequin accablé sous un manteau trop lourd. —  Quelquefois, sans doute, ces habitudes de construction géométrique produisent des personnages à peu près vivants. […] Ce sont des masques de théâtre, et non des figures vivantes. […] Catilina, acte II, une très-belle scène, non moins franche et non moins vivante, sur la haute bohême de Rome.

198. (1893) Du sens religieux de la poésie pp. -104

C’est un langage mystérieux, langage de la lumière, de la ligne et du son, langage inaccessible à la multitude des vivants qui sont aveugles et sourds. […] Les acteurs parlent au présent et, dans sa vie vivante, c’est toujours au présent que l’œuvre se déroule sous nos yeux, suite symphonique de tableaux que la logique des péripéties et du dénouement relie avec certitude à la première scène. […] Dans une récente et retentissante enquête sur l’évolution littéraire en France, l’adroit journaliste qui nous a tous consultés a dû conclure que les directions de la littérature vivante sont presque unanimement orientées vers l’idéalisme. […] Aussi naît-il à l’ombre des révélations, les manifestant vivantes par son intime union avec elles et témoignant de leur mort en les quittant. […] Proposer aux vivants un idéal de la vie c’est produire, si c’est le génie qui parle, dans toute la psychologie générale une grande commotion qui sert d’impulsion à l’évolution du monde.

199. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre VI » pp. 394-434

Aujourd’hui, ta comédienne est vivante, elle règne ! […] Que ces gens-là soient vieux ou jeunes, beaux ou laids, vivants ou morts, qu’importe41 ? […] Il faut vivre avant tout ; en vivant on se complète, en vivant on se démontre soi-même à soi-même ; en vivant, on apprend à vivre d’abord, à écrire ensuite ; en vivant on devient S.  […] C’est en vivant que notre admirable patron M.  […] C’en était fait des plus vifs plaisirs du théâtre pour les hommes qui aimaient, d’une foi sincère, le beau langage, les nobles traditions, les vivants souvenirs.

200. (1922) Durée et simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein « Chapitre IV. De la pluralité des temps »

On a donc considéré Pierre vivant et conscient : ce sont bien deux cents ans de son flux intérieur qui se sont écoulés pour Pierre entre le départ et le retour de Paul. […] C’est donc à Paul vivant et conscient que nous devons nous adresser, et non pas à l’image de Paul représentée dans la conscience de Pierre. Mais Paul vivant et conscient prend évidemment pour système de référence son boulet : par là même il l’immobilise. […] Si nous faisons surgir Jean et Jacques, tout vivants, du tableau où l’un occupe le premier plan et l’autre le dernier, gardons-nous de laisser à Jacques la taille d’un nain. […] L’hypothèse du voyageur enfermé dans un boulet de canon, et ne vivant que deux ans tandis que deux cents ans s’écoulent sur la Terre, a été exposée par M. 

201. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIIe entretien » pp. 223-287

Pasquier, encore vivant et vivant tout entier aujourd’hui, qui distribuait alors ces faveurs en qualité de ministre des affaires étrangères de Louis XVIII : homme de goût, de cour, de tribune, de congrès, de grande société européenne. J’étais protégé auprès de lui par quelques-uns de ses amis, entre autres par les deux maîtres de notre diplomatie française, M. de Reyneval et M. d’Hauterive, l’un jurisconsulte, l’autre la tradition vivante et la science de notre cabinet national depuis Louis XVI jusqu’à Louis XVIII, en passant par la République, le Directoire et Napoléon. […] Qu’on oublie donc que ces vers parlent de moi ; qu’au lieu de moi, retiré depuis longtemps de la lice, et qui n’ai fait que toucher superficiellement et avec distraction la lyre jalouse qui veut tout l’homme, on suppose un nom véritablement et légitimement immortel ; qu’on se figure, par exemple, que Solon, poète d’abord, et poète élégiaque dans sa jeunesse, puis restaurateur, législateur et orateur de la république athénienne, puis banni de la république renversée par l’inconstance mobile des Athéniens, puis rentré obscurément dans sa patrie, par l’insouciance du maître, y végète pauvre et négligé du peuple sur une des montagnes de l’Attique ; qu’on se représente en même temps un jeune poète d’Athènes, moins oublieux que ses compatriotes, bouclant sa ceinture de voyage, chaussant ses sandales, et partant seul du Parthénon pour venir visiter bien loin son maître en poésie, relique vivante de la liberté civique ; que Solon reçoive bien ce jeune homme, partage avec lui son miel d’Hymette, ses raisins de Corinthe, ses olives de l’Attique ; que le disciple, revenu à Athènes après une si bonne réception, raconte en vers familiers à ses amis son voyage pédestre, ses entretiens intimes avec le vétéran évanoui de la scène et se survivant, mutilé, à lui-même et à tous dans un coin des montagnes natales. […] je poursuis seul notre pèlerinage Aux grands maîtres vivants ou morts que nous aimons ; Guidé par un poète, un ami de mon âge, J’ai pris l’âpre chemin des pâtres sur les monts. […] J’appris, dans une longue conversation, que cette jeune fille était une Irlandaise, d’une famille aristocratique et opulente dans l’île d’Émeraude ; qu’elle était fille unique d’une mère veuve qui la faisait voyager pour que l’univers fût son livre d’éducation, et qu’elle épelât le monde vivant et en relief sous ses yeux, au lieu d’épeler les alphabets morts des bibliothèques ; qu’elle cherchait à connaître dans toutes les nations les hommes dont le nom, prononcé par hasard à ses oreilles, avait retenti un peu plus profond que les autres noms dans son âme d’enfant ; que le mien, à tort ou à raison, était du nombre ; que j’avais parlé, à mon insu, à son imagination naissante ; qu’enfant, elle avait balbutié mes poèmes ; que, plus tard, elle avait confondu mon nom avec les belles causes perdues des nations ; que, debout sur les brèches de la société, elle avait adressé à Dieu des prières inconnues et inexaucées pour moi ; que, renversé et foulé aux pieds, elle m’avait voué des larmes.… les larmes, seule justice du cœur qu’il soit donné à une femme de rendre à ce qu’elle ne peut venger ; qu’elle était poète malgré elle ; que ses émotions coulaient de ses lèvres en rythmes mélodieux et en images colorées.

202. (1860) Cours familier de littérature. X « LXe entretien. Suite de la littérature diplomatique » pp. 401-463

» Je vais mettre en scène ce dialogue du mort avec les vivants, et faire parler cet oracle du fond de son sépulcre, autant du moins que ma faible intelligence et ma sagesse bornée peuvent interpréter les pensées présumées de cette forte tête et de cette grande vue sur les affaires humaines. […] Il y avait une nombreuse réunion d’hommes politiques de toutes nuances, encore vivants, chez moi ce jour-là. « Eh bien, qu’en dites-vous ?  […] Les armées sont les remparts vivants des peuples : offensives, elles sont de vils instruments de tyrannie ; défensives, elles sont le droit armé des nations. […] Supposons M. de Talleyrand appelé au conseil secret de son pays, et tâchons d’arracher à son sépulcre ce qu’il aurait dit de son vivant. […] Il y a beaucoup de morts, beaucoup de cadavres de puissances dans tout cela ; nous vous en parlerons bientôt à leur place, mais nous vous parlons d’abord des vivants.

203. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre deuxième. Le développement de la volonté »

Transportez cette impulsion dans toutes les cellules élémentaires d’un organisme, elle sera le fond psychique de ce qui se passe chez les petits êtres vivants dont l’organisme total est composé. […] Le principe dont on part dans ce calcul, c’est que les êtres vivants ne veulent pas être tués et qu’ils feront pour cela les mouvements nécessaires. […] La fin que veut tout d’abord l’être vivant lui est immédiatement présente, ne fait qu’un avec lui, est l’être même ; dès lors, comment serait-ce une « fin », au sens intellectuel du mot ? […] Les réflexes mécaniques paraissent s’accomplir dans l’être vivant en dehors de la conscience centrale. […] La causalité de l’être vivant devenant ainsi consciente de son unité avec la finalité même, c’est la volonté réfléchie.

204. (1894) Les maîtres de l’histoire : Renan, Taine, Michelet pp. -312

Je ne prétends pas plus qu’eux deviner, sans l’avoir vu et disséqué, un être vivant, mais j’essaie comme eux d’indiquer les types généraux sur lesquels sont bâtis les êtres vivants, et ma méthode de construction ou de reconstruction a la même portée en même temps que les mêmes limites. […] Élevé dans le catholicisme, vivant en pays catholique, Michelet n’a songé au christianisme que sous la forme du catholicisme. […] Il voit les objets inanimés, il en parle comme s’ils étaient des êtres vivants. […] Tâcher de grouper cela en quelque chose de vivant, n’est pas si arbitraire que le procédé tout idéal de Raphaël ou du Titien. […] Il avait pourtant défini l’histoire « une géométrie vivante ».

205. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La princesse Mathilde » pp. 389-400

Mais qu’un malheur, une perte cruelle vienne frapper un de ces anciens amis refroidis et devenus silencieux, la première pensée de la princesse Mathilde est de tenter cette ancienne amitié dont elle sent une part toujours vivante en elle, et de voir si on n’accueillera pas une parole de sympathie et de consolation. […] Alors, soit dans l’atelier élégant et curieux que le tableau d’un peintre d’intérieur a fait connaître au public, soit plutôt encore dans un atelier retiré et plus modeste où elle se rend tout à fait inaccessible, — là, devant des modèles, ou ceux des maîtres ou ceux de la nature vivante, elle travaille et jette sur le papier ses aquarelles hardies et franches qui luttent de vigueur et d’éclat avec l’huile. […] Elle passe tour à tour de la copie des maîtres à des études vivantes, soit à celles de modèles à caractère, soit aux portraits de ses amis.

206. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger, 1833. Chansons nouvelles et dernières »

La poésie alors, orale, vivante, forme naturelle et souveraine, support et enveloppe de tout, de la science, de l’histoire, de la morale, du culte, tenait au fond même de l’existence d’une race, et enserrait, comme en un tissu merveilleux, mœurs, exploits, souvenirs, les dieux et les héros d’une nation. […] Dans notre France surtout, de ce côté-ci de la Loire, au sein des provinces centrales et passablement prosaïques de Picardie, Berry et Champagne, il n’y eut guère, à aucune époque, de poésie populaire proprement dite, de poésie vivante et chantée ; seulement la malice des fabliaux circula ; la moquerie, la jovialité de certains mystères, répondirent au bon sens railleur et matois des populations. […] À lire nos autres poëtes vivants, on sent toujours, même chez les plus instinctifs, quelque chose qui transporte ailleurs, qui nous jette en d’autres contrées, en d’autres souvenirs, qui rappelle que Pétrarque et le Tasse ont gémi, que Goethe et Byron sont venus.

207. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Réception de M. Vitet à l’Académie française. »

Dans son morceau sur l’influence méridionale, sur la sonorité harmonieuse et un peu vaine de la langue et de la mélopée des troubadours, dans les hautes questions qu’il a posées sur les conditions d’une véritable et vivante épopée, dans sa définition brillante et presque flatteuse du peintre exclusif et du coloriste, il s’est montré un juge supérieur jusqu’au sein du panégyrique, et en même temps la plus religieuse amitié n’a pas eu un moment à se plaindre ; car s’il a eu le soin de maintenir et comme de suspendre ses critiques à l’état de théorie, il a mis le nom à chacun de ses éloges. […] Vitet, au reste, se hâtait de déclarer, à l’exemple du président Hénault, qu’il ne prétendait nullement faire œuvre de théâtre ; il ne voulait que rendre à l’histoire toute sa représentation exactement présumable et sa vivante vraisemblance. […] Il ne serait pas impossible, nous le croyons, d’arriver à donner le sentiment réel, vivant et presque dramatique de l’histoire, par l’excellence même du récit ; et, au besoin, les belles pages narratives par lesquelles M. 

208. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre II. Le lyrisme bourgeois »

Les sentiments étaient si naturels, que les personnages finirent par être vivants : bergers et bergères devinrent de vrais paysans. […] L’incessante fermentation de cette population immense et hétérogène, barons hantant la cour du roi, bourgeois dévots et caustiques, écoliers batailleurs et disputeurs, prompts de la langue et de la main, et tout ce qui s’y remuait d’idées et de passions dans le conflit des esprits et des intérêts, étaient éminemment propres à susciter une poésie sinon très haute, du moins très vivante : le poète, cette fois, ne manqua pas. […] Vivantes pour le chrétien, nouvelles pour l’écrivain, à ce double titre les lieux communs de la morale chrétienne sur la pauvreté, la charité, et surtout sur la mort, pouvaient le séduire.

209. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XVIII. Institutions de Jésus. »

Dès le vivant de Jésus, les apôtres prêchèrent 828, mais sans jamais beaucoup s’écarter de lui. […] Dès le vivant de Jésus, plusieurs, sans être ses disciples, chassaient les démons en son nom. […] Je suis le pain vivant ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde 858. » Le scandale fut au comble : « Comment peut-il donner sa chair à manger ? 

210. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VIII. Quelques étrangères »

Puisque, au désordre vivant de ses odes et au désordre inorganique de ses romans, l’auteur de l’Intermède de rimes et du Feu ne sait parler que de lui-même, examinons qui il est. […] Parfois il croit que Suzanne, pour anesthésier une souffrance trop grande, s’est enivrée de foi mais que, ses enfants vivants, le temps ni les circonstances n’auraient rien pu contre elle. […] Les vérités antisociales et les demi-vérités psychologiques contenues dans Jude l’obscur pouvaient peut-être se mouvoir en une harmonie vivante.

211. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIII, les Atrides. »

Puis Cloto, la première des Parques, fileuse fatidique de la vie humaine, retira le petit Pélops vivant de l’eau bouillonnante. […] Horace l’a rappelée dans la terrible Épode où il nous montre la magicienne Canidie enterrant vivant l’enfant voué à ses maléfices. — « Avant d’expirer, dit-il, l’enfant cria « des imprécations Thyestéennes ». — Misit Thyesteas preces. […] Tous ses lugubres personnages reviennent dans la Trilogie d’Eschyle, à l’état de Mânes ; son atmosphère est saturée de leurs souffles, Cassandre et le Chœur ne cessent de les évoquer ; leurs haines posthumes attisent les haines vivantes de leurs descendants.

212. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre II. Mademoiselle Mars a été toute la comédie de son temps » pp. 93-102

Ironie, malice, gaieté, causerie vivante, parole animée, bonne grâce parfaite, tout est là. […] Voilà où nous en sommes : les morts sont dépouillés pour faire insulte aux vivants. Du fond de son cercueil le mort doit défendre sa couronne funèbre, s’il ne veut pas que cette couronne devienne un outrage à quelque célébrité vivante.

213. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Grèce antique »

Quoi qu’il en soit, après Fénelon, contre lequel le cœur lui a manqué un peu, Lerminier retrouve toute l’indépendance de sa pensée ; et, suivant l’erreur qui tombe, d’esprit en esprit, toujours plus bas et toujours plus large, de Fénelon en Montesquieu, de Montesquieu en Mably, de Mably en Barthélemy, de Barthélemy en Saint-Just et en Robespierre, et de ces derniers en toute cette plèbe de démocrates timbrés encore de République, il dresse admirablement le compte de cette longue lignée d’adorateurs de la Grèce, qui l’aiment, il est vrai, à la manière grecque, avec un bandeau sur les yeux, et qui ont cru, soit dans leurs livres, soit dans leurs essais d’organisation politique, qu’on pouvait détremper et pétrir les cendres des civilisations consumées pour en faire le ciment des institutions des peuples vivants ! […] Une chose morte peut avoir laissé aux choses vivantes une âme, un esprit, que sais-je ? […] Entre les manières de penser et de sentir d’un peuple mort, mais qui laissa sur le front du peuple vivant comme les dernières haleines de son génie, entre la civilisation de l’un et de l’autre, il y a un lien, un rapport, une espèce de communauté qui tient à bien des causes, visibles ou mystérieuses, mais qui est.

214. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Achille du Clésieux »

Si le génie de l’expression rayonne davantage dans Lamartine, si le pathétique de la passion et des larmes est incomparable dans son poème sublime où la nature muette, après les cris qu’y pousse la nature vivante, est peinte avec plus de relief et plus de grandeur que dans Virgile, — et par la raison que la nature vivante s’empreint sur cette nature muette pour la spiritualiser et la transfigurer, — la supériorité morale appartient pourtant à du Clésieux, et la supériorité morale n’est pas une chose indifférente ou vaine en littérature. […] Du Clésieux, dans son poème, est resté jusqu’à la dernière page et jusqu’à son dernier vers dans la beauté du sentiment chrétien le plus pur, et cette beauté s’ajoute à celle de l’émotion humaine qui fait palpiter tout son poème, comme un cœur vivant… IV Rien de plus simple que ce roman en vers qui pourrait bien être une histoire, et cette simplicité est si grande que la donnée du poème peut se raconter en deux mots… Le héros du livre, qui n’est pas nommé dans le poème, l’amant d’Armelle, est un Childe Harold de ce temps où toute âme un peu haute est plus ou moins Childe Harold, et n’a pas besoin d’aller au fond de toutes les coupes que nous tend le monde pour s’en détourner et revenir à la solitude, — et pour s’essuyer, comme un enfant à la robe de sa mère, de ses souillures et de ses dégoûts, à la Nature.

215. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Honoré de Balzac » pp. 1-15

Gustave Planche, mort maintenant mais vivant alors, qui du moins avait de la compétence littéraire, une sagacité exercée, et qui aurait vu dans Balzac, artiste énorme, mais non infaillible, des débilités de main ou des excès d’intelligence qui ont échappé à l’adolescence magistrale de M.  […] Voilà le critique, exécuteur de ses hautes œuvres littéraires, qu’elle a chargé de décapiter, à froid et après la mort, un grand homme d’esprit qu’elle n’aurait pas touché vivant. […] Aujourd’hui toujours Revue, elle veut vendre du Balzac mort et insulté comme elle a vendu du Balzac vivant.

216. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVI. Des sophistes grecs ; du genre de leur éloquence et de leurs éloges ; panégyriques depuis Trajan jusqu’à Dioclétien. »

On doit estimer l’orateur qui loua un grand homme ; mais on souhaiterait que ce grand homme n’eût pas souffert qu’on le louât de son vivant. […] Niger le regarda en pitié, et voici sa réponse : « Orateur, faites-nous l’éloge de Marius, ou d’Annibal, ou de quelqu’autre grand homme qui ne soit plus, et dites-nous ce qu’il a fait, pour que nous l’imitions ; car louer des vivants, est intérêt ou faiblesse, et surtout louer les princes, dont on espère, dont on craint, qui peuvent donner, qui peuvent mettre à mort, qui peuvent proscrire. Pour moi, vivant, je veux être aimé ; et loué, quand je ne serai plus. » Celui qui parlait ainsi méritait de vaincre en disputant le trône.

217. (1933) De mon temps…

De ces soirées d’été à la villa des Talus j’ai gardé un souvenir charmé dont celui d’en être revenu en portant un gros pigeon vivant. […] Autour de lui s’agitaient maintes figures étrangement vivantes, des passions sournoises ou tragiques, tous les jeux mystérieux de l’amour et de la mort. […] Le vivant petit portrait peint par M.  […] Pourquoi, de son vivant, la gloire lui fut-elle si chichement départie ? […] Autant Curnonsky était bon vivant, gai, insouciant, autant Toulet était amer, irritable et assombri.

218. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre premier. Causes physiologiques et psychologiques du plaisir et de la douleur »

Ce qu’il faudrait savoir, c’est ce qui, dans une cellule ou un nerf, cause le rudiment du plaisir ou de la peine, pour s’étendre ensuite à l’ensemble du corps vivant. […] Nous pouvons donc parler d’une « faim mécanique » comme cause de toutes les actions des organismes vivants. […] D’où il suit que, chez l’être vivant, la douleur n’est pas, comme l’ont cru certains pessimistes, le principe même de l’action intérieure et du vouloir, mais seulement celui de la réaction sur le monde extérieur. […] C’est seulement à l’origine de l’évolution chez les êtres vivants que le malaise, la douleur, la faim est le principal aiguillon dont se sert la nature. […] L’être vivant ne tend plus seulement à tout ramener vers soi, comme par une gravitation dont il serait le seul centre ; il tend aussi à se répandre, à se donner, à s’unir.

219. (1903) La renaissance classique pp. -

à la nation tout entière, ignorant que chaque État, pour ne pas dire chaque individu, trouve en lui-même le vivant principe de sa morale. […] Elle exclut ou elle rejette au second plan tout ce qui, dans la nature, ne porte point les caractères d’ordre, d’harmonie et de beauté qui sont les caractères essentiels de l’activité vivante. […] comme nos maîtres nous ont abusés jadis et se sont abusés eux-mêmes en offrant à nos admirations la dramatique image d’un Théodore Jouffroy se demandant avec une anxiété douloureuse si sa raison lui permet de rester fidèle à l’idéal de ses pères, d’arracher de lui le vivant symbole de vérités qui compose la substance même de son âme ! […] Ce qu’on entend par là, c’est un sujet qui se suffise à lui-même, qui ne doive rien d’essentiel ni à la pathologie, ni à la statistique, ni à la sociologie ; qui ne puisse être conçu que par un poète (dans le grand sens du mot), et dont un autre ne puisse rien tirer ; un sujet enfin qui se développe spontanément à la façon d’une plante ou d’un organisme vivant. […] Vivant souvenir de l’adultère monarchique !

220. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens. par M. Le Play, conseiller d’État. (Suite et fin.) »

n’est-ce pas assez pour la société des caprices et des passions des vivants ? […] Combien de ces actes, signifiés aux vivants par les morts, où la folie semble le disputer à la passion ; où le testateur fait de telles dispositions de sa fortune, qu’il n’eût osé de son vivant en faire confidence à personne ; des dispositions telles, en un mot, qu’il a eu besoin, pour se les permettre, de se détacher entièrement de sa mémoire, et de penser que le tombeau serait son abri contre le ridicule et les reproches !  […] La tolérance, telle qu’elle convient à un régime jeune et vivant, est une vertu des plus vigilantes, des plus actives et des plus viriles.

221. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre III. Le naturalisme, 1850-1890 — Chapitre VI. Science, histoire, mémoires »

Arvède Barine931, par une création synthétique que dirige un remarquable sens psychologique, rend de pâles figures historiques aussi vivantes, aussi réelles que des personnages de roman. […] Mais, de plus, la précision extrême de son étude exprime toute la réalité : il sait obtenir les plus grands effets par les plus simples moyens, et quelques types compréhensifs, quelques faits caractéristiques — très peu nombreux, mais très soigneusement choisis — nous rendent la Grèce présente, en sa vivante originalité, ou Rome, ou la France des Mérovingiens. […] Et il a toujours affirmé que celui-là ne se trompe pas, qui déclare en vivant sa foi à l’idéal. […] On a vu surtout, de son vivant, combien il menaçait l’Eglise : de jour en jour, on sentira davantage ce que le sens religieux, la tolérance et la paix lui doivent.

222. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VI. Pour clientèle catholique »

Malheureusement ses démonstrations anatomiques sont faites sur des mannequins bourrés de paille et, si on les applique à des êtres vivants, on s’aperçoit qu’elles forment — épines sèches et fleurs fanées — le plus banal fagot d’erreurs connues et de vérités triviales. […] Mais cet encombrement est vivant, palpitant de vision directe, secoué de la fièvre de tout dire. […] Mais il dévalise sans scrupule les livres où il passe et il remplit ses volumes de bibelots disparates pris à toutes sortes de morts plus vivants que lui. […] Or Louis Le Cardonnel est bien vivant.

223. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Philarète Chasles » pp. 111-136

I Quelques jours après sa mort, Philarète Chasles eut sa minute de bruit ; mais les nécessiteux et les furieux d’actualité, comme ils disent, qui avaient attendu sa mort pour parler de lui, dont ils ne disaient pas grand-chose quand il était vivant et qu’il lançait quelque livre du fond de sa petite catacombe de la Bibliothèque Mazarine, ne s’occupèrent bientôt pas plus de sa personne que s’il n’avait jamais existé. […] Depuis Mme de Staël, il ne fut peut-être pas, en France, de critique plus vivant. […] Beaucoup d’esprits, en vivant quelque temps en Angleterre, ont contracté quelque chose de l’esprit anglais. […] Chasles, plus intelligent et plus impartial que je n’eusse attendu d’une sensibilité aussi vibrante que la sienne, a reconnu la supériorité du jugement de J. de Maistre dans son livre d’acharnement sublime contre Bacon, contre cet homme qui fut pis qu’un homme, car il fut l’Erreur vivante, féconde, centrifuge et malheureusement immortelle.

224. (1874) Premiers lundis. Tome I « Mémoires du marquis d’Argenson, ministre sous Louis XV »

Le caractère du style aussi bien que de la vie du marquis d’Argenson est le bon sens, comme on le croira sans peine ; ennemi du clinquant et de ce qu’il appelle les épigrammes politiques, il ne l’est pas moins des pointes et des épigrammes du langage ; avide avant tout de vérités proverbiales, de dictons populaires, et heureux d’en confirmer sa pensée, la trivialité même ne l’effraye pas, il ne l’évite jamais ; mais par malheur la raison n’est pas toujours triviale ; il arrive donc souvent aux saillies à force de sens, et beaucoup de ses comparaisons sont piquantes parce, qu’elles sont justes, Qu’Albéroni, par exemple, vivant à Rome après sa disgrâce, entreprenne, au nom du pape, souverain temporel, la conquête de la petite république de Saint-Marin ; M. d’Argenson, qui vient de nous exposer avec précision et peut-être sécheresse les travaux et les talents du cardinal, saura bien ici nommer cette entreprise une parodie des comédies héroïques qu’Albéroni a données à l’Espagne vingt ans auparavant, et, lui-même, le montrer joueur ruiné quoique habile qui se conduit en jouant aux douze sous la fiche, comme il faisait autrefois en jouant au louis le point. Qu’il nous peigne Sully et ses Mémoires, Retz et les siens, MM. de Vendôme et la cour du Temple, qu’il compare entre eux, comme gens de lettres et du monde, Fontenelle, Hénault et Montesquieu, tous trois vivants et le dernier n’ayant pas produit l’Esprit des lois, qu’il juge Voltaire dès 1736, et Rousseau dès 1755, toujours sa façon est la même ; c’est le jugement qui le mène à l’esprit ; il ne s’y élève pas, mais y semble porté, et pour ainsi dire y descend.

225. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Casuistique. » pp. 184-190

* * * L’acte dont il s’agit est un meurtre, oui, mais un meurtre dont la victime est cachée dans d’impénétrables ténèbres et n’est qu’une dépendance secrète d’un autre être vivant, en sorte que celui-ci peut se croire, instinctivement, une sorte de droit sur elle. […] Délivrer la femme, avec son consentement et par des moyens qui, dans ce premier moment, ne présentent aucun danger pour elle, c’est supprimer un je ne sais quoi de pas encore vivant ou qui, dans l’échelle de la vie, occupe le plus bas degré, est tout proche de la vie purement végétative ; et c’est, d’autre part, conjurer une terrifiante possibilité d’angoisse et de souffrance, épargner à la mère et au père putatif de ce je ne sais quoi des années de géhenne, et de ces douleurs sans recours, qui rendent injuste et méchant.

226. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 181-190

C’est dans ce spectacle vivant de la nature humaine, que les Poëtes, les Orateurs, les Moralistes eux-mêmes, peuvent trouver encore plus sûrement de quoi s’instruire, parce que les exemples y sont plus frappans, que les préceptes ne le sont dans un Traité de Morale. […] Il eût été difficile d’être en liaison particuliere avec un homme toujours plein d’un systême qu’on eût rejeté ; & si l’on recevoit le systême, il n’étoit pas possible qu’on ne goûtât infiniment le caractere de l’Auteur, qui n’étoit, pour ainsi dire, que le systême vivant.

227. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32

Souvent, aux lieux les plus connus, un certain profil soudainement caractérisé me révèle des masses différentes, des groupes nouvellement conçus, que je n’avais jamais envisagés de cette sorte, et qui sont vrais, et qui s’ajoutent à la connaissance vivante que j’ai du tout. » Ce que cet ami me disait de ses montagnes, je l’appliquais involontairement à notre littérature, à mesure que, l’envisageant de loin, sous un aspect extérieur, et pourtant d’un lieu ‌ qui est à elle encore par la culture, elle me paraissait offrir une perspective nouvelle dans des objets tant de fois étudiés et connus. […] Vinet en faveur de la liberté de tous les cultes, un peu antérieur, mais animé par une action si prochaine, ait été pour lui autre chose qu’une thèse philosophique où sa raison se complaisait : c’était une sainte et vivante cause ; et, à travers la surcharge des preuves et la chaîne un peu longue de la démonstration, à travers le style encore un peu roide et non assoupli, cette chaleur de foi communique à bien des parties de cet écrit, et surtout à la prière de la fin, une pénétrante éloquence. […] Les grammaires et les dictionnaires, dont je ne prétends point contester la nécessité, sont à la langue vivante ce qu’un herbier est à la nature. […] C’est dans les classiques qu’il faut aller la cueillir, la respirer, s’en pénétrer ; c’est là qu’on la trouvera vivante ; mais il ne suffit pas, je le répète, d’une promenade inattentive à travers ces beautés. » J’ai voulu, en citant cette belle page, donner idée encore moins de la méthode que du succès. […] En parlant des mots d’abord nobles, de quelques mots employés par Malherbe lui-même, mais qui finirent par être déshonorés dans un emploi familier, et qu’il fallut expulser alors de la langue de choix : « C’est le cheval de parade, dit-il, qui, sur ses vieux jours, est envoyé à la charrue20. » Ailleurs (préface du troisième volume), quand, voulant marquer que la poésie d’une époque exprime encore moins ce qu’elle a que ce qui lui manque et ce qu’elle aime, il dit : « C’est une médaille vivante où les vides creusés dans le coin se traduisent en saillies sur le bronze ou sur l’or, » ceci n’est-il pas frappé, de l’idée à l’image, comme la médaille même ?

228. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Il se refuse à exprimer les dehors physiques des choses, la sensation directe du spectateur, les extrémités hautes et basses de la passion, la physionomie prodigieusement composée et absolument personnelle de l’individu vivant, bref cet ensemble unique de traits innombrables, accordés et mobiles, qui composent, non pas le caractère humain en général, mais tel caractère humain, et qu’un Saint-Simon, un Balzac, un Shakespeare lui-même ne pourraient rendre, si le langage copieux qu’ils manient et que leurs témérités enrichissent encore, ne venait prêter ses nuances aux détails multipliés de leur observation366. […] Dans un caractère vivant, il y a deux sortes de traits : les premiers, peu nombreux, qui lui sont communs avec tous les individus de sa classe et que tout spectateur ou lecteur peut aisément démêler ; les seconds, très nombreux, qui n’appartiennent qu’à lui et qu’on ne saisit pas sans quelque effort. […] Au dix-huitième siècle, il est impropre à figurer la chose vivante, l’individu réel, tel qu’il existe effectivement dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-dire comme un ensemble indéfini, comme un riche réseau, comme un organisme complet de caractères et de particularités superposées, enchevêtrées et coordonnées. […] Il n’y a de vivant au dix-huitième siècle que les petites esquisses brochées en passant et comme en contrebande par Voltaire, le baron de Thundertentrunck, mylord Whatthen, les figurines de ses contes, et cinq ou six portraits du second plan, Turcaret, Gil Blas, Marianne, Manon Lescaut, le neveu de Rameau, Figaro, deux ou trois pochades de Crébillon fils et de Collé, œuvres où la familiarité a laissé rentrer la sève, que l’on peut comparer à celles des petits-maîtres de la peinture, Watteau, Fragonard, Saint-Aubin, Moreau, Lancret, Pater, Baudouin, et qui, reçues difficilement ou par surprise dans le salon officiel, subsisteront encore, lorsque les grands tableaux sérieux auront moisi sous l’ennui qu’ils exhalaient. […] Par insuffisance d’esprit et par amour-propre littéraire, ils omettent le détail caractéristique, le fait vivant, l’exemple circonstancié, le spécimen significatif, probant et complet.

229. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre II. Littérature dramatique — Chapitre II. Le théâtre du quinzième siècle (1450-1550) »

Patelin : expression comique de types observés et vivants. […] Ce mot désigne d’abord vers 1400 des représentations figurées, sans dialogue dramatique, des scènes muettes, pantomimes, tableaux vivants, dont les sujets étaient mythologiques, allégoriques ou chrétiens, et qu’on donnait aux fêtes, aux entrées de rois et de princes. […] Mais surtout la place publique, la rue, la taverne, avec leur population pittoresque et leur vivante confusion, des chansons d’aveugles, des geigneries de mendiants, des quolibets de buveurs, des jurements de joueurs, des insolences de sergents, des boniments de marchands, voilà le spectacle dont il ne se lasse jamais. […] C’est un mérite : et de là vient que leur Christ si pâle, si froid, si peu vivant, n’a pas de caractère, tandis que Notre-Dame les inspire mieux. […] Non moins allégoriques, mais parfois plus vivantes, et du moins plus intéressantes par leurs sujets, animées par quelques éclats de sentiment sincère et de malice spirituelle, sont les moralités politiques : celles surtout où le sentiment patriotique et populaire s’exhale en vives satires.

230. (1767) Sur l’harmonie des langues, et en particulier sur celle qu’on croit sentir dans les langues mortes

Une langue qui aurait, comme l’espagnol, un heureux mélange de voyelles et de consonnes douces et sonores, serait peut-être la plus harmonieuse de toutes les langues vivantes et modernes. […] Le français est une langue vivante, répandue par toute l’Europe ; il y a des Français partout ; les étrangers viennent en foule à Paris ; combien de secours pour s’instruire de cette langue ? […] M. de Voltaire, dont l’autorité, quoiqu’il soit vivant, vaut pour le moins celle de Boileau en matière de goût, pense absolument de même. […] Or voilà ce qu’il me paraît impossible de démêler quand la langue n’est pas vivante. […] Je ne sais si les anciens Romains écrivaient beaucoup en grec ; ils avaient au moins cet avantage, qu’ils pouvaient se flatter de parvenir à bien écrire dans cette langue, qui de leur temps était vivante et fort répandue ; cependant je vois que les plus illustres d’entre eux se sont appliqués principalement à bien écrire dans leur propre langue ; imitons-les sur ce point.

231. (1893) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série

Voici, par exemple, un poète qui fut très grand et très vivant : l’abbé Delille. […] Il s’agit de la vie : l’ouvrage le plus vivant lui-même n’est-il pas celui qu’il faut savoir par cœur, ou mourir ? […] Il y a deux catégories d’auteurs et d’ouvrages : les vivants et les morts. […] L’étonnant succès d’Œdipe roi au Théâtre-Français prouve à quel point ce chef-d’œuvre est resté vivant. […] « Ruysdaël, Hobbema, restèrent à peu près ignorés de leur vivant.

232. (1932) Les idées politiques de la France

Il est actif, vivant, dans les conseils généraux, où il fait bon ménage avec l’esprit de gauche. […] Je verrais en lui le laïcisme le plus vivant, avec des vitamines, des tragédies, des problèmes. […] Mais pour le peuple, qui pense vivant et parle vivant, le laïque c’est l’instituteur, comme le clérical c’est le curé. […] L’idée laïque fournit à ses congrès la question vivante, le rapport annuel vivant. […] Il a donné à l’extrême gauche, par sa personne, un mythe vivant.

233. (1856) Cours familier de littérature. I « Ier entretien » pp. 5-78

Elle a usé le temps qui ne l’use pas ; elle est comme un jalon vivant du passé, laissé dans le domaine et sur les tombeaux de ses frères et de ses sœurs. […] Quels vivants vaudraient pour moi ces morts ressuscités dans ce qu’ils ont eu de mieux sur la terre, leur pensée ? […] Il fallait que cela fût ainsi pour qu’un solitaire qui avait traversé les foules et les bruits du monde pût se trouver plus heureux dans la société de ces morts que dans la société des vivants. […] XXXIII La tribune politique, où je montai à mon tour pendant quinze ans de ma vie, redoubla pour moi le sentiment des lettres ; j’étudiai nuit et jour, sans relâche, pendant ces quinze années, les modèles morts ou vivants de la parole, pour me rendre moins indigne de parler après eux ou à côté d’eux. […] Ce sont autant de fibres saignantes arrachées de mon cœur encore vivant et ensevelies avant moi, pendant que ce cœur bat encore dans ma poitrine comme une horloge qu’on a oublié de démonter en abandonnant une maison, et qui sonne encore dans le vide des heures que personne ne compte plus !

234. (1869) Philosophie de l’art en Grèce par H. Taine, leçons professées à l’école des beaux-arts

Voilà donc le corps vivant tout entier et sans voile, admiré, glorifié, étalé sans scandale, aux regards de tous, sur son piédestal. […] Pour faire l’homme de marbre ou d’airain, ils ont d’abord fait l’homme vivant, et la grande sculpture se développe chez eux au même moment que l’institution par laquelle se forme le corps parfait. […] Les Egestœens avaient élevé un petit temple sur le tombeau d’un Crotoniate réfugié chez eux, Philippe, vainqueur aux jeux Olympiques, le plus beau des Grecs de son temps, et, du vivant d’Hérodote, ils lui offraient encore des sacrifices. […] Lentement, par degrés et à distance, l’art qui fait la statue de métal, de bois, d’ivoire ou de marbre, accompagne l’éducation qui fait la statue vivante. […] Au fond du polythéisme est le sentiment de la nature vivante, immortelle, créatrice, et ce sentiment durait toujours.

235. (1925) Proses datées

Elle savait évoquer la géniale figure et l’animer des anecdotes les plus curieuses et les plus vivantes. […] Certains auteurs ne sont pas seulement supprimés de la liste des vivants, ils sont, pourrait-on dire, rayés de la liste des morts. […] Aussi est-ce justement ce « parlé » qui donne aux livres de mémoires, leur ton si naturel et si vivant. […] Je m’y suis assis, pris d’une silencieuse tendresse pour ces douces vieilles choses qui m’environnent, toutes vivantes encore de passé. […] Mais les attraits vivants ne vous laissaient point insensible à celui que vous ressentiez pour les imitations peintes de la nature.

236. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « La Solidarité »

Des réflexions si justes et si élevées de mon ami Corréard, je vous engage particulièrement à retenir ceci, que nous ne sommes pas des isolés dans le temps ; que tout ce que la vie a pour nous soit de commodité, soit de noblesse, c’est à nos pères, à nos aïeux, à nos ancêtres que nous le devons ; que nous devons aux morts la culture même d’esprit qui nous permet, sur certains points, de penser autrement qu’eux  et mieux, je l’espère  et qu’enfin, suivant le beau mot d’Auguste Comte, l’humanité est composée de plus de morts que de vivants. C’est toutefois en m’en tenant aux vivants que je voudrais, après votre éminent professeur d’histoire, vous prêcher le sentiment, l’acceptation et, s’il se pouvait, l’amour de la solidarité humaine.

237. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « I. Historiographes et historiens » pp. 1-8

Il aurait fallu placer dans l’État à la même hauteur de respect, l’historiographe et le juge ; il aurait fallu assimiler, dans la considération publique, le juge des morts et des intérêts généraux et politiques, comme l’historiographe, et le juge des vivants et des intérêts privés et civils, comme le magistrat ; car l’honneur et la sécurité des sociétés reposent également sur cette double justice. […] Que la Libre Pensée ait ses historiens, qui font leur histoire comme leurs romans et leurs romans comme leur histoire, mais que nous ayons, nous, un domaine public de vérité inaliénable ; que l’on puisse retrouver toujours une tradition visible et vivante, au milieu de nous, et qui puisse résister au travail dépravant et effréné de la Libre Pensée !

238. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXIII. Des panégyriques en vers, composés par Claudien et par Sidoine Apollinaire. Panégyrique de Théodoric, roi des Goths. »

On conçoit comment il put louer Stilicon, qui n’était pas à la vérité un citoyen, mais qui était à la fois et un ministre et un général ; mais Honorius, qui toute sa vie fut, comme son frère, un enfant sur le trône ; qui, mené par les événements, n’en dirigea jamais aucun ; qui ne sut ni ordonner, ni prévoir, ni exécuter, ni comprendre ; empereur qui n’avait pas même assez d’esprit pour être un bon esclave ; qui, ayant le besoin d’obéir, n’eut pas même le mérite de choisir ses maîtres ; à qui on donnait un favori, à qui on l’ôtait, à qui on le rendait ; incapable d’avoir une fois du courage, même par orgueil ; qui, dans la guerre et au milieu des périls, ne savait que s’agiter, prêter l’oreille, fuir, revenir pour fuir encore, négocier de loin sa honte avec ses ennemis, et leur donner de l’argent ou des dignités au lieu de combattre ; Honorius, qui, vingt-huit ans sur le trône, fut pendant vingt-huit ans près d’en tomber ; qui eut de son vivant six successeurs, et ne fut jamais sauvé que par le hasard, ou la pitié, ou le mépris ; il est assez difficile de concevoir comment un homme qui a du génie, peut se donner la peine de faire deux mille vers en l’honneur d’un pareil prince. […] Il ne manqua pas d’être admiré, et il eut de son vivant des statues, honneur qui ne fut rendu à Virgile qu’après sa mort.

239. (1889) Derniers essais de critique et d’histoire

Ce qu’il voulait rendre, c’était l’être intime et la vivante passion des choses. […] Tout autre langage est abstrait ; toute autre représentation démembre et tue la nature vivante. […] Jusqu’à quel degré doit-on transformer le modèle vivant, et comment le refondre sans détruire son être intime ? […] La figure n’est pas à la fois idéale et vivante. […] En présence d’une figure peinte ou sculptée, vous devez oublier qu’elle est peinte ou sculptée, imaginer qu’elle est vivante.

240. (1884) Les problèmes de l’esthétique contemporaine pp. -257

S’il feint, c’est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d’êtres vivants. […] Nous avons vu que tout ce qui est sérieux et utile, tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau. […] Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif : il lui fait partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vivants. […] » et s’élance pour aborder ; s’il arrive vivant, c’est une grande chance. […] La machine qui ressemblera le mieux à un être vivant sera la plus belle.

241. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre II. La Renaissance. — Chapitre VI. Milton. » pp. 411-519

La race des vivants a changé. […] Contre les évêques, qui étaient vivants et puissants, sa haine s’épancha plus violemment encore, et l’âcreté des métaphores venimeuses suffit à peine à l’exprimer. […] Bien plus, ils conservent comme dans une fiole l’efficacité et l’essence la plus pure de cette vivante intelligence qui les a engendrés. […] Libres d’enthousiasme, nous jugeons ses personnages ; nous exigeons qu’ils soient vivants, réels, complets, d’accord avec eux-mêmes, comme ceux d’un roman ou d’un drame. […] Bientôt le firmament brilla — de vivants saphirs.

242. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXVe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (4e partie) » pp. 429-500

Une langueur qui dégénère en véritable malaise accable tous les êtres vivants, jusqu’aux hôtes de la forêt, comme l’atteste la lenteur de leurs mouvements. […] XII Mais, à quelques pas de là, Saint-Pierre de Rome, œuvre encore jeune et vivante de la nouvelle religion des hommes, s’élève à trois cents pieds plus haut que l’œuvre de Vespasien. […] « Mais si ces principes (âme et matière, vie et mort) sont divers, me dites-vous, où est dans l’organisme vivant le siège organique de la vie ?  […] Il n’est pas un point vivant de mon organisme corporel où mon principe vital organique ne soit, ne règne et ne gouverne par sa logique. Ne dites-vous pas vous-même que “l’état vital s’exprime dans la conscience par une affection permanente, vaguement localisée dans tous les points à la fois de la masse vivante et animée ?

243. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre cinquième »

Dans Rhadamiste et Zénobie, son principal titre, non seulement de très bons vers nous rendent la langue des maîtres, mais des actes entiers, des caractères vivants nous rappellent leurs créations. […] Par là les acteurs devaient ressembler de plus en plus à des personnages qui agissent, à des peintures vivantes, comme les voulait Voltaire. […] , les bras étendus et prêts à courir au secours. » « Toutes ces peintures vivantes, ajoute-t-il, formées par des acteurs pleins de feu et d’âme, pourraient donner quelque idée de la terreur et de la pitié. » Ainsi la terreur et la pitié, au lieu de naître et de s’accroître à mesure que la pièce se noue, ne sont plus que des secousses subites et inattendues, provoquées par des effets de théâtre. Ce besoin d’acteurs pleins d’âme et de feu pour des peintures vivantes, trahit le penchant croissant du poète à chercher l’effet du poème dans le secours de ceux qui l’interprètent. […] Mais il aimait surtout à se donner des images de sa belle âme dans les personnages qu’il inventait, et il les croyait vivants parce qu’il les avait animés de tous les bons sentiments dont il était plein.

244. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

Alors ne fut du désir, de l’aspiration, des joies et du malheur d’amour aucune fin ; monde, puissance, gloire, splendeur, honneur, chevalerie, fidélité, amitié, tout, comme un insubstantiel rêve, en poussière s’éparpilla ; seule une chose vivante encore, — le désir, le désir, l’inapaisable, l’éternellement réenfantée aspiration, le languissement et la soif ; une unique rédemption, — mourir, finir, se perdre, ne plus se réveiller ! […] Les dernières œuvres de Richard Wagner sont les plus vivantes. […] Il faudrait pouvoir analyser à l’infini la délicatesse de chaque situation pour bien goûter la profonde et vivante poésie que Wagner a dû sentir en lui-même lorsqu’il écrivait ces pages. […] » le motif caractérise l’amour du milieu vivant, fécond et riche de la cité allemande ; il ne contient pas seulement la joie de la fête, il marque la fierté civique des bourgeois de Nuremberg : On verra, dit Sachs, « Dass Nuremberg, mit hœchstem Werth die Kunst und ihre Meister ehrt. » Motif 47 (Voyez 42). […] Cette étude, je l’espère, peut aussi me permettre d’énoncer ce que je regarde comme un axiome de critique expérimentale : Si une œuvre est vivante c’est qu’elle est organisée ou qu’elle porte l’empreinte de l’organisation de celui qui l’a créée.

245. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

Heureux qui peut la voir se livrant à ses jeux terribles sans danger pour aucun être vivant ! […] Le silence m’enveloppe ; tout aspire au repos, excepté ma plume qui trouble peut-être le sommeil de quelque atome vivant, endormi dans les plis de mon cahier, car elle fait son petit bruit en écrivant ces vaines pensées. […] L’humble sentiment qui termine, et qui tient compte du moindre atome vivant, est à faire envie à un doux poète de l’Inde. […] Dans le juste tribut que l’on paye à la mémoire d’un mort chéri, il ne doit se glisser rien d’injuste envers les vivants, et l’omission aussi peut être une injustice.

246. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

Le christianisme était chose vivante à ses yeux, et il lui semblait que 89 n’avait été qu’un fort coup de cloche pour séculariser décidément la charité. […] Il y a bien encore pour moi des tracasseries à subir, quand ce ne serait qu’avec ma bourse toujours si mal garnie, toujours insuffisante, quelque privation que je m’impose ; car c’est par économie que je me suis retiré à Passy, dans une mansarde, sans bonne, et vivant à peu de frais… » Il rappelle d’autres tracasseries encore, de petits ennuis qui ne manquent jamais, — le gros ennui du moment, les forts détachés, ces fameuses bastilles tant discutées qui se construisaient alors et qui lui gâtaient ses promenades favorites du bois de Boulogne : « Vous voyez, Monsieur, disait-il en terminant, qu’il y a toujours de petites contrariétés dans ce bas monde ; mais aussi il y a quelque philosophie, et je crois en avoir une part suffisante. […] Écrivez, écrivez… » C’est, sous une autre forme, le conseil que se donnait également Nicole, et la recette qu’il avait trouvée pour se délivrer l’esprit quand il était obsédé de pensées qui lui ôtaient le sommeil : il se hâtait de les jeter sur le papier ; — et Gœthe, le grand poëte, disait aussi, dans une bien vivante image ; « Mettez au monde cet enfant qui vous tourmente, et il ne vous fera plus mal aux entrailles. » Un autre jour, lisant avec admiration les trois volumes de Philosophie de Lamennais, et l’en louant à son tour et même à outrance, Béranger fait cependant une réserve sur un point bien important ; c’est à propos de l’espèce d’analyse que le philosophe a essayé de donner de l’idée de Dieu : « Je me suis toujours élevé vers Dieu, lui dit Béranger, autant que mes ailes fangeuses me l’ont permis, mais toujours les yeux fermés, me contentant de dire : “Oh ! […] Il est trop tard pour que j’en profite ; mais je fais des vœux pour que des témoignages si précieux de confiance et de bienfaisance aillent s’ajouter à tout ce qu’on sait déjà, et achèvent de faire connaître l’homme qui, vivant d’économie et de privations, tenait presque toujours 100 francs pour les fins de mois à la disposition de son maire.

247. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’Audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. »

Cette année même, j’ai remarqué deux de ces discours d’un genre bien différent : l’un prononcé à Paris pour la rentrée de la Cour de cassation par M. l’avocat général Charrins, et qui nous offrait un vivant portrait du très-éloquent avocat de Toulouse, défenseur heureux de tant d’accusés politiques, M.  […] Cela n’empêchait pas cet honnête homme si soigneux, si rangé dans son langage et dans son procédé envers tout le monde, vivant d’ordinaire auprès des ‘grands, d’être, on ne sait trop comment, criblé de dettes. […] Ces mots qui sont de l’usage ancien et moderne tout ensemble sont beaucoup plus nobles et plus graves que ceux de la nouvelle marque. » La Cour, au sens où l’entendait Vaugelas, n’était donc nullement un simple lieu de cérémonie et d’étiquette, une glacière polie, mais une école vivante, animée, la haute et libre société du temps. […] Or, écoutons à son tour Vaugelas ; son accent ici s’élève, car il a en lui, sur ces matières qui semblent un peu sèches ou légères, une chaleur vraie, un foyer d’ardeur et de conviction : « Je réponds, et j’avoue, dit-il, que c’est la destinée de toutes les langues vivantes d’être sujettes au changement ; mais ce changement n’arrive pas si à coup et n’est pas si notable que les auteurs qui excellent aujourd’hui en la langue ne soient encore infiniment estimés d’ici à vingt-cinq ou trente ans, comme nous en avons un exemple illustre en M. 

248. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. » pp. 432-452

« Si j’étais encore maître de ces Mémoires, écrit-il dans la préface, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années. » En se mettant, en effet, dans l’obligation de laisser publier, le lendemain de sa mort, des Mémoires où tant d’hommes vivants sont jugés, et le sont en général sans aucune indulgence, tandis qu’il se donne toujours à lui-même le beau rôle, M. de Chateaubriand s’est exposé à des représailles sévères. […] On se demande, en lisant ces passages, de quel droit un homme vivant hier, et qui n’aurait pas ainsi parlé en face, s’est cru le droit de décocher ces traits sanglants aujourd’hui, uniquement parce qu’il s’est abrité derrière la tombe ? […] Et après un portrait au physique et au moral des plus vivants : Sa voix était flexible, ajoutait-il, ses modulations suivaient les mouvements de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. […] Je lui pardonne d’autant plus que, quand il épanche sa bile, au moins je retrouve sa physionomie de gentilhomme breton, et je sens en lui quelque chose de vivant ; mais, le reste du temps, c’est un fantôme ; et un fantôme en dix volumes, j’ai peur que ce ne soit un peu long.

249. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Édelestand du Méril »

On ne regarde pas trente ans impunément sous des mots pour voir ce qu’ils cachent, fût-on l’esprit le plus robuste, le plus capable d’entrer dans le courant de la grande observation humaine et de produire des livres vivants. […] c’est dans ces analyses profondes, fouillées et vivantes comme des synthèses, que je le vois ! […] Il n’y a, au fond, dans toute cette histoire, reprise en sous-œuvre par du Méril, que la vieille histoire connue, qui peut s’écrire en quelques mots et qu’il a mise en cinq cents pages, — si brillantes de talent, du reste, qu’il semble ne pas avoir bavardé, — de la comédie, sortant partout de la danse, sa plus profonde racine ; dérivant, en peu de temps, du langage mimique au langage religieux et processionnel ; s’imprégnant plus tard de politique dans des sociétés fortement politiques comme les sociétés grecques, et vivant ainsi jusqu’au moment où l’imagination reconquiert ses droits et crée une autre comédie, la comédie désintéressée de tout ce qui n’est pas l’observation de la nature humaine… Et, vous le voyez ! […] VI C’est là le côté animant, le côté vivant de son Histoire de la Comédie, et par lequel aussi elle vivra toute.

250. (1861) Cours familier de littérature. XI « Atlas Dufour, publié par Armand Le Chevalier. » pp. 489-512

Qu’est-ce que cette prodigieuse population de quatre cents millions d’hommes, vivant en monarchie et en démocratie combinées sous le gouvernement de la capacité, tant de siècles avant qu’Alexandre essayât de fonder son empire de découvertes et d’aventure en Asie, tant de siècles avant que l’empire romain s’avançât jusqu’en Thrace ou en Perse ? […] Comptez quarante mille Druses, véritables Helvétiens du Liban, peuple fier, industrieux, sédentaire, vivant immémorialement en fraternité avec les Maronites dans le même village, et en parfaite harmonie, malgré leur culte différent, toutes les fois que des médiations étrangères ne leur mettent pas les armes à la main pour défendre leur part de nationalité dans les mêmes montagnes. Comptez les Grecs de la côte, les juifs de Samarie, ceux de Jérusalem, les Mutualis, amis ou ennemis de tous leurs voisins ; les Ansériés, tribu nomade, se glissant entre les groupes plus enracinés dans ces rochers, les Bédouins du désert, insaisissables par leur éternelle mobilité, les Arméniens, ces Génevois de l’Orient, tisseurs de tapis, brodeurs de soie, changeurs d’espèces monnayées, banque vivante de tout l’Orient, peuple qui s’enrichit d’industrie honnête, parce que l’industrie est travail, et que le travail règle et conserve les mœurs ; peuple plus épris d’ordre que de liberté, qui ne trouble jamais l’État par ses turbulences, comme les Grecs de Stamboul, qui n’intrigue point avec l’Europe et qui ne demande à l’empire ottoman que la liberté de son christianisme et la sécurité de son commerce.

251. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Banville, Théodore de (1823-1891) »

Théodore de Banville est le plus grand des poètes vivants qui ont réalisé leur œuvre, je crois qu’il a pour âme la poésie elle-même. […] Il a contemplé les Muses vivantes. […] Ô poésie, ô ma mère mourante, chantait le pauvre cher maître, car il ne voyait plus, autour de lui, s’échapper des touffes prophétiques la gloire vivante comme au temps de Ronsard ; les larmes amoureuses que recueillait Racine ne brillaient plus sur la face de la Patrie ; on ne songeait pas à Vigny ; Lamartine venait de s’endormir dans son cercueil d’ivoire.

252. (1899) L’esthétique considérée comme science sacrée (La Revue naturiste) pp. 1-15

Soucieux d’accroître la beauté de la race dont nous nous sentons les gardiens, convaincus de l’importance de l’esthétique considérée comme science vivante, ayant pris conscience de nos droits qui sont ceux de tous les hommes, nous nous sommes imposé une grande et haute mission. […] Quand nous aurons constitué un univers de héros, dans les poudroyantes et riches fresques, dans les groupes de marbre taillés pesamment, dans les strophes dialogiques et apologétiques, dans les molles et hautes harmonies, il n’y aura plus qu’à le rendre vivant. […] Et peut-être aurons-nous la joie de voir naître un jour la race de héros dont sans nul doute auparavant, nos statues auront incarné les traits pompeux, dont nos poèmes auront chanté les magnifiques destinées, dont nos tableaux auront contenu les proportions implacables et dont nos hautes symphonies auront développé la vivante rêverie.

253. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — IV »

L’idée de ce qui est vivant attachée par les premiers observateurs à l’animal tout entier fut ensuite reléguée, dans la cellule. […] Que nos idées se modifient et se transforment touchant la nature et le siège de la substance vivante, que des perspectives diverses apparaissent, que des états divers du savoir humain se succèdent sur ce point extrême, ces métamorphoses du spectacle qu’il nous est ainsi donné de contempler ne sont point de nature à mettre en péril l’intégrité de notre faculté de connaissance elle-même. […] Or il nous apparaît que la croyance de ces anciens peuples était chimérique, et que les mânes n’avaient souci des nourritures dont les vivants leur avaient assuré, par la procréation d’une famille, le bénéfice et le tribut, mais il nous apparaît bien que cette croyance chimérique, en leur faisant redouter le célibat, en les contraignant à contracter des unions consacrées selon les rites religieux et sociaux, et à élever une famille, il nous apparaît bien que cette croyance singulière favorisait le vœu de l’espèce.

254. (1912) L’art de lire « Chapitre II. Les livres d’idées »

N’est-ce point pour cela qu’il imagine son monde des Idées, vivant dans le sein de Dieu, substances et âmes intérieures de toutes tes choses qui existent ? […] Vous comparez ; vous rapprochez ; vous vous souvenez que Platon adore les mythes, c’est-à-dire les théories habillées en fables, en manière de poèmes épiques ; et vous vous dites que la rencontre d’un mythologue et d’un spiritualiste a produit cette théorie des idées vivantes, des abstractions qui sont des êtres, des abstractions qui sont des forces, des abstractions qui sont des dieux. […] Ce n’est pas chose à lui reprocher ; mais comme cela nous intéresse de comparer cette religion philosophique aux religions où Dieu est « sensible au cœur » c’est-à-dire à l’intuition immédiate de tout l’être vivant !

255. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. de Lacretelle » pp. 341-357

Henri de Lacretelle a suspendu une histoire apologétique de la République de 1848 et de ceux-là, ses amis, morts ou vivants encore, — c’est comme s’ils étaient morts ! […] Courier, ce pamphlétaire bourgeois et ce reptile… Madame Sand a la sienne, et, pour comble de drôlerie, faite par monsieur son gendre, qui de son vivant la détestait, et qui la menaçait spirituellement de la sculpter… autrement qu’il ne l’a sculptée, pour que tout le monde la reconnût ! […] Il y a des poètes qui meurent sans mourir, — qui deviennent les sarcophages vivants de leur poésie morte et de leur âme envolée.

256. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « André Theuriet »

George Sand nous a montré des gentilshommes ruraux et des filles nobles vivant d’une vie campagnarde ; et M.  […] Nul n’a mieux peint les solitaires, les « vieux originaux », vivant aux champs ou dans les bois, où s’endorment les chagrins, où les manies se développent en liberté, où s’enracinent les idées fixes.

257. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Dierx, Léon (1838-1912) »

Personne avant Dierx n’avait aussi bien vu, dans la plus saisissante métaphore qu’ait trouvée la nature, soit la splendeur floue des beaux soirs, vivant un instant, sur la rapide destruction quotidienne, ce contraste du dur déterminisme universel et des toilettes coquettes de ce vieil univers insoluble, couronnes de roses sur le front dur du sphinx. […] Lorenzi de Bradi Vivant dans la résignation et l’humilité, épris de silence et de solitude au sein de Paris, seul peut-être aujourd’hui, M. 

258. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « Introduction »

Sacrifier l’immense foule des vivants à une abstraction est un héroïsme dont nous ne sentirons plus, il faut l’espérer du moins, la nécessité ; notre naïveté n’en serait plus capable. […] Des centaines de millions d’hommes, d’êtres vivant, sentant et pensant, nés sur une terre identique à la nôtre, possédant les mêmes désirs que nous, pétris de la même substance, participant à la même vie, riches des mêmes énergies, se crurent, par la plus surprenante des aberrations, des condamnés à une peine irrémissible, la peine de vivre.

259. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

L’histoire, assez inutile au commun des hommes, est fort utile aux enfants, par les exemples qu’elle leur présente et les leçons vivantes de vertu qu’elle peut leur donner, dans un âge où ils n’ont point encore de principes fixes, ni bons ni mauvais. […] Il est vrai qu’une langue vivante, qui par conséquent change sans cesse, ne peut guère être absolument fixée ; mais du moins peut-on empêcher qu’elle ne se dénature et ne se dégrade. […] Dictionnaire de langues étrangères mortes ou vivantes. […] Dans les dictionnaires de langue vivante étrangère, on observera, pour ce qui regarde la syntaxe et l’emploi des mots, ce qui a été prescrit plus haut sur cet article pour les dictionnaires de langue vivante maternelle ; il sera bon de joindre à la signification française des mots leur signification latine, pour graver par plus de moyens cette signification dans la mémoire. […] Nous n’avons qu’un mot à ajouter sur les dictionnaires de la langue française traduits en langue étrangère, soit morte soit vivante.

260. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion dynamique »

Jusque-là, tous les vivants avaient bu avidement à la coupe de la vie. […] Si elle a subi l’action de la pensée orientale, très vivante dans le monde alexandrin, ce fut à l’insu de Plotin lui-même, qui a cru ne faire autre chose que condenser toute la philosophie grecque, pour l’opposer précisément aux doctrines étrangères. […] L’homme doit gagner son pain à la sueur de son front : en d’autres termes, l’humanité est une espèce animale, soumise comme telle à la loi qui régit le monde animal et qui condamne le vivant à se repaître du vivant. […] On pourrait encore hésiter à l’admettre, si l’on tenait pour accidentelle l’apparition, parmi les animaux et les plantes qui peuplent la terre, d’un être vivant tel que l’homme, capable d’aimer et de se faire aimer. […] Dans ces conditions, rien n’empêche le philosophe de pousser jusqu’au bout l’idée, que le mysticisme lui suggère, d’un univers qui ne serait que l’aspect visible et tangible de l’amour et du besoin d’aimer, avec toutes les conséquences qu’entraîne cette émotion créatrice, je veux dire avec l’apparition d’êtres vivants où cette émotion trouve son complément, et d’une infinité d’autres êtres vivants sans lesquels Ceux-ci n’auraient pas pu apparaître, et enfin d’une immensité de matérialité sans laquelle la vie n’eût pas été possible.

261. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome II

Qui donc étudiera ce système, sinon quelque homme vivant et mêlé à d’autres hommes vivants ? […] Cela signifie qu’elle était une chose vivante, adaptée aux besoins d’âmes vivantes. […] Sa poésie est, pour qui s’y abandonne, l’une des plus passionnées et des plus vivantes de notre âge. […] Il semble que, pour ces artistes, les siècles les plus morts aient été les plus vivants. […] La création est vivante maintenant.

262. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. »

Sa vie et sa correspondance (suite) Mardi 20 avril 1869 On ne peut tout dire à la fois, et quand on a exprimé les traits principaux d’un caractère, on s’aperçoit presque aussitôt qu’on en a omis d’autres qui les corrigent, qui les complètent et qui doivent entrer aussi pour une part essentielle dans le portrait vivant de la personne. […] Depuis l’âge de seize ans, j’ai la fièvre, et ceux qui m’aimaient un peu m’ont pleurée plusieurs fois comme morte, tant je leur paraissais peu vivante ! J’ai été longtemps étonnée et plaintive de souffrir ; vivant très-solitaire, bien que d’une profession frivole à l’extérieur, je croyais tous les autres heureux ; je ne pouvais me résoudre à ne pas l’être. […] On a beau masquer et recouvrir cela ensuite, c’est à désespérer les vivants. — Je n’aurai plus maintenant qu’à mettre à la suite les plaintes sans trêve, mais toujours humbles et soumises, de celle que j’ose appeler la Mater dolorosa de la poésie : « (A sa nièce, 1er avril 1853)… Ma bonne Camille, je te remercie de la tendre compassion de ton amitié. […] Raspail, Vincula decora , entourée de chaînes : « Monsieur, merci de votre courage ; tous les libres penseurs n’ont pas obtenu de leur vivant de semblables souvenirs. — F.

263. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXVIIe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (3e partie) » pp. 5-56

Ce serait un pauvre spectacle, aux yeux de cette adorable Divinité, de qui tout émane et à qui tout aboutit, de cette âme universelle qui n’est qu’âme, c’est-à-dire intelligence, volonté, force et perfection, que le spectacle de populations plus ou moins nombreuses broutant la terre dans un ordre plus ou moins régulier, comme celui du troupeau devant le chien, sans autre fin que de se partager plus ou moins équitablement l’herbe qui nourrit leur race, jusqu’au jour où leurs cadavres iront engraisser à leur tour le fumier vivant tiré du fumier mort, et destiné à devenir à son tour un autre fumier ! […] XI Devoir d’adoration envers le Créateur, qui a daigné tirer l’être du néant pour sa gloire ; devoir qui oblige l’homme à se conformer en tout aux volontés du souverain législateur, volontés manifestées à l’homme par ses instincts ; organe de la véritable souveraineté de la nature ; devoir facile, satisfait par son accomplissement, même quand il est douloureux aux sens ; devoir qui donne à l’homme obéissant à son souverain Maître cette joie lyrique de la vie et de la conscience, joie de la vie et de la conscience qui éclate dans tout être vivant comme un cantique de la terre, et que tous les êtres vivants, depuis l’insecte, l’oiseau, jusqu’à l’homme, entonnent en chœur au soleil levant comme une respiration en Dieu ! Devoir de l’époux et de l’épouse, qui, au lieu de s’accoupler comme des brutes, se lient par un lien moral ensemble pour spiritualiser leur union, souvent pénible, au bénéfice de l’enfant, né d’un instinct, mais vivant d’un devoir. […] Rousseau et de ses disciples ne promet à l’humanité que des biens matériels et quelques souffrances égales pour tous, des luttes pour ou contre une souveraineté sans cesse imposée par les tyrans, sans cesse reconquise par les peuples ; des droits qui ne reposent que sur des révoltes de tous contre tous, et qui ne sont contresignées qu’avec du sang, des métiers ou des arts tout manuels ; des lois toutes égalitaires pour consoler au moins le malheur de chacun par le niveau du malheur commun, puis la mort ensevelissant une société de poussière vivante dans une poussière morte.

264. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre deuxième. Le génie, comme puissance de sociabilité et création d’un nouveau milieu social »

L’imagination ne fonctionne et n’organise les images en un tout vivant que sous l’influence d’un sentiment dominateur, d’une inclination, d’un amour. […] Selon nous, le génie artistique et poétique est une forme extraordinairement intense de la sympathie et de la sociabilité, qui ne peut se satisfaire qu’en créant un monde nouveau, et un monde d’êtres vivants. […] L’« amour de la science » dont il se pique se résolvait ainsi dans un goût passionné pour les objets de la science, dans l’amour des êtres vivants, dans la sympathie universelle. […] La forme de cette systématisation change avec les individus et ne peut être déterminée d’avance, parce qu’on ne peut déterminer l’infinie variabilité de la cellule vivante, sous l’influence du milieu ; mais le poète, le romancier doit la deviner, c’est-à-dire deviner ce qu’il y a d’ineffable dans tout individu pris à part (omne individuum ineffabile), et, par là, il doit, dans la mesure du possible, créer 25. […] Le génie le plus complexe, parce qu’il est plusieurs, ne cesse pas d’être un : lui-même présente plus peut-être que les autres la marque de l’ineffabile individuum, et en même temps il porte en lui comme une société vivante.

265. (1895) Les règles de la méthode sociologique « Chapitre III : Règles relatives à la distinction du normal et du pathologique »

On ne saurait pourtant les taxer de morbides ; car la maladie est, avant tout, quelque chose d’évitable qui n’est pas impliqué dans la constitution régulière de l’être vivant. […] La maladie, en effet, n’est-elle pas conçue par tout le monde comme un accident, que la nature du vivant comporte sans doute, mais n’engendre pas d’ordinaire ? […] Faire du crime une maladie sociale, ce serait admettre que la maladie n’est pas quelque chose d’accidentel, mais, au contraire, dérive, dans certains cas, de la constitution fondamentale de l’être vivant ; ce serait effacer toute distinction entre le physiologique et le pathologique. […] Mais nous venons de voir que l’anormal, lui aussi, est une menace pour le vivant dans la moyenne des cas. […] Non seulement elle dérive nécessairement de la constitution même de tout être vivant, mais elle joue un rôle utile dans la vie et pour lequel elle ne peut être remplacée.

266. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre II. L’âme et le corps »

Qu’il me suffise de dire que si l’on considère le mécanisme du mouvement volontaire en particulier, le fonctionnement du système nerveux en général, la vie elle-même enfin dans ce qu’elle a d’essentiel, on arrive à la conclusion que l’artifice constant de la conscience, depuis ses origines les plus humbles dans les formes vivantes les plus élémentaires, est de convertir à ses fins le déterminisme physique ou plutôt de tourner la loi de conservation de l’énergie, en obtenant de la matière une fabrication toujours plus intense d’explosifs toujours mieux utilisables : il suffit alors d’une action extrêmement faible, comme celle d’un doigt qui presse rait sans effort la détente d’un pistolet sans frottement, pour libérer au moment voulu, dans la direction choisie, une somme aussi grande que possible d’énergie accumulée. […] Dès lors les corps vivants en général, le corps de l’homme en particulier, devaient s’engrener dans la machine comme autant de rouages dans un mécanisme d’horlogerie ; aucun de nous ne pouvait rien faire qui ne fût déterminé par avance, calculable mathématiquement. […] Remarquez que la pensée réelle, concrète, vivante, est chose dont les psychologues nous ont fort peu parlé jusqu’ici, parce qu’elle offre malaisément prise à l’observation intérieure. […] De ces mouvements esquissés, ou même simplement préparés, nous ne nous apercevons pas, le plus souvent, parce que nous n’avons aucun intérêt à les connaître ; mais force nous est bien de les remarquer quand nous serrons de près notre pensée pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivante encore, dans l’âme d’autrui.

267. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIVe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (2e partie) » pp. 97-191

De plus, on se rappelle qu’Aristote, soit par modestie, soit par nécessité, ne commença que tard à écrire, et qu’il ne publia presque rien de son vivant. […] Si l’âme est le principe des êtres vivants, il faut l’étudier dans les êtres vivants ; l’homme apparemment n’est pas le seul être qui vive, le seul être animé et organisé. […] L’âme ainsi comprise est la cause du corps vivant ; c’est elle qui, en lui donnant la vie, le fait ce qu’il est. […] Ces facultés, du reste, se répartissent très inégalement entre les êtres vivants. […] Certainement, sans la chaleur, la nutrition n’est pas possible ; et voilà pourquoi tous les êtres vivants sont pourvus d’une certaine chaleur.

268. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 juin 1886. »

La littérature, dans son effort essentiel à créer une vie plus vivante, marche vers l’analyse, complète et minutieuse, des faits les plus ordinaires. […] Bientôt les âmes voulurent n’être plus séparées de l’histoire par ce narrateur : l’histoire fut présentée devant eux, agie par des hommes vivants, sur un théâtre. […] — dans les confessions de l’anglais Quincey ; je l’admire surtout dans quelques phrases prestigieuses du comte de Villiers de l’Isle-Adam, magicien des musiques expressives, suggérant, par des liaisons de syllabes, une vivante émotion. […] La psychologie est nulle : les personnages sont des néants, égarés en des corps très vivants, et parmi des lieux bien décrits. […] 25 Combien sont admirables et vivantes, malgré les défauts d’une composition fragmentée, les notes du comte Léon Tolstoy sur le siège de Sébastopol !

269. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »

Ses femmes passent par toutes les dégradations variables de leur nature, et chacune, de la jeune fille à l’aïeule, possède quelque particularité originale et illogique, quelque trait réellement vivant, qu’aucune classification ne peut saisir, M.  […] Le nihilisme dans Terres vierges est traité en phénomène social, sans plaidoyers et sans polémique, et ainsi, étant véritablement un romancier réaliste que ne trouble dans ses observations aucune thèse, qui ne s’applique qu’à recréer dans ses livres des hommes aussi vivants, individualises, différenciés que dans la vie réelle, Tourguénef formule dans ses livres de véritables observations psychologiques, étudie de véritables cas, avec une impartialité et une profondeur qui surprennent. […] Lier un être vivant à un cadavre ou tout au moins à un corps à demi-mort ! […] Ce que sa notion des hommes et des choses avait de menu, de nuancé, d’épais, de peu concluant, de peu poussé, le laissait comme en une sorte d’admiration rêveuse pour un spectacle qui lui apparaissait étrangement varié, singulier, multiple surtout et compliqué ; une douce sympathie lui venait pour les êtres qu’il avait connus intimement et confusément comme penché sur eux de trop près, l’intelligence de leurs erreurs, la tristesse de leurs fautes, l’étonnement navré de les apercevoir eux si intensément vivants et complexes, bornés, faibles, isolés, perdus et passagers en ce vaste monde dont le romancier ne parvenait à comprendre ni l’arrangement ni le but, ni l’infinie petitesse.

270. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre VI. Le beau serviteur du vrai »

Génération des talents nouveaux, noble groupe d’écrivains et de poètes, légion des jeunes, ô avenir vivant de mon pays ! […] » Le poëte est le seul être vivant auquel il soit donné de tonner et de chuchoter, ayant en lui, comme la nature, le grondement du nuage et le frémissement de la feuille. […] Le poëte arrive au milieu de ces allants et venants qu’on nomme les vivants, pour apprivoiser, comme l’Orphée antique, les mauvais instincts, les tigres qui sont dans l’homme, et, comme l’Amphion légendaire, pour remuer toutes les pierres, les préjugés et les superstitions, mettre en mouvement les blocs nouveaux, refaire les assises et les bases, et rebâtir la ville, c’est-à-dire la société. […] En vérité, parce qu’il a pris fait et cause pour Prométhée, l’homme progrès, crucifié sur le Caucase par la force et rongé vivant par la haine, Eschyle n’est point rapetissé ; parce qu’il a desserré les ligatures de l’idolâtrie, parce qu’il a dégagé la pensée humaine des bandelettes des religions nouées sur elle, arctis nodis relligionum, Lucrèce n’est point diminué ; la flétrissure des tyrans avec le fer rouge des prophéties n’amoindrit pas Isaïe ; la défense de sa patrie ne gâte point Tyrtée.

271. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Ernest Hello » pp. 207-235

J’aurais eu, moi, l’honneur d’être l’ami de Shakespeare, que je me serais bien gardé de lui faire, de son vivant, une préface pareille à celle que M.  […] Hello n’a eu que la peine de les rapprocher pour en faire un tout harmonieux et un organisme vivant. […] De son vivant, il eut trop l’impatience de la gloire ; il ne savait pas s’attendre. […] Les statues que le Moyen Âge avait coloriées y furent remplacées par les statues qui jouaient le marbre, et, de chaudes et vivantes qu’elles étaient, devinrent blêmes, froides, glacées.

272. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

Tout en établissant l’existence du « corps social » et les lois internes de cette existence, la sociologie semble considérer cet « être » comme vivant d’une vie solitaire et indépendante. […] Entre deux facultés vivantes, dont l’union intime engendre seule le juste équilibre, on a créé une fausse opposition. […] Ce n’est pas à la constatation banale d’un échange industriel entre deux infimes parcelles de groupes sociaux différents que nous voulons conclure, mais à la positive inter-dépendance, pour ainsi dire, cosmique, de ces agrégats de matière vivante et pensante que l’on nomme nations modernes.‌ […] Solidarité inter-nationale ne signifie pas alliance, fusion, ni même — pour l’instant — fédération, mais uniquement, lien entre les parties correspondantes de chacun des corps sociaux, liens d’individus ou de groupes, politiquement étrangers, mais humainement solidaires, par le fait même de leur existence, de leurs désirs, de leurs actions, de leur idéal, de leurs besoins ou de leur nature, conservant non seulement leur personnalité, mais celle du groupe social auquel ils appartiennent, et en plus vivant de cette part de la vie générale de l’humanité qui les affecte plus spécialement.

273. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Sur l’École française d’Athènes »

Sans se croire tout à fait au temps où le savant Philelphe épousait une femme grecque pour mettre la dernière main à son érudition et se polir à la langue jusque dans son ménage, on peut se dire que, du moment que la Grèce renaît aux doctes et sérieuses études de son passé, elle est plus voisine que nous du but et infiniment plus près de redevenir vivante. […] Chaque année, après les études qui auraient pu se suivre sur place, il y aurait un voyage destiné à quelques explorations d’art ou au commentaire vivant d’un auteur ancien ; la moindre promenade aurait son objet.

274. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. A. Thiers : Histoire de la Révolution française. Ve et VIe volumes. »

Il fallait bien pour l’historien, sous peine de se traîner, en pure perte, dans les détails des plus dégoûtantes atrocités, en venir à reconnaître les lois générales qui régissent les partis dans les temps de violence, sinon les énoncer en doctrine, du moins les sous-entendre dans l’exposition des faits, et en révéler le sens au lecteur par cette manière de traduction vivante et lumineuse. […] C’est à cette manière si naïve de voir et de peindre qu’on doit tant de figures originales, piquantes ou, pour mieux dire, effrayantes de contrastes, et jusqu’ici envisagées trop absolument d’un seul côté : Danton, Desmoulins, Chaumette, Clootz, Saint-Just, Robespierre lui-même : un roman de Walter Scott n’offre pas des personnages plus vivants.

275. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Contre une légende »

Beaucoup se le figurent comme une manière de bon vivant et de bon plaisant, qui se moque gravement de tout, et — phénomène bizarre, retour absurde des choses d’ici-bas — on dirait que le vulgaire lui prête un peu des traits de ce banal Béranger, dont M.  […] Renan, dans sa préface, « ne réclame pour ces pages qu’un mérite, celui de montrer dans son naturel, atteint d’une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité ».

276. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Guy de Maupassant »

Il est étrange de songer que ce cerveau, en qui la réalité avait reflété des images si nettes, qui avait su interpréter, ramasser, coordonner ces images avec une vigueur et dans des directions si décidées, et nous les renvoyer, plus riches de sens, à l’aide de signes si fortement ourdis, n’ait plus, à partir d’un certain moment, reçu du monde extérieur que des impressions confuses, incohérentes, éparses, aussi rudimentaires et aussi peu liées que celles des animaux, et pleines, en outre, d’épouvante et de douleur, à cause des vagues ressouvenirs d’une vie plus complète ; et que l’auteur de Boule-de-Suif, de Pierre et Jean, de Notre Coeur, soit entré, vivant, dans l’éternelle nuit. […] Viagère, elle reste douteuse, puisqu’elle n’est vraiment la gloire que lorsque le temps l’a consacrée ; et d’ailleurs nous voyons que la « notoriété » de très grands artistes est surpassée, de leur vivant, par celle de simples histrions.

277. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Milton, et Saumaise. » pp. 253-264

Milton devint aveugle & pauvre, comme Homère ; mais on ne l’égala jamais, de son vivant, au poëte Grec. […] Il ne fut pas en son pouvoir d’employer un Cowley, digne rival de Pindare & le chantre des infortunes de David ; un compte de Rochester, ce Juvénal Anglois ; un Waller, le Voiture & le Chaulieu de l’Angleterre ; le premier de cette nation qui, dans ses vers, ait consulté l’harmonie, ait cherché l’arrangement des mots & le goût dans le choix des idées ; ce poëte, qui, vivant à la cour avec soixante mille livres de rente ; cultiva toujours son talent pour les vers agréables & faciles ; le même qui, en ayant fait à la louange de Charles II, les lui présentant & s’entendant reprocher qu’il en avoit fait de meilleurs pour Cromwel, répondit au prince : Nous autres poëtes, nous réussissons mieux dans les fictions que dans les vérités.

278. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « III »

Comme la plupart des phénomènes de ce siècle, qui sont des exemples de dégénération, comme les a appelés Ray-Lankester, la mimique de nos opéras et nos opéras eux-mêmes en sont au même point qu’au dix-huitième siècle, lors de la splendeur de ce genre de spectacles, quand ce n’était qu’une série de tableaux vivants exécutés à Vienne, à Rome ou à Paris, pour un public blasé et riche. […] Il suit dans son étude les progrès de l’œil, dont il a défini plus haut la fonction artistique ; par suite les arts représentatifs viendront les premiers, et avec eux les décors qu’il faut donner au drame : « La peinture, dit-il, représentera (dans le théâtre) le paysage, qui, vivant, sera comme le fond devant lequel se manifestera l’homme vivant ; la scène, qui doit représenter l’image de la vie humaine, doit pouvoir contenir l’image de la nature pour la pleine compréhension de la vie, dans laquelle l’homme se meut (III, 73). » Ainsi, Wagner donnait au décor une signification très importante pour l’action du drame, et lui attribuait même une vie active. […] Il représente l’homme vivant (animé), non seulement dans une de ses parties, mais dans son être entier de la plante des pieds jusqu’à la tête. […] Le décor est, certainement, ce qui frappe immédiatement les yeux. — Il était réservé à Wagner de faire entrer le décor dans la mimique, c’est-à-dire d’en faire une chose vivante. […] « Brusquement, dit Wagner, l’œil est ébloui par un amoncellement de couleurs éclatantes, un effet de rayonnement qui rend tout indistinct. » Aucune proportion, le monstrueux luxuriant après le monstrueux terrible ; des fleurs énormes et touffues, des orchidées gigantesques et bizarres sort un essaim de fleurs plus frêles, plus animées, vivantes, constamment mobiles ; émergeant à peine de la végétation, vagues, elles traversent la scène en courant ça et là ; puis, tout à coup, le mouvement cesse et ces apparitions prennent corps en devenant immobiles : elles sont couvertes de cépales aux couleurs tendres remontant et descendant de la taille à mi-sein et à mi-jambe ; de fixes étamines ondulent sur elles à chaque mouvement imperceptible.

279. (1908) Dix années de roman français. Revue des deux mondes pp. 159-190

Le goût pour les évocations du passé a exigé non plus de secs et graves récits, mais des tableaux vivants, des narrations animées, des anecdotes, des souvenirs intimes. […] En comprenant l’âme de ces pays étrangers, ils comprennent mieux aussi leur patrie et que tout être vivant naît d’une race, d’un sol, d’une atmosphère… « Si donc l’on veut réaliser la vie dans sa plénitude, il faut commencer par reconnaître les liens qui nous relient à la terre où nous sommes nés, à la race dont nous sommes issus. […] Henry Bordeaux ne s’intéresse qu’aux figures vraies et vivantes : il aime la vie, il comprend la passion de vivre. […] Les « vivants » qu’il met en scène sont [presque tous préoccupés du devoir. […] Bréot, dans la Double maîtresse, dans le Mariage de minuit, dans le Passé vivant ou dans le Bon plaisir.

280. (1878) La poésie scientifique au XIXe siècle. Revue des deux mondes pp. 511-537

Partout se découvrent aux yeux de l’esprit des perspectives sans limite dans l’espace et dans le temps ; la science montre à l’homme que ses conceptions les plus hautes et les plus profondes sont inférieures à la réalité : elle semble, dans son progrès continu, être devenue le commentaire vivant de cette pensée du grand géomètre qui est aussi parmi les plus grands des philosophes et des poètes : « L’imagination se lassera plus tôt de concevoir que la nature de fournir. » En même temps que se dévoile devant notre pensée la grandeur illimitée de la création, le sentiment de l’harmonie universelle, de la solidarité des êtres, de la connexion des phénomènes, se révèle de plus en plus clairement aux esprits attentifs que l’esprit de système n’a pas troublés. […] Il veut y corrompre d’avance tout germe vivant, éteindre à son aurore toute forme d’idéal qui pourrait éclairer ou consoler la planète maudite ; il imagine tous les supplices, la vie, qu’il rend plus sensible pour en faire une proie plus vulnérable à la douleur, l’amour, avec la mort pour en détruire toutes les joies, la Beauté souillée, la Vérité se montrant à l’homme pour l’égarer dans une vaine poursuite, la Liberté ignorante et profanée par ses propres œuvres. […] Tout vivant n’a qu’un but : persévérer à vivre ; Même à travers ses maux, il y trouve plaisir ; Esclave de ce but qu’il n’eut point à choisir, Il voue entièrement sa force à le poursuivre. […] Meurent donc les vivants ! […] Je n’aime guère non plus ces strophes, où le poète exprime la loi de la faim qui fait passer son sanglant niveau sur le monde des vivants : Aveugle exécuteur d’un mal obligatoire, Chaque vivant promène écrit sur sa mâchoire L’arrêt de mort d’un autre, exigé par sa faim.

281. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre VIII : Hybridité »

— C’est une opinion généralement adoptée parmi les naturalistes que les croisements entre espèces distinctes sont frappés de stérilité en vertu d’une loi spéciale, afin d’empêcher le mélange et la confusion de toutes les formes vivantes. […] Mais un hybride ne participe qu’à moitié de la nature et de la constitution de sa mère ; par conséquent, avant de naître, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est nourri dans la matrice, dans la graine, ou qu’il demeure dans l’œuf produit par sa mère, il peut être placé sous des conditions de vie nuisibles, et conséquemment exposé à périr à l’état d’embryon, et d’autant que plus un être vivant est jeune, plus en général il paraît sensible à l’influence des conditions de vie défavorables ou contre nature. […] C’est une croyance bien vieille et bien universelle, fondée, à ce que je crois, sur un ensemble considérable de preuves, que de légers changements dans les conditions de vie sont avantageux à tous les êtres vivants. […] Cette supposition s’appuie encore sur une autre série d’analogies parallèles : de même qu’un croisement entre des formes peu différentes donne une vigueur et une fécondité toute particulière à la race qu’il produit, de même de légers changements dans les conditions de vie paraissent être très favorables à la vigueur et à la fécondité de tous les êtres vivants. […] Enfin, même en dépit de l’ignorance profonde où nous sommes, en presque tous les cas, des causes précises de la stérilité chez les êtres vivants, les faits rassemblés et succinctement discutés dans ce chapitre ne me paraissent en aucune façon opposés à l’idée qu’il n’existe aucune distinction essentielle et fondamentale entre les espèces et les variétés.

282. (1889) La littérature de Tout à l’heure pp. -383

Il ne sera pas inutile de les relire ici, dans la liste toute vivante qu’en a dressée M. de Goncourt. […] Leconte de Lisle n’y pensent plus guère, du moins quant aux religions dites vivantes, à leurs yeux mortes depuis longtemps. […] Il est, dans l’Art, notre conscience vivante, le Maître difficile qu’on rêve de contenter […] Mallarmé est le Poëte, entre tous, que l’Avenir vivant consulte le plus. […] Les étiquettes-mêmes qu’elle a choisies n’ont pas fait fortune : qui se souvient des « Vivants » et des « Brutalistes » ?

283. (1895) Nos maîtres : études et portraits littéraires pp. -360

Ainsi encore un drame, lu, paraîtra aux âmes délicates plus vivant que le même drame joué, sur un théâtre, par des acteurs vivants. […] Plus tard, David recréa la vivante face humaine ; et puis vinrent ces résurrecteurs des arbres et de la plaine, Constable. […] Pareillement les œuvres vivantes et simples de Molière sont plutôt des romans dialogué ? […] « De quoi vivent les vivants, sinon de mirages, — d’espoirs vils, toujours déçus ? […] Seule elle nous a montré dans la mère de Goethe une personne vivante.

284. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Ernest Renan »

Renan avait reçu notamment une très vile impression des idées et des vues de Herder ; cette espèce de christianisme ou de fonds religieux supérieur, qui admet toutes les recherches, toutes les conséquences de la critique et de l’examen, et qui, avec cela, laisse subsister le respect, même l’enthousiasme ; qui le conserve et le sauve en le transférant en quelque sorte du dogme à l’histoire, à la production complexe et vivante, le rasséréna et le tranquillisa beaucoup ; il sentait que, s’il eût vécu en Allemagne, il eût pu trouver des stations propices à une étude indépendante et respectueuse, sans devoir rompre absolument avec des choses ou des noms vénérables, et à l’aide d’une sorte de confusion heureuse de la poésie avec la religion du passé. […] La vocation, c’était évidemment, quant au but, l’histoire religieuse ; quant à la méthode, c’était d’étudier chaque forme, chaque production du génie humain, historiquement, non dogmatiquement ; et, dans cette étude historique, de ne pas s’en tenir au fait en lui-même, ni à la série et au recueil des faits, mais d’envisager le tout sous l’aspect de production et de végétation vivante continue, depuis la racine, depuis la germination sourde, et à travers tous les développements, jusqu’à la fleur. […] Il méditait de l’entreprendre, cette histoire critique et vivante à la fois, avec toutes les ressources de l’érudition moderne, « en dehors et bien au-dessus de toute intention de polémique comme d’apologétique » ; c’était son rêve constant, — le plus beau, le plus élevé, le plus compliqué des rêves.

285. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre premier. La structure de la société. — Chapitre I. Origine des privilèges. »

D’autre part, dans un État qui peu à peu se dépeuplait, se dissolvait et fatalement devenait une proie, il avait formé une société vivante ; guidée par une discipline et des lois, ralliée autour d’un but et d’une doctrine, soutenue par le dévouement des chefs et l’obéissance des fidèles, seule capable de subsister sous le flot de barbares que l’Empire en ruine laissait entrer par toutes ses brèches : voilà l’Église. — Sur ces deux premières fondations, il continue à bâtir, et, à partir de l’invasion, pendant plus de cinq cents ans, il sauve ce qu’on peut encore sauver de la culture humaine. […] Ils seront ses serfs ; ses mainmortables ; quelque part qu’ils aillent, il aura le droit de les ressaisir et ils seront, de père en fils, ses domestiques-nés, applicables au métier qu’il lui plaira, taillables et corvéables à sa merci, ne pouvant rien transmettre à leur enfant que si celui-ci, « vivant à leur pot », peut après leur mort continuer leur service. « Ne pas être tué, dit Stendhal, et avoir l’hiver un bon habit de peau, tel était pour beaucoup de gens le suprême bonheur au dixième siècle » ; ajoutons-y pour une femme celui de ne pas être violée par toute une bande. […] En fait d’œuvres littéraires modernes, l’état de l’âme croyante au moyen âge a été parfaitement peint par Henri Heine dans le Pèlerinage à Kevlaar, et par Tourguenef dans les Reliques vivantes.

286. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gautier, Théophile (1811-1872) »

[Galerie des poètes vivants (1847).] […] Sur ce front éclairé, vivant, d’apothéoses, Allume, ardente nuit, ton multiple flambeau ! […] Et de la chair vivante à la splendeur du ciel, Dors en paix dans la nuit qui scelle la paupière !

287. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verlaine, Paul (1844-1896) »

Sa vision est souvent complexe, embrouillée, baignée de mystère, comme la réalité vivante. […] Je me rappelle bien, moi, que nous l’y avions mis du vivant même de ce dernier. […] Après les grandes rêveries de Lamartine et de Musset devant la femme, après leurs généreuses confusions du monde et de la divinité au sein de l’amante, le poète de la Bonne Chanson nous a ramenés sur la terre, dans la tiède atmosphère des vivants, parmi des fleurs familières et mortelles.

288. (1911) La valeur de la science « Première partie : Les sciences mathématiques — Chapitre I. L’intuition et la logique en Mathématiques. »

Je voudrais citer des exemples et certes ils ne manquent pas ; mais pour accentuer le contraste, je voudrais commencer par un exemple extrême ; pardon, si je suis obligé de le chercher auprès de deux mathématiciens vivants. […] Il n’y a là, il est vrai, que de la silice, mais, ce qui est intéressant, c’est la forme qu’a prise cette silice, et nous ne pouvons la comprendre si nous ne connaissons pas l’éponge vivante qui lui a précisément imprimé cette forme. […] Hermite ; jamais il n’évoquait une image sensible, et pourtant vous vous aperceviez bientôt que les entités les plus abstraites étaient pour lui comme des êtres vivants.

289. (1890) L’avenir de la science « XXI »

Si la vie humaine n’avait d’autre horizon que de végéter d’une façon ou d’une autre ; si la société n’était qu’une agrégation d’êtres vivant chacun pour soi et subissant invariablement les mêmes vicissitudes ; s’il ne s’agissait que de naître, de vivre et de mourir d’une manière plus ou moins semblable, le seul parti à prendre serait d’endormir l’humanité et de subir patiemment cette vulgaire monotonie. […] Conclusions erronées ; car elles supposent que la régularisation des conditions extérieures de la production intellectuelle est favorable à cette production, tandis que cette production dépend uniquement de l’abondance de la sève interne et vivante de l’humanité. […] » La seule portion de l’humanité qui mérite d’être prise en considération, c’est la partie active et vivante, c’est-à-dire celle qui ne se trouve pas à l’aise.

290. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre IV : La Volonté »

C’est aujourd’hui une comparaison évidente que celle d’un animal vivant avec une machine à vapeur, comme source d’un pouvoir moteur. Ce que le charbon en combustion est à la machine, la nourriture et l’air inspiré le sont à l’organisme vivant ; et la conscience qui se produit du pouvoir dépensé n’est pas plus la cause de ce pouvoir, que l’illumination, projetée par le fourneau de la machine, n’est la source des mouvements engendrés. » N’est-il pas d’ailleurs étrange de penser que la conscience de l’effort est la cause du mouvement volontaire, quand on voit que si le pouvoir est aussi grand que possible, l’effort est nul, et que si l’effort est aussi grand que possible, le pouvoir est nul ? […] Les actions réflexes, les actes habituels sont de cette nature, « Les actes volontaires se distinguent des actions réflexes par l’intervention d’une conscience, et le phénomène est très remarquable, en ce qu’il nous introduit, pour ainsi dire, dans un nouveau monde Nous sommes même libres, si cela nous plaît, de dire que l’esprit est une source de puissance ; mais nous devons alors entendre par esprit la conscience jointe à tout le corps, et nous devons aussi être prêts à admettre que l’énergie physique est la condition indispensable ; la conscience, la condition accidentelle187. » V « Tout ce qui a été exposé jusqu’ici188 relativement aux actions volontaires des êtres vivants, implique la prédominance d’une uniformité ou d’une loi dans cette classe de phénomènes, en supposant toutefois une complication de nombreux antécédents qui ne sont pas toujours parfaitement connus. » La pratique de la vie s’accorde en général avec cette théorie : nous prédisons la conduite future de chacun d’après son passé ; nous appelons Aristide un juste, Socrate un héros moral, Néron un monstre de cruauté.

291. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XV, l’Orestie. — les Choéphores. »

Il apparaît enfin, image vivante de son père, et des signes certains le font reconnaître : — « Rapproche cette boucle de l’endroit où je l’ai coupée. […] » — « Ne laisse point périr en nous la race de PéIops : ainsi tu vivras, bien que tu sois mort. » — « Les enfants sauvent la renommée du père qui n’est plus, pareils au liège qui porte le rets et l’empêche de s’enfoncer dans l’abîme. » Cette fois l’Ombre est assurément réveillée ; sortie du sépulcre, elle enveloppe son vengeur ; le spectre ne fait plus qu’un avec le vivant. — Avant d’agir, Oreste veut savoir pourquoi ces libations envoyées au mort, « don misérable si fort au-dessous du crime ». […] » L’homme lui répond comme si un dieu l’inspirait : « Il y a que les vivants sont tués par les morts. » Elle demande une arme, s’excite à la lutte : en se retournant, elle rencontre le visage effrayant d’Oreste dressé devant elle.

292. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre V : La religion — Chapitre I : Philosophie religieuse de M. Guizot »

Elle a été à la fois timide et orgueilleuse : timide en écartant systématiquement tous les problèmes cosmologiques (origine de l’homme, origine des êtres vivants) ; orgueilleuse, en se refusant à l’idée d’une révélation dont elle trouvait cependant la preuve manifeste chez l’homme lui-même, dans ces principes spontanés et universels appelés principes à priori, qu’elle accepte comme des faits, mais sans en chercher l’origine. […] Non, le besoin de la prière nous prouve une Providence paternelle, accessible, vivante, intervenant dans la vie de l’homme comme le père dans la famille. […] S’il admet en outre, comme il le fait en général, la création immédiate de l’homme et des autres êtres vivants, il accepte par là même implicitement le surnaturel.

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