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57. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 51-56

Les heureuses dispositions de l’esprit, jointes à une étude constante, ne sont-elles pas capables de vivifier une Langue qui n’est morte que pour ceux qui la négligent ? […] Preuve qu’il est indifférent pour les Esprits bornés qu’une Langue soit vivante, comme il l’est pour les vrais Génies qu’elle soit morte. […] La Langue Italienne étoit néanmoins pour Ménage une Langue aussi morte que la Grecque & la Latine, dans lesquelles il écrivit également. […] Rapin a joint celui d’écrire avec pureté & avec goût dans sa propre Langue. […] Ses Vers Italiens sont estimés même en Italie, & notre Langue doit beaucoup à ses recherches.

58. (1882) Qu’est-ce qu’une nation ? « II »

Or l’étude des langues et de l’histoire ne conduit pas aux mêmes divisions que la physiologie. […] Il en faut dire autant du groupe primitif qui créa les langues et l’institution dites sémitiques. […] Il y a dans l’homme quelque chose de supérieur à la langue : c’est la volonté. […] L’importance politique qu’on attache aux langues vient de ce qu’on les regarde comme des signes de race. […] Même aux origines, la similitude de langue n’entraînait pas la similitude de race.

59. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre X »

. — Le patois européen et la langue de l’avenir. […] Livrées à elles-mêmes, soustraites aux influences étrangères ou savantes, les langues ne peuvent se déformer, si on donne à ce mot un sens péjoratif. […] Il n’est pas nécessaire d’écrire ; mais si l’on écrit il faut que cela soit en une langue véridique et de bonne couleur. […] C’est un avant-goût de la langue de l’avenir. […] Emile Deschanel, les Déformations de la langue française (1898).

60. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 36, de la rime » pp. 340-346

Les langues qu’ils parloient n’étoient pas susceptibles d’une poësie plus parfaite lors que ces peuples ont posé pour ainsi dire les premiers fondemens de leur poëtique. […] Mais comme elles ne se sont polies que long-temps après s’être formées en un corps politique ; comme les usages nationaux étoient déja établis et même fortifiez par le long-temps qu’ils avoient duré, quand ces nations se sont cultivées par une étude judicieuse de la langue grecque et de la langue latine ; on a bien poli et rectifié ces usages, mais il n’a pas été possible de les changer entierement. […] Les usages de la nation dominante ont prévalu en plusieurs choses et principalement dans la langue commune, qui s’est formée de celle que parloient les anciens habitans, et de celle que parloient les nouveaux venus. […] La syntaxe de cette langue se forma entierement differente de la syntaxe de la langue latine, ainsi que nous l’avons dit déja. En un mot la langue naissante se vit asservie à rimer ses vers, et la rime passa même dans la langue latine dont l’usage s’étoit conservé parmi un certain monde.

61. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XV » pp. 175-187

Quelle académie a pu jamais faire pour la langue ce que fit cette ardeur générale de conversation ? […] Voilà l’histoire de la langue dans les académies des précieuses. […] Balzac, Pascal et Corneille avaient à peu près fixé la langue. Une langue est fixée quand elle se prête à tous les langages, à tous les tons ; quand elle peut fournir à toutes les parties de la littérature ; quand elle offre aux sciences une clarté parfaite ; qu’elle fait plus : qu’elle l’impose à tel point, que toute obscurité du discours est une faute qualifiée confie la langue. […] Alors la langue suffisait à tout.

62. (1772) Discours sur le progrès des lettres en France pp. 2-190

Par conséquent, quelles richesses leurs langues n’auroient-elles pas acquises ? […] Il étoit juste que la langue Latine eût la préférence, puisqu’elle étoit la langue de la nation. […] On avoit entièrement oublié l’usage de la langue Latine, & l’on ne parloit, on n’écrivoit plus qu’en langue Romance, ou rustique ; c’est-à-dire, dans un idiome barbare, mêlé d’un Latin corrompu. […] Celle de toutes les Langues qui approche le plus de la langue Grecque, la langue Françoise, adoptée par toutes les Nations, claire, précise, énergique, sublime, pleine de douceur & d’harmonie, susceptible des plus grands effets, n’est plus qu’une langue sourde & monotone, peu propre aux chants de Polymnie. […] Aucune langue des anciens peuples ne subsiste.

63. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Ronsard »

Il durera autant que la langue française qui a cru l’avoir fait tuer par son licteur, cette langue française dont il est la jeunesse, avec tous les défauts violents, extravagants, mais ravissants, mais enivrants, de la jeunesse ! […] L’incroyable magie de Ronsard est précisément que sa poésie est d’autant plus charmante et quelquefois plus belle que sa langue n’est pas encore une langue venue, à contours pleins, arrêtés et purs. […] Poétiquement, il domina tout son siècle, qui ne parlait pas une langue plus avancée que la sienne. Mais cette langue, qui marchait toujours, le laissa assis et isolé dans sa gloire, sur son socle de marbre froid et sous son laurier incompris. La langue, grandie et devenue forte comme les petits de la lice, se retourna férocement contre sa poésie et lui prit sa place au soleil, jusqu’au moment impatienté, que j’ai signalé au commencement de ce chapitre, où le poète, malgré la langue qu’il avait parlée, à force de Poésie, ressuscita !

64. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Discours sur le système et la vie de Vico » pp. -

On cultivait même peu la langue latine. […] Celle que nous parlons a dû être précédée par une langue métaphorique et poétique et celle-ci par une langue hiéroglyphique ou sacrée. […] C’est la langue des dieux dont parle Homère. […] En général la métaphore fait le fond des langues. […] La décadence de la langue latine date de l’époque où commencèrent à paraître les seconds.

65. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Observations sur l’orthographe française, par M. Ambroise »

Notre langue française vient en très grande partie du latin. […] À ce vieux fonds de la langue française il y a peu à réformer pour l’orthographe. […] Quoiqu’il semble appartenir tout entier à la langue économique et financière (ce qui est déjà quelque chose), il peut trouver son emploi heureux dans la langue littéraire. […] Car, selon la remarque de l’abbé de Choisy, ces disputes sur la langue et l’orthographe ne finissent point ; et il ajoute « qu’elles n’ont jamais converti personne ». […] Grammaire historique de la Langue française, par M. 

66. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VIII. De la clarté et des termes techniques »

De même, dans toute langue, et dans notre français, à côté des mots de l’usage commun et que tout le monde comprend à peu près, il y a des mots techniques, des termes de sciences, d’arts, de métiers, qui sont comme autant de langues dans la langue, et qui font aux profanes le même effet que le latin d’Ovide à ses voisins scythes. […] On doit s’efforcer de rendre sa pensée avec toute l’exactitude possible, au moyen des mots de la langue commune à tous les métiers, à toutes les classes. […] Mais avec du talent, de la conscience, une connaissance solide de la langue, on se tire avec honneur de la difficulté. […] Sully-Prudhomme expliquer, mieux que dans la langue commune, dans la langue de la poésie, certaines doctrines philosophiques, avec autant de rigueur qu’eût pu le faire un docteur allemand, devant quelques disciples initiés, dans un langage hérissé de locutions scolastiques ? La langue que tout le monde parle emprunte aux langues spéciales des sciences et des métiers un certain nombre de termes techniques qui correspondent aux objets les plus usuels et les plus connus.

67. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre II. Axiomes » pp. 24-74

Ces preuves pourront aussi être recherchées dans la langue allemande qui partage cette propriété avec l’ancienne langue romaine. […] La civilisation romaine partit de ce principe ; et comme les langues vulgaires du Latium avaient fait de grands progrès, il dut arriver que les Romains expliquèrent en langue vulgaire les affaires de la vie civile, tandis que les Grecs les avaient exprimées en langue héroïque. […] Homère parle dans cinq passages de ses poèmes d’une langue plus ancienne que l’héroïque dont il se servait, et il l’appelle langue des dieux. […] Les bègues ne peuvent délier leur langue qu’en chantant. […] Les langues durent commencer par des monosyllabes.

68. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Préface »

Préface Esthétique de la langue française, cela veut dire : examen des conditions dans lesquelles la langue française doit évoluer pour maintenir sa beauté, c’est-à-dire sa pureté originelle. […] Il me sembla donc que, sans rejeter inconsidérément les observations (qualifiées mal à propos de règles) grammaticales, il fallait du moins ajouter un nouveau principe à ceux qui guident l’étude des langues, le principe esthétique. […] Il ne faut donc le regarder que comme une indication : il dira la possibilité d’un dictionnaire sémantique des langues de civilisation européenne. L’excuse de sa longueur, car il paraîtra long à beaucoup, c’est qu’en ces sortes de travaux il est défendu de demander à être cru sur parole ; cette nécessité justifie encore l’aridité d’une nomenclature empruntée à différentes langues étrangères. […] Antoine Thomas, qui aime passionnément la langue française et qui l’a suivie jusqu’en ses plus mystérieuses métamorphoses.

69. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre premier »

Ils étaient si enfoncés dans l’étude du passé, qu’ils pensaient, sentaient, aimaient, haïssaient, dans des langues mortes. […] Les traducteurs y sont des hommes de génie, parce qu’ils égalent la langue française aux conceptions exprimées dans les langues anciennes. […] Il faut s’en garder avec soin : cette langue enfante toutes les hérésies. » Un évêque de Mayence interdisait, sous peine d’amende, toute traduction en langue vulgaire d’une partie quelconque des livres sacrés. […] La jeunesse même et la naïveté de la langue ajoutent au sel du genre. […] La langue, proportionnée aux idées, et toujours juste n’est ni forte, ni colorée ; et, comme langue poétique, elle ne diffère encore de la prose familière que par la rime et la mesure.

70. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre III. Les traducteurs »

Travaux sur la langue et traductions. […] Valeur de son Plutarque : enrichissement de l’esprit français, élargissement de la langue. […] D’abord on commence à s’occuper de la langue elle-même, à la prendre comme objet de science, pour en découvrir les lois, ou lui en imposer. […] Enfin, le service qu’Amyot a rendu à la langue est inestimable. […] En somme, venant après le Pantagruel de Rabelais, après l’Institution de Calvin, le Plutarque d’Amyot est le plus considérable effort fourni par la langue française dans sa tentative d’égaler les langues anciennes : il rend Montaigne possible.

71. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. (Suite et fin.) »

Du temps de Vaugelas, il y avait plusieurs langues encore distinctes et séparées, celle de la Cour, celle de la Ville, celle du Palais. […] L’influence des femmes se fait notablement sentir à ce moment de la langue, et l’on voit à quel point Vaugelas dut compter avec elles. […] C’est le suffrage universel qui fait les langues, même du temps où la Cour paraît être tout. […] Le plus digne, le seul digne, La Mothe-Le-Vayer, de l’Académie française, mais de ceux qu’on appelait relâchés sur l’article de la langue, publia en 1647 quatre Lettres adressées à son ami Gabriel Naudé, touchant les nouvelles Remarques sur la Langue française. […] L’Académie, par lenteur et négligence, me semble bien près de laisser tomber de ses mains le sceptre de la langue que lui déférait la nation.

72. (1875) Premiers lundis. Tome III « Instructions sur les recherches littéraires concernant le Moyen Âge »

Il y en a beaucoup en français, et des étrangers même employaient à dessein cette langue. […] Des traités en langue vulgaire sur les divers arts et métiers, sur diverses parties des sciences d’alors, des livres de compte même peuvent devenir précieux pour l’histoire des origines et des progrès de la langue, par leur date, par leur terminologie, La littérature de ces époques revendique très directement, et à titre même de poèmes didactiques, les traités en vers sur la chasse, sur l’équitation, sur les échecs, etc. […] Presque toutes les liturgies relatives aux événements de la famille, au baptême, au mariage, etc., contiennent des mots ou même des portions de dialogue en langue vulgaire dont il faudrait faire le relevé. […] Les manuscrits de poèmes ou chroniques en langue romane provençale ne sont nullement exclus de votre recherche. […] Il ne sera pas indifférent d’examiner et de noter ces restes du passé avant que la civilisation moderne et l’usage de la langue générale les aient fait disparaître.

73. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Quitard »

peut-être au temps des neiges d’antan, — dans les langues quelconques, par les premiers gens d’esprit qui les parlèrent ; des idées qui adhèrent encore à ces langues, malgré les coups de hache et les coups de lime du Temps. […] — en quelques mots simples et précis, et laissées dans le torrent des langues qui ont coulé et écumé par-dessus et qui les ont entraînées, mais pas de manière cependant à ce qu’on ne trouve pas, dans le lit de ces langues accrues ou taries, de ces vieilles médailles intellectuelles. […] Rivarol, qui avait eu un prix à l’Académie de Berlin sur une question de langue française, n’en était pas moins compétent en matière de langage et a pu n’être pas compromis par son prix. […] Puisque non seulement il s’occupe et se préoccupe de proverbes, mais de locutions proverbiales, pourquoi affiche-t-il un si vertueux mépris pour l’argot cette langue populaire, sinistre et masquée, aux effroyables beautés, mais aux beautés réelles, qui a déjà versé dans la langue du xixe  siècle, sous la plume de quelques maîtres, des mots que le génie purifiera et qui y resteront comme des forces de plus ? […] … Ce serait là un livre délicieux, à nous défrayer tous, nous qui aimons la langue et les vieilles coutumes du passé, si parfumées de naïveté, si enfumées de bonhomie.

74. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre X. Des Romains ; de leurs éloges, du temps de la république ; de Cicéron. »

Leur langue, formée du vieux toscan, composée de sons âpres et rudes, n’eut d’abord ni variété, ni précision, ni douceur. La langue est le tableau de la vie ; c’est l’assemblage de toutes les idées d’un peuple, manifestées au-dehors par des sons. […] C’est ce concours des poètes et des philosophes qui donna à la langue des Grecs sa perfection et sa beauté. […] Il ne faut donc pas s’étonner si l’éloquence, qui tient tant à la perfection des langues, et qui chez les Grecs même est née après tous les autres arts, naquit si tard dans Rome. […] Sur deux ou trois cents orateurs qui en divers temps parlèrent à Rome, à peine y en eut-il un ou deux par siècle qui pût passer pour éloquent ; peu même eurent le mérite de parler avec pureté leur langue.

75. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXII » pp. 328-331

Mais en ce qui est de la poésie, nous avons peine à ne pas voir plutôt un avantage dans cette espèce de langue, non pas artificielle, mais supérieure à la langue usuelle et d’un ordre plus élevé, d’un ordre à part, qu’il est permis et même imposé à tout poëte sérieux de ressaisir et de s’approprier. […] et croit-on que Virgile et Homère parlassent en vers la même langue que le commun peuple de Rome ? On pourrait, je crois, en dire presque autant de la belle langue attique chez les Grecs, laquelle était certainement quelque chose d’un peu artificiel, bien que se rapportant de préférence au ton et au goût du peuple d’Athènes, tout comme en Italie la belle langue aime à se réclamer du peuple de Florence. […] De nos jours on a essayé de rendre à la poésie sa langue propre, son style, ses images, ses priviléges, mais l’entreprise a pu paraître bien artificielle, parce qu’il a fallu aller chercher ses exemples dans le passé par delà Malherbe, et encore des exemples très-incomplets et sans autorité éclatante. […] Les poëtes anciens (et peut-être en est-il ainsi dans quelques langues modernes autres que la française) ont eu à manier une étoffe bien plus disposée pour la poésie, ils ont trouvé plus aisément sous leurs doigts ce tissu des saintes mélodies que déployait Homère pour parler avec André Chénier.

76. (1887) Discours et conférences « Préface »

L’homme n’appartient ni à sa langue, ni à sa race : il n’appartient qu’à lui-même, car c’est un être libre, c’est un être moral. On n’admet plus qu’il soit permis de persécuter les gens pour leur faire changer de religion ; les persécuter pour leur faire changer de langue ou de patrie nous paraît tout aussi mal. Nous pensons qu’on peut sentir noblement dans toutes les langues et, en parlant des idiomes divers, poursuivre le même idéal. Au-dessus de la langue, de la race, des frontières naturelles, de la géographie, nous plaçons le consentement des populations, quels que soit leur langue, leur race, leur culte. […] Or elle compte dans son sein trois ou quatre langues, deux ou trois religions et Dieu sait combien de races.

77. (1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 11-15754

Cela fait voir que la prononciation des lettres est sujette à variation dans les Langues mortes, comme elle l’est dans les Langues vivantes. […] Notre Langue n’a point de cas, la Logique a quatre parties, &c. […] Il n’y a point d’ablatif en François, ni dans les autres Langues vulgaires, parce que dans ces Langues les noms n’ont point de cas. […] (Acheminement à la Langue Françoise par Jean Masset.) […] La Grammaire n’est venue qu’après que les langues ont été établies.

78. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre V »

Des suffixes en ose, la chimie et la médecine ont créé les mots dont glucose, amaurose sont des types assez bons et qui démontrent qu’avec un peu de goût la formation savante serait maniable sans danger pour la langue. […] Il faut accepter la langue sous l’aspect que lui ont donné quatre siècles d’imprimerie, et que le journal vulgarise depuis cinquante ans. Nul ne peut consentir, qui aime la langue française, à écrire fam, ten, cor, om, pour femme, temps, corps, homme. […] L’e muet, quoiqu’il ne se prononce plus dans la plupart des cas, a gardé une valeur de position ; il est impossible, comme le veulent les phonétistes, de le supprimer de la langue française. […] Etique, déformation de hectique, est resté dans la langue.

79. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. VINET. » pp. 1-32

Au moyen âge, la culture et la langue romanes, qui remontaient par le Rhône, furent celles de ce pays. […] Monnard, dans lequel il discute les avantages qu’il y aurait à étudier et à analyser la langue et la littérature maternelles comme on étudie les langues anciennes, est tout d’abord propre à faire ressortir les qualités de grammairien analytique et de rhéteur, de Quintilieu et de Rollin accompli, que possède M. […] Il est Français de littérature, de langue ; il ne l’est pas de nation, et il professe en pays allemand. […] La langue française est répandue dans les classiques, comme les plantes sont dispersées dans les vallées, au bord des lacs et sur les montagnes. […] Ne permettez pas à la langue de s’ankiloser ; — (en parlant de Quinault) c’est bien lui qui a désossé la langue française, etc.

80. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 24-41

Clément a profité de ces défauts communs à plusieurs Poëmes didactiques, & les a fait valoir, pour soutenir qu’il est impossible de composer, en notre Langue, un bon Poëme de cette espece. […] Seroit-il possible, en effet, que notre Langue fût privée d’une faculté commune à toutes les autres Langues ? […] De plus, on a vu des Poëmes dans presque toutes les Langues, avoir un succès général, quoique l’intelligence n’en fût réservée qu’à un très-petit nombre de Connoisseurs. […] La stérilité de notre Langue n’est-elle pas ici trop exagérée ? Avant que Balzac parût, on ne se seroit pas douté que cette Langue fût capable de devenir pleine d’harmonie & de majesté.

81. (1902) L’observation médicale chez les écrivains naturalistes « Chapitre V »

Exactitude n’est pas, en matière de langue médicale, synonyme obligé de néologisme. […] Trousseau, dès le milieu du siècle, avait signalé l’abus de cette méthode qui torture la langue grecque et entasse les savants solécismes. […] Avec Huysmans s’accentue et se perfectionne la langue médico-littéraire. […] Rémy de Gourmont, Esthétique de la langue française, p. 14. […] Boissière, Dictionnaire analogique de la langue française.

82. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre troisième »

De la philosophie chrétienne et comment Calvin en exprime pour la première fois les vérités dans la langue vulgaire. — § II. […] De la philosophie chrétienne, et comment Calvin en exprime pour la première fois les vérités dans la langue vulgaire. […] Enfin, il est également vrai que le premier qui ait popularisé en France, non dans la langue des savants, comme Érasme, mais dans la langue de tous, les premières vérités de la philosophie chrétienne, c’est Calvin. […] Béda objectait à Budé, en présence de François Ier, qui le consultait sur la fondation de chaires de langues savantes, que ces langues enfanteraient des hérésies71. […] Calvin ne perfectionna pas seulement en l’enrichissant, la langue générale ; il créa une langue particulière dont les formes très-diversement appliquées n’ont pas cessé d’être les meilleures parce qu’elles ont été tout d’abord les plus conformes au génie de notre pays, je veux dire, la langue de la polémique.

83. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre deuxième »

Descartes porte la langue française à sa perfection. […] Descartes a porté la langue française à sa perfection. […] Telle est la langue de Descartes. […] Il ne manque à la langue de Descartes que ce qui n’y était pas nécessaire : et c’est une beauté de cette langue que de s’être privée des beautés qui n’appartenaient pas au sujet. […] C’est dans ce sens-là que le premier qui par la la langue de la raison donna le modèle de la langue française.

84. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Note I. De l’acquisition du langage chez les enfants et dans l’espèce humaine » pp. 357-395

Cette langue s’est nuancée de plus en plus et traduit aujourd’hui tous les hauts, tous les bas, tous les degrés des idées et des émotions qui s’élèvent en lui. […] Nous n’entendons pas, par langue rationnelle, une langue possédant des termes aussi abstraits que blancheur, bonté, avoir, être, mais toute langue dans laquelle les mots les : plus concrets eux-mêmes sont fondés sur des concepts généraux, et dérivés de racines qui expriment concepts généraux. […] « Prenez n’importe quel mot dans toute langue qui a un passé, et, invariablement, vous trouverez qu’il est fondé sur un concept. […] Ainsi constituée, chaque langue a parcouru trois étapes. […] Dans cette époque, les racines s’unissent en s’altérant toutes les deux, en sorte qu’aucune d’elles ne garde son indépendance substantive. » Toutes les langues rentrent dans l’une de ces trois catégories, et toute langue doit au préalable traverser la première pour arriver à la seconde, puis la seconde pour arriver à la troisième.

85. (1829) De la poésie de style pp. 324-338

Delécluze, nous croyons comme lui que le sort de notre langue est intéressé dans cette question. […] La langue française, dit-il, est d’origine latine, elle est de la famille des langues du midi, et c’est la méconnaître que de la greffer sur les littératures du nord. […] Les chœurs d’Athalie ont été longtemps regardés comme ce que nous avions de plus biblique dans notre langue. […] Mais ces fragments mêmes du symbole fécondaient la langue, en nous familiarisant avec des métaphores nouvelles. […] Ainsi ce grand changement dans le style, et par suite dans la langue, n’est pas dû à une puérile imitation, mais à des besoins bien sentis.

86. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 424-428

Quoi-qu’il eût reçu de la nature une imagination vive & brillante, un caractere tendre & enjoué, & un génie véritablement poétique, nous doutons qu’il eût également réussi, s’il avoit écrit en François, Langue pauvre & timide en comparaison de celle qu’on parle en Languedoc. […] Elle n’a ni expressions triviales, ni images basses, parce que le Peuple y donne le ton, & qu’une Langue qui n’est point sujette au caprice des Cours & des Académies, ne peut ni s’appauvrir, ni dégénérer*. […] Vaniere, Campistron, à qui la Langue de Goudelin n’étoit point étrangere, faisoient beaucoup de cas de ses Poésies ; c’est sans doute ce qui a engagé M. […] L’idiome Languedocien n’est autre chose que la Langue Romance ou Romaine, que parloient les François avant que leurs Rois eussent fixé leur sejour à Paris. […] Cette Langue fut, dans la suite, appelée Provençale, du nom des Comtes de Toulouse, qui prenoient le titre de Marquis & de Seigneur de Provence.

87. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre deuxième »

Des progrès que Rabelais a fait faire à la langue littéraire. § IV. […] Le grec était la langue défendue : c’était une grâce de plus pour un esprit curieux et libre. […] Des progrès que Rabelais a fait faire a la langue littéraire. […] La langue de Rabelais est une langue de génie. […] Peu d’écrivains ont plus fait pour notre langue que Rabelais.

88. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Sur l’École française d’Athènes »

Quant à la langue, à la philologie, les considérations se pressent, elles concourent au même point, elles viennent en quelque sorte aboutir au même lieu comme à un centre tout désigné de lumière et de perfectionnement. […] Ceux-ci en général (le grand Coray à part), se sentant après tout les fils de la vraie race, ont trop négligé l’érudition proprement dite ; ils se sont trop conduits comme les descendants d’une grande famille ruinée, mais qui, fiers de parler la langue de leur nourrice, la langue de leur maison, s’y tiennent et négligent les autres sources d’instruction et les autres moyens d’éclaircissement comme n’étant proprement qu’à l’usage des étrangers. […] Pour les gens du pays qui y reviennent par l’étude, il n’est rien de plus naturel et de plus aisé que de ressaisir le sens et le génie de l’ancienne langue. […] Sans se croire tout à fait au temps où le savant Philelphe épousait une femme grecque pour mettre la dernière main à son érudition et se polir à la langue jusque dans son ménage, on peut se dire que, du moment que la Grèce renaît aux doctes et sérieuses études de son passé, elle est plus voisine que nous du but et infiniment plus près de redevenir vivante. […] Une telle école d’art et de langue instituée à Athènes serait avant tout un germe ; utile dans le présent, elle le deviendrait surtout dans l’avenir.

89. (1730) Des Tropes ou des Diférens sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue. Traité des tropes pp. 1-286

Mais quand il s’agit de faire entendre une langue étrangère, on doit alors traduire litéralement, afin de faire comprendre le tour original de cette langue. […] Cette façon de parler ne seroit pas entendue en notre langue. […] de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi ? […] Enfin une pierre abatit la statue ; c’est la langue latine qui cessa d’être une langue vivante. […] S’il y avoit des synonimes parfaits, il y auroit deux langues dans une même langue.

90. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre IX »

Ce lirlie peut servir de type des mots étrangers qui entrent dans une langue à la fois par la parole et par l’écriture. […] Si le mot est venu par l’écriture seule, il faut le réformer et l’écrire comme le prononcerait un paysan ou un ouvrier tout à fait étranger à l’anglais ou à telle autre langue. […] Des mots qu’elle a empruntés à l’anglais, les uns, demeurés à la surface de la langue, ont conservé leur forme étrangère ; les autres, en grand nombre, ont été absorbés, sont devenus réellement français. […] C’est un devoir strict envers notre langue de n’ouvrir les portes sévères de son vocabulaire qu’à des termes nouveaux qui apportent avec eux une idée nouvelle et qui prennent au dépourvu nos propres ressources linguistiques. […] Un géographe a conseillé de conserver aux noms de lieu leur orthographe nationale, d’écrire London, Kœln, Firenze, Tong-King, et aussi sans doute d’apprendre au moins la prononciation de toutes les langues du globe.

91. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite et fin.) »

Je ne dirai que peu de chose d’un autre poëte dont la langue m’échappe, M.  […] On sait que cette belle langue, si florissante au xiie  siècle et qui balançait pour le moins celle du Nord, avait été vaincue, compromise dans le désastre même qui suivit la croisade contre les Albigeois, et que, privée désormais de ses principaux centres et foyers où elle était cultivée avec pureté et avec élégance, elle était bientôt retombée à l’état de patois ; c’est en parlant d’elle qu’il m’est arrivé de dire que le patois est « une langue qui a eu des malheurs. » Mais ce patois de la langue provençale ainsi réduite était encore le plus riche de tous, le plus pittoresque et le plus sonore ; il n’avait cessé, même dans sa décadence, de permettre à de vrais poëtes de se produire : Goudouli est le plus célèbre ; mais combien d’autres dignes de plus de renom et d’un auditoire plus étendu ! […] Si j’ai défini le patois du Midi, « une langue qui a eu des malheurs », je me contenterai de définir le patois de Franche-Comté, « une langue qui est restée à l’état rustique et qui n’a pas fait fortune. » Ce serait le juste complément de la définition. Il a existé au Moyen Age, ou plutôt à la veille du Moyen Age, une époque intermédiaire, confuse, où il n’y avait pas de langue et où il n’y avait partout que des patois, des jargons. […] Luzel a déjà dû s’impatienter, s’il nous lit, et je suis sûr que, s’il était à portée de voix, il aurait demandé plus d’une fois la parole ; car, lui, il a la prétention d’être dans un cas tout différent : « Nous autres Bretons, dit-il dans sa préface, nous avons l’avantage précieux de posséder une langue à nous : je dis langue et je repousse vigoureusement le mot flétrissant de patois. » Loin de moi l’idée de le contredire et de porter atteinte à sa patriotique pensée !

92. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

« Partout où se parle cette langue toscane, on m’a vu errer et mendier ; j’ai mangé le pain d’autrui et savouré son amertume. […] En Italie, on ne faisait rien d’important dans la langue du peuple ; tout s’écrivait en latin. […] En effet, la langue française ne recevra toute sa perfection qu’en allant chez ses voisins pour commercer et pour reconnaître ses vraies richesses ; en fouillant dans l’antiquité à qui elle doit son premier levain, et en cherchant les limites qui la séparent des autres langues. […] Quand une langue a reçu toute sa perfection, les traductions y sont aisées à faire et n’apportent plus que des pensées. […] Elle est peu usitée dans notre langue ; et cependant J.

93. (1899) Préfaces. — Les poètes contemporains. — Discours sur Victor Hugo pp. 215-309

Dante, Shakspeare et Milton n’ont prouvé que la force et la hauteur de leur génie individuel ; leur langue et leurs conceptions sont barbares. […] La langue poétique n’a plus ici d’analogue que le latin barbare des versificateurs gallo-romains du cinquième siècle. […] Je crois que les Ioniens et les Latins possédaient deux idiomes bien supérieurs aux langues modernes en richesse, en clarté et en précision. […] La pensée surabonde nécessairement dans l’œuvre d’un vrai poète, maître de sa langue et de son instrument. […] Soit, mais la difficulté subsiste, puisque cette émotion s’exprime dans la langue sacrée qui ne vous est ni sympathique ni familière.

94. (1875) Premiers lundis. Tome III « Maurice de Guérin. Lettre d’un vieux ami de province »

À la renaissance du xvie  siècle, la langue et la littérature grecques rentrèrent presque violemment et à torrent dans la littérature française : il y eut comme engorgement au confluent. […] Henri Estienne, l’un des meilleurs prosateurs du xvie  siècle et des plus grands érudits, a fait un petit traité de la conformité de la langue française et de la langue grecque : il a relevé une grande quantité de locutions, de tours de phrase, d’idiotismes communs aux deux langues, et qui semblent indiquer bien moins une communication directe qu’une certaine ressemblance de génie. M. de Maistre, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, est de l’avis de Henri Estienne, et croit à la ressemblance du génie des deux langues. […] 2º Avec l’école de Malherbe et de ses successeurs classiques, la littérature française se rapprocha davantage du caractère latin, quelque chose de clair, de précis, de concis, une langue d’affaires, de politique, de prose ; Corneille, Malherbe, Boileau n’avaient que très peu ou pas du tout le sentiment grec. […] La lettre que nous allons reproduire se rattache directement aux travaux qui précèdent, dans ce volume même, sur les Origines de notre langue et de notre littérature, et qui ont pour point de départ, dans l’Œuvre de M. 

95. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre premier »

On voulait dans la langue ce qu’on voulait dans les choses : choisir pour appliquer. […] Il fallait d’ailleurs que la langue y fût comprise, et que le même mot s’étendît aux pensées et aux paroles. […] En quoi consiste l’éloquence dans les lettres de Balzac, et des progrès que fait faire cet auteur a la langue française. […] Cet aveu n’en prouve que mieux l’impatience du public sur ce qui lui paraissait être le progrès de la langue. […] Il n’y a rien été changé depuis lors, qu’au prix de l’altération même de la langue française et du génie de notre pays.

96. (1895) Histoire de la littérature française « Seconde partie. Du moyen âge à la Renaissance — Livre I. Décomposition du Moyen âge — Chapitre I. Le quatorzième siècle (1328-1420) »

La prédication en langue vulgaire. […] Elles élargissent, assouplissent, affermissent à la fois le style et la langue. […] Pareils effets se constatent dans la langue. […] L’œuvre d’Oresme est un témoin curieux de la crise que traverse la langue à cette époque. […] dans la langue du peuple.

97. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 34, que la réputation d’un systême de philosophie peut être détruite, que celle d’un poëme ne sçauroit l’être » pp. 489-511

On est même bien fondé à soutenir que les generations à venir seront touchées en lisant un poëme qui a touché toutes les generations passées qui ont pû le lire en sa langue originale. […] Ainsi le poëme qui a plû à tous les siecles et à tous les peuples passez est réellement digne de plaire, nonobstant les défauts qu’on y peut remarquer, et par consequent il doit plaire toujours à ceux qui l’entendront dans sa langue. […] La langue dans laquelle l’éneïde étoit écrite, étoit la langue vulgaire. […] Ils ont composé dans la langue vulgaire de leur païs, et leurs premiers approbateurs ont donné un suffrage qui n’étoit pas sujet à erreur. […] Ces ouvrages étoient écrits en langue vulgaire, et ces compatriotes sçavoient une infinité de choses dont la memoire s’est perduë, et qui devoient donner lieu à plusieurs critiques bien fondées.

98. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VII. Les hommes partagés en deux classes, d’après la manière dont ils conçoivent que s’opère en eux le phénomène de la pensée » pp. 160-178

On aura beau faire, il faut absolument choisir entre deux systèmes : ou l’homme a reçu le pouvoir de créer les langues, ou cette faculté lui a été refusée. […] Dans le second cas, l’homme aurait reçu sa langue d’une tradition obscure et mystérieuse, qui remonte d’anneau en anneau jusqu’au berceau du monde, mais dont la société a toujours été dépositaire. […] Je désirerais seulement que les uns et les autres voulussent bien comprendre que, s’ils ne s’entendent pas entre eux, cela vient de ce qu’ils ont cessé de parler la même langue ; car, comme dans l’antique Orient, les uns parlent une langue divine, et les autres une langue mortelle ; et non point de ce qu’ils ont cessé d’avoir les mêmes raisons de s’aimer et de s’estimer. […] Mais le sentiment religieux survivra, n’en doutons point, à la confusion des langues. […] Ainsi, de ce que les langues sont considérées comme les signes de nos pensées, et comme des méthodes, il ne faut pas croire que l’homme ait eu le pouvoir de faire sa langue dans l’origine.

99. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Mistral. Mirèio »

Il sera possible dans toutes les langues et quelle que soit celle dans laquelle il chante, — que ce soit une langue qu’on ne parle plus ou une langue qu’on parle mal encore, — que ce soit un idiome incertain ou usé ! […] Les Lettrés, en effet, affirment qu’il faut de rigueur une langue à un poète, et, disent-ils, le provençal n’en est pas une, malgré les prétentions historiques de ceux qui le parlent ou l’écrivent. […] Les Lettrés qui demandent des langues toutes venues et complètes, pour que le Génie puisse fructueusement cohabiter avec elles, se rendent-ils bien compte de ce qui constitue une langue et de ce qui fait un patois ? […] Enfin, est-ce qu’il y a eu quelque part dans l’histoire des langues et des littératures autre chose que des patois, avant les œuvres du Génie ? Or, s’il n’y a eu que des patois, il y a donc eu aussi des poètes qui n’ont pas eu besoin d’une langue toute faite pour être poètes, — et ce ne sont pas les moins grands !

100. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Rivarol. » pp. 62-84

Il étudiait les langues, il réfléchissait sur les principes et les instruments de nos connaissances, il visait à la gloire du style. […] Rivarol, nommons-le tout d’abord par son vrai nom, est un styliste ; il veut enrichir et renouveler la langue française, même après Buffon, même après Jean-Jacques. […] Insistant sur la qualité essentielle de la langue française, qui est la clarté, tellement que, quand cette langue traduit un auteur, elle l’explique véritablement, il ajoutait : Si on ne lui trouve pas les diminutifs et les mignardises de la langue italienne, son allure est plus mâle. […] Sûre, sociale, raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. […] Esprit à la fois philosophique et littéraire, il se voua dès lors à l’analyse des langues et de la sienne en particulier.

101. (1890) L’avenir de la science « Sommaire »

Les langues classiques sont un fait général. Aucune langue n’est classique d’une manière absolue. […] Partout l’histoire des langues montre deux idiomes superposés, langue ancienne synthétique, langue moderne analytique. […] Les racines de la langue et de la nation sont là. […] Étude comparée des langues.

102. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIe entretien. Boileau » pp. 241-326

La première qualité qu’il exige, et avec raison, d’une œuvre de l’esprit et des langues, c’est d’être conforme au bon sens. […] On sentait qu’il parlait dans une langue vêtue et chaste, qui s’offense des nudités du style comme d’une profanation des yeux. […] Ici même ce n’est plus un artisan de la langue, c’est un poète véritable. […] Dante, le Tasse, Pétrarque, Arioste étaient pour lui des livres fermés ; il ne pouvait juger ces grands esprits dont il ignorait la langue. […] On n’est point tel pour avoir supérieurement manié l’instrument encore inhabile de la langue poétique française et pour avoir remis après soi cette langue très perfectionnée à ses successeurs.

103. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Essai, sur, les études en Russie » pp. 419-428

Mais je pense que l’étude des langues anciennes pourrait être abrégée considérablement, et mêlée de beaucoup de connaissances utiles. […] Mais ce qu’il faut observer ici, c’est que l’étude des langues est devenue et devient tous les jours d’une telle étendue, qu’il ne sera plus possible à l’esprit humain d’y suffire. La connaissance des mots nuira à la connaissance des choses, l’étude des langues anciennes sera abandonnée pour celle des langues modernes. Le français, l’italien, l’anglais, l’allemand sont aujourd’hui quatre langues presque essentielles à l’homme qui a joui d’une éducation libérale. […] Cependant il faut posséder la langue d’un peuple pour ses anciennes richesses, tandis qu’il faut apprendre celle d’un autre pour ses richesses actuelles.

104. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — De la langue Latine. » pp. 147-158

De la langue Latine. […] Plaute, Térence, Salluste, Tite-Live, César, tous ces écrivains immortels, à qui la langue Latine est si redevable, qui l’ont enrichie de tant de beautés, ne furent pas jugés dignes d’être des modèles. […] L’auteur se propose d’y montrer le ridicule qu’il y a de prétendre bien écrire en latin, bien parler & bien entendre cette langue. […] voilà sept ans perdus, & vous perdrez encore tout autant d’années que vous en mettrez pour cela, parce qu’il n’est pas possible qu’un moderne soit jamais au fait d’une langue morte, qu’il connoisse parfaitement la propriété des termes, l’harmonie & la grace du discours. La plus grande difficulté qu’il y a, selon ce même écrivain, à posséder une langue morte, vient sur-tout de la propriété des termes.

105. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. Tissot. Poésies érotiques avec une traduction des Baisers de Jean Second. »

la chaste langue de Racine n’avait jamais prêté des sons plus purs à une sensualité plus exquise. […] Mais alors les voies littéraires n’étaient pas préparées au génie ; les langues, celles du nord en particulier, n’étaient pas faites, ou n’étaient pas polies : il n’y avait qu’une seule langue commune à tout le monde savant, et vraiment digne de lui ; l’enfant qu’on destinait aux lettres l’apprenait en naissant, et le latin pour lui était presque la langue de sa nourrice. […] Pourtant, nous l’avons dit, ce latin du xvie  siècle est aussi du latin original ; et, quoi de plus naturel à Jean Second que de chanter sa maîtresse dans cette langue de Lesbie, qui avait été, après tout, la langue d’Héloïse ? […] Tissot, déjà honoré à sa première publication du suffrage de Chénier, nous paraît un service de plus rendu par le respectable écrivain à la poésie et aux lettres latines, dont il fait passer dans notre langue une des plus agréables productions.

106. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVI. La littérature et l’éducation publique. Les académies, les cénacles. » pp. 407-442

C’est elle qui paraît avoir doté la langue française du mot d’ergoteur. […] Rollin écrit en langue vulgaire son Traité des études et on le félicite de savoir parler le français comme si c’était sa langue naturelle. […] Qu’est devenu le temps où Budée, pour écrire à ses amis, se servait de la langue d’Athènes ? […] Les langues étrangères, à leur tour, n’échapperont point à l’examen de l’historien. […] Défense et illustration de la langue françoyse.

107. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Étienne Pasquier. (L’Interprétation des Institutes de Justinien, ouvrage inédit, 1847. — Œuvres choisies, 1849.) » pp. 249-269

Étienne Pasquier n’est point de ces écrivains originaux qui devancent les temps et qui font faire des miracles à leur langue maternelle. […] Est-ce donc à la cour du Palais et au Parlement qu’il faut aller demander cette école de bonne langue ? […] Le plein bon sens et le vrai bon goût, chez nous, n’ont jamais existé ensemble qu’à un très court moment de la littérature et de la langue. Pasquier veut une langue qui soit bien française de fonds, mais très large et très riche d’acquisitions et de dépendances. […] On voit que Pasquier ferait presque comme Malherbe, qui renvoyait volontiers ceux qui le questionnaient sur la langue aux porteurs du Port au foin.

108. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quatorzième. »

Notre langue ne lui paraît pas assez riche. […] Trouver dans l’étude même du génie d’une langue le secret de ses beautés et les raisons de s’y plaire, paraît plus propre à l’enrichir que d’envier aux autres langues leurs avantages. […] Se plaindre qu’on n’a pas assez de sa langue pour exprimer ses idées est la marque qu’on croit avoir assez d’idées pour remplir plusieurs langues : c’est de la vanité qui sied bien à la médiocrité. […] Où vont nous conduire les théories sur l’insuffisance de notre langue, sinon au relâchement de cette langue ? […] De tous les ouvrages écrits dans notre langue, celui-là est peut-être le plus aimable.

109. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Ch.-L. Livet »

Elle inventait la décence et la langue française. […] Je défie bien de lire de suite sans être écœuré cette Guirlande de Julie que Livet a transcrite à la fin de son ouvrage, pour nous démontrer, sans nul doute, l’influence heureuse de ces affreuses fadeurs sur la langue et la littérature. […] Torpilles caressantes de la langue qu’elles ont engourdie, elles l’alanguissent sous prétexte de tendresse, elles la pâlissent sous prétexte de distinction, et si elles avaient pu lui soutirer tout le sang de ses veines, à cette langue généreuse qui venait de bouillonner avec les passions de deux siècles, elles l’eussent remplacé comme on remplace le sang des morts, par des infusions de parfums. […] Alors la langue, pâle narcisse qui s’en allait mourant, reprit sur sa tige, et le naturel fut sauvé ! […] Les grands hommes qui donnèrent à la langue de Louis XIV, je ne dis pas son caractère définitif, — car une langue ne finit jamais que quand on ne la parle plus, — mais les chefs-d’œuvre qui l’assirent et la posèrent dans sa majesté, sont sortis des grands écrivains du xvie  siècle, qui en a de si grands, et non pas des précieuses, ces bréhaignes, qui ont tué des poètes, mais qui n’en ont jamais fait un.

110. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXIV. Siècles de barbarie. Renaissance des lettres. Éloges composés en latin moderne, dans le seizième et le dix-septième siècles. »

Enfin, les langues même dans presque toute l’Europe étaient barbares. […] Peu à peu ses sons se polirent, mais il ne devint une langue harmonieuse, précise et forte, que sur la fin du règne de Louis XIII. Un latin plus que barbare était chez tous les peuples la langue générale des lois, de la religion, des sciences et des arts. […] Mais leur plus grand obstacle, c’était la prétention d’être éloquents dans une langue morte. […] Il aura aisément des passions et des idées dans sa langue naturelle, qui, faite pour lui, correspond avec souplesse à tous ses mouvements : mais la langue étrangère résistera à tout, et dénaturera tout ce qu’il voudra lui confier.

111. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre I — Chapitre troisième »

Dès la seconde moitié du douzième siècle, il y a une sorte de langue poétique. […] De même que, dans la prose, la langue a déjà une sorte de maturité pour le récit, de même, dans les écrits en vers, la langue suffit à ce tour d’esprit satirique avec lequel notre nation est née. […] Les imitations y sont piquantes par le contraste de la langue extrêmement raffinée du modèle et de la langue encore informe de l’imitateur. […] Villon écrit le français du peuple de Paris ; il tire sa langue du cœur même de la nation. […] Quelles acquisitions pour l’esprit français et pour notre langue poétique !

112. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre quinzième. »

De la langue, dans les Mémoires. — § X. […] De la langue dans les Mémoires de Saint-Simon. […] Sa langue pèche surtout par le tour. […] Ce sont les fautes contre le génie de la langue qu’il faut relever. […] Un modèle de langue serait comme un type d’écriture pour toutes les mains.

113. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre IV Le Bovarysme des collectivités : sa forme imitative »

Il faut se rémémorer que les provinces à cette époque inventent une langue. […] Cette énergie de l’esprit, qui enfantait une langue, s’exprimait en même temps par une passion de savoir qui, s’exerçait dans tous les sens. […] C’est d’abord la langue littéraire que déforme, selon la judicieuse remarque de M.  […] On ne saurait douter pourtant que notre langue n’eût été plus homogène et plus pure, si cette alluvion ne l’avait un moment recouverte. […] L’esthétique de la langue française (Éd. du Mercure de France).

114. (1857) Cours familier de littérature. III « XIIIe entretien. Racine. — Athalie » pp. 5-80

— L’ennui de ceux qu’il a pour objet de charmer par la perfection de la langue, de l’attitude, du geste, de l’action. […] Cet instrument, c’est une langue. La langue poétique et la langue oratoire de la France se trouvaient précisément à ce confluent des différents ruisseaux des idiomes où le génie des langues, un moment indécis, s’arrête comme embarrassé de ses richesses, tente différentes voies, puis, prenant tout à coup son parti décisif, forme ce grand courant original de la langue nationale, qui entraîne tout en purifiant tout dans son cours. C’est le moment où l’on dit que les poètes créent les langues. […] Il nous avait fait une langue de héros, presque de matamores ; la langue qui montait avec lui jusqu’aux cieux allait se perdre dans les nuages.

115. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 3. Causes générales de diversité littéraire. »

Mais de plus au moyen âge, l’Église a sa langue qui n’est pas la langue française : elle parle, elle écrit le latin ; du moins ne confie-t-elle au français que les moindres manifestations de sa pensée, les plus vulgaires ou qui avaient le plus besoin d’être vulgarisées. […] Elle ne nous fait connaître véritablement que leur diffusion dans les esprits du vulgaire ignorant, leur dégradation pour ainsi dire, et la force d’impulsion qu’elles ont manifestée : mais la genèse et l’évolution de ces idées même dans l’élite qui pense, les formes supérieures de la vie intellectuelle, ne se sont pas déposées alors, sinon par hasard, dans les œuvres de langue française. […] Cet esprit français dont j’ai essayé de marquer les principaux traits, est né comme la patrie, comme la langue, entre Loire et Meuse, dans ce que Michelet appelle les « plaines décolorées du centre6 » : presque aucune particularité n’en modifie la définition générale dans cet ancien duché de France, qui en donne comme l’exacte moyenne, dans ce Paris surtout, qui, comme la première des bonnes villes, doit à ses marchands, ses étudiants, et, bientôt ses gens de palais, de paraître la propre et naturelle patrie de l’esprit bourgeois. […] Le long de ces provinces s’échelonnent, apportant une note plus originale, à mesure qu’elles sont plus excentriques, la Picardie ardente et subtile, l’ambitieuse et positive Normandie, hardie du bras et de la langue, le Poitou tenace, précis et délié, pays de gens qui voient et qui veulent, la molle et rieuse Touraine, enfin la terre des orateurs et des poètes des imaginations fortes ou séductrices, l’« aimable et vineuse Bourgogne », d’où sont parties, à diverses époques, « les voix les plus retentissantes » de la France. […] Puis les littératures occidentales se feront plus nationales, en même temps que les œuvres deviendront plus individuelles, et bourgeois, nobles et clercs seront avant tout éminemment Français en France, Anglais en Angleterre et Allemands en Allemagne : souvent même la marque provinciale sera plus forte que l’empreinte de la condition sociale, et elle sera visible surtout chez les écrivains qui n’appartiennent pas aux pays de l’ancienne France et de langue d’oïl.

116. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre V. La parole intérieure et la pensée. — Premier problème : leurs positions respectives dans la durée. »

D’ailleurs, presque toujours, l’interprétation n’est qu’une variété de l’invention : on ne comprend pas un texte un peu difficile sans le traduire, soit en d’autres termes de la même langue, soit, et plus souvent, en des termes empruntés à une langue différente, c’est-à-dire sans penser par soi-même une idée qui est au sens de la phrase ce que l’hypothèse est à la vérité, et cette idée s’exprime progressivement par des mots toujours adéquats à son état présent. […] Ici, trois cas sont à distinguer : nous ne savons pas du tout la langue du texte que nous étudions, nous la savons mal, ou nous la savons bien. […] Une langue vague et confuse est, chez un peuple, un sûr indice de décadence intellectuelle et morale ; au contraire, le grec et le latin sont considérés comme les langues éducatrices par excelence, parce que les mots qui les composent expriment des notions bien faites ; dépôts des efforts d’attention des Hellènes et des Romains, ces deux langues nous obligent à nous faire nous-mêmes des âmes grecques et romaines pour nous les assimiler. […] Cf. de Cardaillac, p. 259 et suiv. : ce que c’est que « faire sa langue » ; Ed. […] Un exemple récent prouve que, même aujourd’hui et dans notre langue, si réfractaire au néologisme, la chose n’est pas impossible : par son livre sur Les maîtres d’autrefois Eugène Fromentin [Référence précise : Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Belgique-Hollande, Paris, 1877] a « notablement accru les ressources expressives de la langue française » (Ed.

117. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 409-411

Mais le chef-d'œuvre de son génie vraiment singulier pour la Poésie Latine, est le Predium rusticum, traduit dans toutes les Langues, & qui fait surtout les délices des Allemands & des Anglois. […] M. de Voltaire & M. d'Alembert qui pensent trop souvent d'après ce Poëte, ont beau dire qu'on doit s'attacher à sa Langue, & renoncer aux Langues mortes, dans lesquelles, selon eux, il est impossible de bien écrire, ils ont oublié, sans doute, que c'est en étudiant la Langue de Virgile, d'Horace, de Cicéron & de Tacite, celle d'Homere, de Sophocle, de Démosthenes, & de Thucydide, qu'on peut se former le goût pour bien écrire dans la sienne. […] Rapin, Huet, Santeuil, ont même aussi bien écrit en François qu'en Latin, preuve que l'étude d'une Langue ne nuit point à la perfection de l'autre.

118. (1902) Le problème du style. Questions d’art, de littérature et de grammaire

Chaque fois que la langue le peut, elle s’allège. […] Le rédacteur, qui connaît Noël et Chapsal, ignore, et ce que c’est qu’une langue en général, et ce qu’est, en particulier, la langue française. […] Elles encombrent la langue ; elles tendent à la figer. […] Moins on entrave l’usage, mieux la langue se porte. […] Pourquoi, d’ailleurs, enseigner à des Français la langue française ?

119. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVe entretien. Littérature grecque. L’Iliade et l’Odyssée d’Homère » pp. 31-64

Mais nous ne croyons point et nous ne croirons jamais qu’une langue aussi parfaite de construction, d’image, d’harmonie, de prosodie, que la langue de l’Iliade, n’eût pas été écrite avant l’époque où Homère dicta ou chanta ses poèmes aux pasteurs, aux guerriers, aux matelots de l’Ionie. Une langue n’est pas l’œuvre d’un homme ni d’un jour ; une langue est l’œuvre d’un peuple et d’une longue série de siècles, et quand cette langue, comme la langue employée par Homère, présente à l’esprit et à l’oreille toutes les merveilles de la logique, de la grammaire, de la critique, du style, des couleurs, de la sonorité et du sens qui caractérisent la maturité d’une civilisation, vous pouvez conclure avec certitude qu’une telle langue n’est pas le patois grossier des montagnards ni des marins d’une péninsule encore barbare, mais qu’elle a été longtemps construite, parlée chantée, écrite, et qu’elle est vieille comme les rochers de l’Attique et répandue comme les flots de son Archipel. […] Et si vous me demandez : Pourquoi le chant est-il une condition de la langue poétique ? […] Toutes les aventures de l’Odyssée sont ses propres aventures transfigurées dans la langue des dieux. […] Et cette langue encore cadencée par un tel rythme de la mesure est pleine d’une telle musique des mots que chaque pensée semble entrer dans l’âme par l’oreille, non seulement comme une intelligence, mais aussi comme une volupté !

120. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre premier. Le Moyen Âge (842-1498) » pp. 1-39

Les philologues nous enseignent que la langue de Joinville et de Guillaume de Lorris, — la langue de la Vie de saint Louis et de la première partie du Roman de la Rose, — moins riche assurément, moins colorée, moins souple, moins subtile et moins raffinée que la nôtre, était cependant, en un certain sens, plus voisine de sa perfection, comme étant plus logique ; et ils entendent par là plus conforme aux lois de l’évolution organique des langues. […] La langue se trouble, s’épaissit, s’alourdit, se complique sans se raffiner, devient à la fois plus obscure, plus pédantesque et plus plate. […] Diez : Grammaire des langues romanes, traduction française de Gaston Paris et Morel-Fatio, 3e édition, Paris, 1874-1876 ; — W.  […] L’élément celtique ; — et de la difficulté d’en déterminer aujourd’hui la nature ; — si surtout les langues celtiques et la langue latine sont elles-mêmes des langues sœurs [Cf.  […] Granier de Cassagnac, Les Origines de la langue française.] — Hypothèse de Raynouard sur la formation d’une « langue romane » intermédiaire entre le bas-latin ou latin vulgaire et les langues novo-latines ; — dans quelle mesure on peut la soutenir ; — et, en tout cas, de la commodité qu’elle offre. — Déformation ou transformation du latin vulgaire par les accents locaux ; — et par le seul effet du temps. — Parlers provinciaux : dialectes et patois.

121. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Poésies d’André Chénier »

Becq de Fouquières, jeune officier, avait conçu cette idée d’homme de goût et d’érudit dans le temps où, « un André Chénier à la main, il trompait les longues oisivetés de la vie militaire » ; devenu libre, il s’est empressé de se mettre à l’œuvre, et, d’abord, de se pourvoir de tous les instruments indispensables à l’exécution, parmi lesquels il faut compter au premier rang une connaissance des plus fines de la langue grecque. […] Sachant le grec dès l’enfance et comme sa langue maternelle, il étudie le français, et il s’y applique « avec le soin et l’exactitude qu’on met à approfondir une langue ancienne. » Il commente Malherbe, il possède à fond son Montaigne, son Rabelais ; il ignore Ronsard, et ce ne fut pas un malheur, car s’il doit renouveler à quelques égards la tentative de Ronsard, ce sera sans fausse réminiscence et « avec le goût pur de Racine. » M. B. de Fouquières, qui a étudié de près le vocabulaire de Chénier et dressé un Lexique de sa langue, fait cette remarque que « son vocabulaire est riche, non pas à la façon des poëtes modernes, mais riche en mots justes et précis. […] Il aime à redonner à un mot son sens primitif, qui souvent s’est oublié et perdu de vue dans l’acception figurée, et à lui rendre tous les sens qu’il avait en passant de la langue latine dans la nôtre, et que nos vieux écrivains lui avaient conservés. En résumé, sa préoccupation constante est d’enrichir la langue française de ses propres richesses. » — On ne saurait mieux voir ni mieux dire.

122. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre septième. »

La langue des écrivains en prose du xvie  siècle trahit tous ces défauts. C’est une langue chargée et mal ordonnée. […] Il n’est pas étonnant que l’anarchie soit dans une langue où tout mot est souverain, parce que toutes les idées s’y valent. […] On demandait une méthode ; on sentait la nécessité d’une langue disciplinée, d’un choix dans les mots qui répondît à un choix dans les idées. […] Cette langue a je ne sais quoi de pédantesque à la fois et de trop libre ; le pédantesque revient à l’éducation et à la profession ; le trop libre, à l’exemple.

123. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Littré. »

Littré s’exerçait pour son compte et achevait de se rendre maître de notre vieille langue. […] Études sur la langue française, les origines, l’étymologie, la grammaire, les dialectes, etc. J’ai hâte d’en venir aux travaux sur la langue. […] Gustave Fallot, enlevé trop tôt, plus tard M. de Chevallet, enlevé de même, essayaient d’apporter quelque ordre dans l’idée qu’on devait se faire des origines et de la formation de notre langue et des langues modernes. […] Dictionnaire de la langue française.

124. (1857) Cours familier de littérature. III « XVIIe entretien. Littérature italienne. Dante. » pp. 329-408

La langue latine s’était écroulée avec l’empire. […] Un latin corrompu était resté la langue de l’Église, de l’histoire, de la législation ; l’italien était la langue du peuple. Les classes supérieures de la société parlaient les deux langues ; mais le latin dépérissait chaque jour et la langue usuelle se perfectionnait. […] Voilà pour la langue. […] Vous faussez par l’effort votre propre langue sans parvenir à lui faire rendre ni la forme ni le sens de la langue que vous traduisez.

125. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre II. Du sens et de la valeur des mots »

Quand Pascal s’abîme dans la méditation de l’immensité des espaces, quand son imagination est lasse et sa pensée impuissante, la langue lui fournit encore des signes capables de représenter l’inconcevable : « C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Formule vide de sens littéral, mais évidente et substantielle pourtant : sorte d’expression algébrique qui soumet l’infini à la même notation que le fini, et qui, par une combinaison de termes positifs et négatifs, arrive à donner la mesure de l’incommensurable. Comment la langue possède-t-elle cette capacité illimitée ? […] Ainsi sont comblés les intervalles que le dictionnaire semble laisser entre les mots, et la langue a une infinie dégradation de teintes pour rendre l’infinie modification des idées et des sentiments. […] Il y a des langues qui ont plus de sonorité ou d’éclat que le français. […] Certaines langues portent leur homme, leur éclat dore les plus pauvres idées ; le français ne prête qu’aux riches.

126. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

En lisant ces vers, on ne s’avise plus d’accuser notre langue de dureté. […] Sa langue, quoique bien à lui, se tient tout près de celle de ses grands devanciers. […] Je craindrais moins les retours du goût pour les bons romans de Balzac si les mœurs en étaient moins anecdotiques et la langue plus naturelle. […] Observateur moins profond, Alexandre Dumas conte avec plus de vivacité, dialogue avec plus de verve et de naturel, écrit dans une meilleure langue. […] La finesse d’analyse, où excelle Mérimée, se rapproche plus de la peinture, et la langue, dans sa propriété irréprochable, a de l’abondance, du coloris et de l’accent.

127. (1900) La culture des idées

C’est-à-dire à l’état de langues mortes, de langues de parade ou de cénacles. […] Comment imposer au sourire milanais la rudesse d’une langue mal élevée ? […] Les livres français sont lus par des hommes qui ne sauraient parler notre langue ; ils l’ont apprise ainsi qu’une langue classique, langue de luxe et de loisirs aristocratiques. […] Une langue très utile est beaucoup plus facile à apprendre qu’une langue de luxe. […] Alors le pêle-mêle des langues prendra fin : une seule suffira.

128. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre II. Deuxième élément, l’esprit classique. »

Celle des Sciences ne signifiait rien dans l’opinion, non plus que celle des Inscriptions… Les langues sont la science des sots. […] La chose est visible, et du premier coup d’œil, pour la langue et le style. […] À ce titre, en 1789, la langue française est la première de toutes. […] Il n’y a place dans cette langue que pour une portion de la vérité, portion exiguë, et que l’épuration croissante rend tous les jours plus exiguë encore. […] Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Langues . « De toutes les langues de l’Europe, la française doit être la plus générale, parce qu’elle est la plus propre à la conversation.

129. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Jasmin. (Troisième volume de ses Poésies.) (1851.) » pp. 309-329

Je voudrais bien entrer en lice avec vous pour la déclamation, mais un défaut de langue très prononcé me le défend. […] Je définis un patois une ancienne langue qui a eu des malheurs, ou encore une langue toute jeune et qui n’a pas fait fortune. […] En débutant dans son patois d’Agen, il trouva une langue harmonieuse encore, mais très atteinte par les invasions françaises, qui y avaient importé des tours et des mots contraires au génie primitif. […] La langue qu’il parle aujourd’hui, la langue qu’il chante n’est celle d’aucun lieu en particulier, d’aucun coin de Gascogne, de Languedoc ni de Provence ; c’est une langue un peu artificielle et parfaitement naturelle, qui s’entend également par tous ces pays et que les Catalans eux-mêmes comprennent. […] C’est aux critiques nés de l’autre côté de la Loire de suivre plus en détail cette étude de la langue de Jasmin et des questions piquantes qui s’y rattachent.

130. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Notice historique sur M. Raynouard, par M. Walckenaer. » pp. 1-22

Ainsi en toutes choses : il fera du Midi, de son Midi à lui, le centre de son érudition et de sa conquête ; il voudra que la vieille langue du Midi ait été primitivement la dominante et l’unique pour toute la France, même pour celle d’outre-Loire. […] À peine admis à l’Académie française, il avait songé aux moyens de corriger et d’améliorer le Dictionnaire, et cette pensée le porta à s’occuper des origines de la langue ; c’est ainsi qu’il fut insensiblement conduit à rechercher ce qui restait des anciens troubadours, et bientôt, l’horizon s’étendant devant lui, il découvrit tout un monde. […] La langue romaine, le latin, qu’on parlait dans toutes les villes et dans les environs des villes, cessa d’être la langue de l’administration et de se parler régulièrement. […] Le propre de la langue rustique, vulgaire, populaire, est de se pratiquer sans s’écrire. […] Or, il lui parut que ces premiers indices de la langue moderne qui perçaient chez les auteurs, appartenaient à sa langue du Midi plutôt qu’à la future langue française du Nord ; il en conclut aussitôt que son cher idiome provençal avait commencé par s’étendre au nord beaucoup plus haut et plus avant qu’il ne put se maintenir plus tard.

131. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre X. De la littérature italienne et espagnole » pp. 228-255

Ces deux différents caractères s’aperçoivent à travers la couleur générale que la même langue, le même climat, les mêmes mœurs donnent aux ouvrages d’un même peuple. […] Ainsi peut-être l’italien est-il de toutes les langues de l’Europe la moins propre à l’éloquence passionnée de l’amour, comme la nôtre est maintenant usée pour l’éloquence de la liberté. […] C’est une langue d’une mélodie si extraordinaire, qu’elle peut vous ébranler, comme des accords, sans que vous donniez votre attention au sens même des paroles. […] Voilà l’avantage de la langue ; en voici l’inconvénient. […] L’esprit national influe sur la nature de la langue d’un pays ; mais cette langue réagit à son tour sur l’esprit national.

132. (1880) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Première série pp. 1-336

Enseigner qu’une langue littéraire est un « monstre », c’est donc oublier que la langue n’est faite que pour l’usage de la pensée. […] Or, il y a justement cette différence entre les langues littéraires et les autres, que celles-ci sont des langues dans lesquelles personne n’a encore pensé. […] La langue est pauvre, parce que la pensée manque de hardiesse et d’ampleur ; la langue est rude, parce que le sentiment manque de délicatesse et de grâce ; enfin la langue est difficile à manier, parce que l’esprit ne sait pas encore distinguer, démêler, analyser les nuances. […] Et cependant, comme la langue des chansons de geste, elle nous est encore une langue étrangère, et pour les mêmes raisons, parce qu’elle n’a nulle part atteint la perfection de son genre. […] Bonnefoi du Malade imaginaire, parle la langue du droit.

133. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre VII. Du style des écrivains et de celui des magistrats » pp. 543-562

Necker, dans la langue dont se servent les chefs de plusieurs gouvernements. […] La langue française, comme toutes les langues, acquérait donc alors de nouveaux mots qui remplaçaient ceux qu’elle perdait, ou l’enrichissaient encore. […] Peut-être serait-il nécessaire que l’Institut, cette société la plus imposante de l’Europe, par la réunion de tous les hommes éclairés dont la république s’honore, chargeât la classe des belles-lettres de constater et de fixer les progrès de la langue française. […] Si un écrivain se résout à créer un mot, il faut qu’il soit dans l’analogie de la langue ; car on ne doit rien inventer que progressivement : l’esprit en toutes choses a besoin d’enchaînement. […] L’harmonie est une des premières qualités du style ; et c’est gâter la langue française que d’y introduire des sons qui blessent l’oreille.

134. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre dixième. »

Par sa langue, La Fontaine est le plus français de nos poètes. […] Mais on pourrait extraire de ses ouvrages, du milieu de la langue nouvelle où il les reçoit, des échantillons des meilleurs tours de la vieille langue : le neuf et le vieux tout y paraît du même temps. La Fontaine est doublement créateur ; il sent dans la vieille langue tout ce qui vit encore, et il le remet au jour ; et, pour la langue nouvelle, aucun poète n’y est plus hardi. […] Toutes les générations qui ont passé sur le sol de la France ont parlé quelque chose de cette langue. […] Lisant les modèles dans la langue originale, ils en lisaient moins.

135. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 121-125

M. l’Abbé Lemonnier a fait voir qu’on pouvoir enchérir encore ; Térence a paru, dans notre Langue, avec une aisance & une exactitude qu’il eût employées lui-même pour s’exprimer, s’il eût écrit en François. […] Il n’a pas fait attention que chaque Langue a son génie particulier, ses tours, ses licences, & que prétendre les faire passer littéralement dans une autre Langue, c’est dénaturer également & l’Original & la Langue dans laquelle on traduit. […] Ceux qui se sont fait un nom dans la Traduction, ne l’ont dû qu’à leur attention à se pénétrer de l’esprit de leur original, à en saisir les beautés, & à les faire passer dans une Langue étrangere, sans s’attacher à l’exactitude des mots.

136. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 285-289

Ce n’est pas à son génie, ni à son esprit qui étoit médiocre, qu’il doit sa réputation : quelques Ouvrages utiles sur la Langue Françoise, ses querelles avec des Gens de Lettres de toutes les classes, ont donné à son nom la célébrité dont il jouit encore. […] Ménage s’excusoit tout bonnement de cette intempérance de langue, en disant, que quand il étoit en Anjou, il passoit pour taciturne, parce que ses Compatriotes parloient encore plus que lui. […] Ses Vers Italiens sont infiniment meilleurs ; les Littérateurs d’Italie en sont beaucoup de cas, quoiqu’on assure que ce Poëte ne savoit pas parler leur Langue. […] Ses Origines de la Langue Françoise & de la Langue Italienne, considérablement augmentées depuis sa mort, sont d’un homme qui avoit un grand fond d’érudition, mais pas toujours le discernement bien sûr, ni la critique bien exacte.

137. (1892) Boileau « Chapitre VI. La critique de Boileau (Fin). La querelle des anciens et des modernes » pp. 156-181

Ronsard et ses imitateurs ont été bientôt décriés, parce qu’ils n’avaient point attrapé dans notre langue « le point de solidité et de perfection, qui est nécessaire pour faire durer et fixer à jamais des ouvrages ». […] Au contraire, Marot, plus ancien que lui, a fixé, la langue s’y prêtant, « le vrai tour de l’épigramme, du rondeau et des épîtres naïves ». À Rome, Cicéron et Virgile ont marqué « le point de perfection de la langue » par leurs écrits : mais plus d’un siècle avant eux, la comédie avait trouvé assez de ressources dans cette langue encore imparfaite pour atteindre sa perfection propre, et depuis elle ne faisait que décroître, quoique l’idiome latin et la littérature générale fussent en progrès. Même remarque, si l’on compare les langues entre elles ; certaines langues sont en quelque sorte de meilleurs terrains de culture pour certains genres. […] Quand Boileau eut mis les genres en relation avec les langues, il s’arrêta : là, en effet, il était sur le seuil même de la littérature ; la philologie, l’histoire, s’ouvraient devant lui.

138. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 février 1886. »

Notre pays possède, au point de vue musical, un avantage énorme sur toutes les autres nations européennes : il a d’avance une langue musicale nationale. […] Elle possède, comme je vous le disais, une très-vieille langue musicale, familière à tous les Russes, et qui est devenue avec les âges pour ainsi dire naturelle : cette langue lui est fournie par nos chansons populaires slaves. […] Pendant que Beethoven, puis Wagner, traduisaient les émotions de leur âme et de leur race dans la langue musicale que leur avaient faite les musiciens classiques du XVIIIe siècle, nos compositeurs russes devaient traduire les émotions des âmes et des races slaves dans la langue musicale séculaire que les naïves chansons des paysans leur avaient créée. […] La langue était donnée, presque achevée d’avance. […] Il ne pouvait parler une langue musicale, et c’est peut-être le vague sentiment de cette impuissance qui le faisait toujours et toujours chercher.

139. (1905) Promenades philosophiques. Première série

On les trouve répartis assez inégalement, selon les langues. […] Nyrop s’exprime excellemment : « La langue française écrite ne donne qu’une image très imparfaite de la langue française parlée. […] L’uniformité de l’adverbe est une des taches de la langue française. […] Les langues sont pleines de ces balancements esthétiques. […] Cette fois encore, il n’y a rien de changé dans la langue française.

140. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid. »

Elle a semblé accueillir et reconnaître à son tour cette vérité, que les grands poètes ont chacun une langue à part, une langue originale qui, en même temps qu’elle est ou qu’elle devient celle de tous, est la leur aussi en particulier. Qu’on appelle cela style ou langue peu importe, car qui dit langue dit aussi tours et locutions. […] Rambert n’est pas Français de naissance, mais il est Français de langue, étant né dans la Suisse française ; il connaît Paris et y a vécu. […] Lexique comparé de la Langue de Corneille et de la Langue du xviie  siècle en général, par M.  […] De la langue de Corneille, par M. 

141. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « M. Boissonade. »

Il avait concouru pour un prix proposé par l’Institut sur la question suivante : « Rechercher les moyens de donner parmi nous une nouvelle activité à l’étude de la langue grecque et de la langue latine. » Son mémoire obtint une mention ; l’auteur n’en garda pas moins l’anonyme. […] La première condition est de savoir en perfection la langue dont on va apprécier les écrits, distinguer les emplois et les styles, peser les locutions et les mots ; c’est bien le moins quand on prétend s’ériger en censeur ; et pour cela il n’est que de commencer par lire, la plume à la main, et, s’il se peut, en observant l’ordre chronologique, tous les auteurs d’une langue : c’est là le premier point. […] Le grammairien délicat distingue en ceci entre la langue française et la langue latine ; s’il avait su le grec, il aurait eu là une occasion d’en faire un rapprochement avec le français, et de voir entre les deux langues une conformité de plus, en sautant par-dessus le latin : « Ce n’est point, dit Vaugelas, une chose vicieuse, en notre langue qui abonde en monosyllabes, d’en mettre plusieurs de suite. Cela est bon en langue latine, qui n’en a que fort peu ; car, à cause de ce petit nombre, on remarque aussitôt ceux qui sont ainsi mis de rang, et l’oreille qui n’y est pas accoutumée ne les peut souffrir. […] Chaque langue a ses propriétés et ses grâces.

142. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre III. Littérature didactique et morale »

Influence de la culture cléricale sur la littérature en langue vulgaire. — 2. […] La littérature de langue française ne pouvait rester indéfiniment sevrée de réflexion sérieuse et de pensée philosophique, indéfiniment livrée aux hasards de la sensation et aux caprices de la fantaisie. […] Elle condamnera aussi les ouvrages de théologie que David de Dinant, disciple d’Amaury de Rêne, écrivit en langue vulgaire. […] C’étaient les clercs qui avaient introduit l’allégorie dans les écrits en langue française. […] Guillaume de Lorris est un lettré, et à certains traits de son œuvre on reconnaît comme une première impression de l’éloquence latine sur la façon encore informe de notre langue.

143. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXVII. Des éloges en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, en Russie. »

Les langues italienne, espagnole, anglaise et allemande, ne nous offrent presque rien de célèbre dans ce genre. […] Quand la langue italienne fut cultivée, elle eut des politiques, des historiens et des poètes. […] L’orateur déploie toutes les richesses et la mélodie de sa langue ; il combine les mots pour le plaisir de l’oreille, comme le musicien combine les sons. […] Et, ce qui est un hommage rendu à notre langue, ces éloges se prononcent en français. […] Nous avons un panégyrique de ce grand homme, en langue russe, qui mérite d’être connu ; il est de M. 

144. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre premier. Des principes — Chapitre premier. Table chronologique, ou préparation des matières. que doit mettre en œuvre la science nouvelle » pp. 5-23

Je parle de deux vérités historiques, dont l’une nous a été conservée par Hérodote : 1º Ils divisaient tout le temps antérieurement écoulé en trois âges, âge des dieux, âge des héros, âge des hommes ; 2º pendant ces trois âges, trois langues correspondantes se parlèrent, langue hiéroglyphique ou sacrée, langue symbolique ou héroïque, langue vulgaire, celle dans laquelle les hommes expriment par des signes convenus les besoins ordinaires de la vie. […] La confusion des langues qui suivit eut lieu chez les enfants de Sem, chez les peuples orientaux. […] Les Orientaux se firent une divination moins grossière ; ils observèrent le mouvement des planètes, les divers aspects des astres, et leur premier sage fut Zoroastre (selon Bochart, le contemplateur des astres .) — Ce système ruine nécessairement celui des étymologistes qui cherchent dans l’Orient l’origine de toutes les langues. Selon nous, toutes les nations sorties de Cham et de Japhet se créèrent leurs langues dans les contrées méditerranées où elles s’étaient fixées d’abord ; puis descendant vers les rivages, elles commencèrent à commercer avec les Phéniciens, peuple navigateur qui couvrit de ses colonies les bords de la Méditerranée et de l’Océan. […] Tite-Live dit aussi que pendant ce règne de Servius Tullius, où l’intérieur de l’Italie était encore barbare, il eût été impossible que le nom même de Pythagore pénétrât de Crotone à Rome à travers tant de peuples différents de langues et de mœurs.

145. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre II. La parole intérieure comparée à la parole interieure »

Personne ne parle le langage en général, car il n’y a pas de langue universelle ; on parle toujours une langue particulière, qui est d’ordinaire la langue de la nation dont on fait partie ; et l’on fait ainsi quand on parle intérieurement comme quand on parle à haute voix. […] De même, quand nous voulons parler une langue étrangère, nous commençons par penser dans notre langue, et nous « traduisons ensuite, comme un écolier qui fait un thème, notre pensée, formulée mentalement en français, dans la langue anglaise ou allemande. » Pour parler « réellement bien et sans gallicismes une langue étrangère », il faut nous habituer « à penser » directement « dans cette langue », sans le secours de la nôtre. […] Le même fait se présente également chez les jeunes gens et les adultes, quand ils se mettent à l’étude des langues étrangères136. […] Quand nous apprenons une langue, la seconde fois que nous voyons un mot, nous le reconnaissons ; pendant quelque temps, si nous nous remémorons intérieurement les mots que nous avons appris, nous les reconnaissons encore ; mais, à mesure que cette langue nous devient familière, nous reconnaissons plus faiblement, et, peu à peu, la reconnaissance disparaît. […] Maspero me dit qu’il prononce intérieurement, sans pouvoir les émettre au-dehors, certains sons appartenant à des langues très éloignées de la nôtre.

146. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre I. Les origines du dix-huitième siècle — Chapitre I. Vue générale »

La langue s’est façonnée à l’image du siècle : la langue diffuse, riche, colorée, populaire, du xvie  siècle a disparu. La langue littéraire du temps de Louis XIII, encore pittoresque et empanachée, s’est réduite. L’honnête homme des salons se fait une langue selon son besoin. […] On fait une langue claire, simple, régulière, fine, toute en nuances, et d’une exactitude merveilleuse dans sa précision un peu sèche. […] Elle voit dans toute l’Europe ses idées, sa langue, ses œuvres répandues, admirées, imitées : la culture aristocratique est la même chez tous les peuples civilisés, et cette culture est française.

147. (1861) Questions d’art et de morale pp. 1-449

Jusqu’alors la langue n’a pu être écrite. […] Or la poésie est, en principe, une langue harmonieuse et figurée. […] Il est impossible de le prévoir, s’il se forme des langues nouvelles sur les débris des langues actuelles ; mais ce qu’il y a d’incontestable, c’est que dans notre langue les lois de la versification ne peuvent plus être modifiées. […] Ce mode de transformation des langues va changer peut-être. […] De l’éducation par les langues anciennes.

148. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. James Mill — Chapitre I : Sensations et idées. »

Un second défaut, c’est que ces explications sont tout au plus applicables à la famille des langues aryennes On ne voit point comment la théorie des « marques de marques » s’appliquerait aux langues agglutinatives ou monosyllabiques. […] Cette théorie de l’affirmation, dit-il, est conforme aux phénomènes de la famille de langues connues sous le nom d’Indo-Européennes. Les logiciens, en fait, en traitant ce sujet, n’ont jamais considéré que le grec, le latin et les langues modernes littéraires de l’Europe. On pouvait donc présumer que cette théorie ne s’appliquerait pas à des langues d’une structure tout à fait différente. […] Le verbe substantif manque dans beaucoup de langues.

149. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre troisième »

Voilà de nouveau une langue trouvée, faite de génie, quoique la même qu’on parlait à trente ans de là. […] » La langue de ces portraits est celle de La Bruyère passée à un digne héritier. […] C’est l’heureux privilège de l’histoire naturelle que ses principales vérités soient à la portée de tous, et que la langue littéraire suffise à les exprimer. […] On ne met de son cœur que dans un livre où l’on parle la langue de sa mère. Mais qui songe à la langue, au style en lisant le Traité des études ?

150. (1875) Premiers lundis. Tome III « Les poètes français »

Quel dommage, s’écrie-t-on malgré soi au milieu de son hommage sincère, que la langue ici fasse défaut (j’en demande pardon à nos amis plus enthousiastes ou mieux édifiés) ! […] Car tout cela (il faut bien nous le dire) s’est perdu, s’est dissipé, s’est oublié, et il n’en est rien entré dans la formation définitive, je ne dis pas de la langue, mais certainement de la poésie française. […] En lisant les vers de Marot, on a pour la première fois, ce me semble, le sentiment bien vif et bien net qu’on est sorti des amphigouris de la vieille langue, si mal employée par les derniers rimeurs, qu’on est sorti des broussailles gauloises ; nous sommes en France, en terre et en langue françaises, et en plein esprit français, non plus rustique, non plus écolier, non plus bourgeois, mais de Cour et de bonne compagnie. […] Omettre Régnier ou ne le nommer qu’en courant, ce serait négliger une tes formes les plus pleines et les plus essentielles denotre langue poétique. […] La Nature seule peut créer le génie : à celui qui doit venir et en qui noirs avons espérance, nous dirions : « Il n’y a plus de théories factices, de défenses étroites et convenues ; le champ entier de la langue et de la poésie est ouvert devant vous, depuis l’âpre simplicité des premiers trouvères jusqu’à l’habile hardiesse des plus modernes, depuis la Chanson de Roland jusqu’à Musset : langue de Villon, langue de Ronsard, langue de Régnier, langue de Voltaire, quand il est en verve, langue de Chénier (je ne parle pas des vivants), tout cela est votre bien, votre instrument ; le clavier est immense.

151. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — G — article » pp. 406-407

Il y a d’excellentes choses dans sa Grammaire, connue sous le titre de Principes de la Langue Françoise : malgré cela, cet Ouvrage, où l’on trouve rarement des observations neuves, dont les regles & les enseignemens sont si compliqués, dont le style est tantôt recherché, précieux, tantôt abstrait & embrouillé, le distingue peu du commun des Grammairiens. […] Ce titre sembleroit d’abord annoncer un systême conçu d’après l’idée attachée ordinairement au terme de Synonymes : au contraire, l’Auteur prouve très-évidemment que notre Langue n’a pas deux mots qui signifient précisément, & dans un égal degré de nuance, la même chose. […] C’est à des Littérateurs aussi utiles, que l’Académie Françoise, principalement instituée pour la perfection de la Langue, devroit réserver les honneurs de ses fauteuils, si souvent occupés par des Ecrivains qui méconnoissent la Langue & la dégradent.

152. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paria Korigan » pp. 341-349

Ce n’est pas une bretonne Bretonnante, car, si elle l’était, elle le serait en bas-breton, c’est-à-dire en langage celtique, qui est une magnifique langue et que nous n’entendrions pas. […] En lisant ces Récits de la Luçotte, on sent qu’on n’a pas le moindrement affaire à un de ces archéologues qui refont, à force de science, une langue perdue, comme Balzac, par exemple, lequel, dans ses Contes drolatiques, le plus étonnant de ses ouvrages, a été le résurrectionniste de Rabelais, et qui a parlé la langue de Rabelais mieux que Rabelais lui-même, et pour dire des choses que Rabelais n’aurait jamais dites. […] — de ce patois qui fut la première langue de sa jeunesse ; car nous autres, gens de province, la première langue que nous ayons entendue a été un patois… Dans ces Récits de la Luçotte, nous n’avons affaire qu’à la première fileuse venue de la Bretagne, rhapsodisant, en tournant son rouet, ses vieilles histoires, et c’est pour cela que, brusquement et de plain-pied, elle est entrée dans ses Récits, sans explication, sans théorie et sans préface, et comme si toute la terre devait aimer le piché qu’elle nous verse et qui va nous griser, pour sûr ! […] Il a réussi, comme réussiront toujours les livres vrais dans les sociétés décadentes qui meurent de leurs mensonges, chez qui la langue littéraire est usée à force d’avoir servi, et où les esprits, brûlés par les piments d’une littérature à ses dernières cartouches et à ses dernières balles mâchées, reviennent aux livres qui apportent la sensation rafraîchissante du naturel, du primitif et du simple… Bien avant Cladel, madame George Sand avait eu l’idée de cette littérature de terroir ; mais elle ne pouvait y entrer que comme un bas-bleu qu’elle était, un bas-bleu armé de toutes pièces prises à l’arsenal de toutes les bêtises philosophiques, philanthropiques et démocratiques de ce temps, et gâtant tout de son bas-bleuisme et de ses préfaces explicatives.

153. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre troisième »

Descartes crée la méthode, et ne fait que régler la langue ; Corneille crée la langue et la méthode. […] Il fallut, sur ce point, modérer à plusieurs reprises, par des règlements, la liberté de la langue des Enfants sans souci. […] Pourquoi sa langue s’éclipse-t-elle tout à coup ? […] Il reste je ne sais quelles idées vaines, équivoques, auxquelles résiste la langue même que Corneille a créée. […] Les ténèbres du plan et de la langue s’épaississent de plus en plus.

154. (1799) Dialogue entre la Poésie et la Philosophie [posth.]

Vous ressemblez à ces princes qui, en faisant avec la France leurs traités de paix en langue française, ont bien soin de stipuler que, par l’usage de cette langue, ils ne prétendent reconnaître aucune supériorité dans la nation qui la parle. […] C’est là le grand mérite de Racine, la cause du charme qu’on éprouve en le lisant ; il a fort enrichi la langue, non par des expressions nouvelles, qu’il faut toujours hasarder très sobrement, mais par l’art heureux avec lequel il sait réunir ensemble des expressions connues, pour donner à son vers ou plus de force ou plus de grâce ; par la finesse avec laquelle il sait relever une expression commune, en y joignant une expression noble ; enfin par la simplicité unie partout à la noblesse, à la facilité et à l’harmonie. […] Je pense que Molière, indépendamment de ses autres qualités inestimables dont il est inutile de parler, en a une dont on ne parle pas assez, et dont on ne lui tient pas assez de compte ; c’est d’être celui de nos écrivains où l’on trouve le plus la vraie langue française, les tours et la manière qui lui sont propres ; que les ouvrages de Despréaux sont le code du bon goût ; que La Fontaine a donné à la langue un tour naïf et original ; et qu’enfin Quinault, méprisé par Despréaux si injustement, est non seulement le plus naturel et le plus tendre de nos poètes, mais le plus pur et le plus correct de tous, mérite dont on ne lui sait pas assez de gré, et qu’on n’a peut-être pas assez remarqué en lui. […] Vous avez raison ; c’est encore une chose singulière, mais cependant très vraie, que chez toutes les nations il y a eu de bons poètes avant de bons prosateurs, et que ce sont toujours les poètes qui ont formé les langues. […] Ces efforts leur font chercher, et trouver quand ils ont du génie, les expressions les plus justes et les tours les plus heureux dont leur langue soit susceptible.

155. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Pommier. L’Enfer, — Colifichets. Jeux de rimes. »

Hugo, l’Immortel de volonté poétique sur la tombe de la poésie morte, — personne n’a conduit la langue française et la langue poétique aussi loin que M.  […] Mais aujourd’hui il s’est comme un peu détourné de lui-même ; il a plus songé à l’honneur de l’expression qu’à l’honneur de la pensée, ce vieux penseur, virtuose de l’expression aussi, et il a voulu montrer ce que la langue française, notre adorable langue française, insultée par des prosateurs qui l’appellent une gueuse fière parce qu’ils sont indigents, eux, et par des étrangers qui ne la savent pas, pouvait devenir dans les mains d’un homme qui la sait et qui l’aime. […] Amédée Pommier est une orgie de langue française, mais une orgie où l’ébriété qui se permet tout ne cesse pas un instant d’être gracieuse et toute-puissante. […] C’est la langue même, ce sont les vers et jusqu’aux mots dont les vers sont faits ! Oui, c’est la langue, la langue poétique qui donne à ceux qui l’aiment une fête splendide !

156. (1896) Les origines du romantisme : étude critique sur la période révolutionnaire pp. 577-607

Au nom de la patrie, de sa langue et de sa gloire littéraire, ils ameutaient le bon goût et la tradition contre le monstre barbare et informe, importé de l’étranger. […] En quelques mois on fit six éditions du roman, deux contrefaçons et des traductions dans toutes les langues. […] Il parla la langue imagée et sentimentale qu’entendaient ses contemporains ; il épiça son récit des condiments connus et goûtés à l’époque. […] Mais la révolution avait renouvelé la langue parlée à la tribune et écrite dans le journal et les romans ; des mots, des tournures, des formes de phrases, des images, des comparaisons, venus de toutes les provinces et de toutes les couches sociales, avaient envahi la langue châtiée, polie, légère et élégante des salons aristocratiques, la langue de Montesquieu et de Voltaire, et l’avaient révolutionnée. […] Chateaubriand s’empara de la langue forgée par la révolution et la mania en virtuose de génie : ce n’est que lorsque la langue romantique eut affirmé dans la prose sa suprématie rhétoricienne et eut élaboré les éléments d’une langue poétique que Victor Hugo put, à son tour, faire triompher le romantisme dans la poésie.

157. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIIe entretien. Poésie sacrée. David, berger et roi » pp. 225-279

La langue blasphémerait contre le palais ! […] La langue, imagée, mais monotone comme la solitude, était oratoire et éloquente comme la liberté. […] Mais s’il avait la langue toute faite par Isaïe, où allait-il prendre les inspirations et les sentiments ? […] Mes chevaux et mes ânes n’y trouvèrent pas une flaque d’eau pour y tremper leurs langues. […] Qu’est-ce que la rime elle-même dans nos langues modernes, si ce n’est la consonance du premier vers se faisant écho dans le second ?

158. (1881) La parole intérieure. Essai de psychologie descriptive « Chapitre VI. La parole intérieure et la pensée. — Second problème leurs différences aux points de vue de l’essence et de l’intensité »

Les langues doivent se renouveler périodiquement, non seulement pour servir au progrès de la science, mais dans l’intérêt même de la conservation des découvertes du passé : le sens commun se perdrait s’il parlait toujours la langue de nos ancêtres. […] Brachet (Dictionnaire étymologique de la langue française, p. […] Nous ne pensons ici qu’au langage scientifique, dont les défauts sont autant de qualités pour la langue poétique. […] Selon quelques auteurs, les langues trop riches, trop analytiques, auraient le même défaut ; un langage synthétique et concis, aidant moins la pensée, l’excite davantage, car alors l’assimilation n’a pas lieu sans un véritable effort d’invention ; on cite à l’appui les écrivains bibliques et surtout la langue chinoise. […] Abel-Rémusal sur… le génie de la langue chinoise, par M. 

159. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 8, des plagiaires. En quoi ils different de ceux qui mettent leurs études à profit » pp. 78-92

Je dis que nous avons transplanté sans peine dans notre ouvrage, car lorsque nous prenons les vers dans un poëte, qui a composé dans une langue autre que la langue dans laquelle nous écrivons, nous ne faisons pas un plagiat. […] Ces pensées transplantées d’une langue dans une autre ne peuvent réussir qu’entre les mains de ceux qui du moins ont le don de l’invention des termes. […] Elles lui appartiennent en latin, à cause du tour élegant et de la précision avec laquelle il les a renduës en sa langue, et à cause de l’art avec lequel il enchasse ces differens morceaux dans le bâtiment régulier dont il est l’architecte. […] On peut s’aider des ouvrages des poëtes qui ont écrit en des langues vivantes, comme on peut s’aider de ceux des grecs et des romains ; mais je crois que lorsqu’on se sert des ouvrages des poëtes modernes, il faut leur faire honneur de leur bien, sur tout si l’on en fait beaucoup d’usage. […] Comme les peintres parlent tous, pour ainsi dire, la même langue, ils ne peuvent pas emploïer les traits célebres, dont un autre peintre s’est déja servi, lorsque les ouvrages de ce peintre subsistent encore.

160. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VII »

Il nous a, pour ainsi dire, imposé la nécessité d’apprendre la langue allemande. […] Le drame chanté exigeait une tout autre langue que les œuvres des poètes épiques et lyriques. […] Ce qui caractérise surtout cette langue, c’est sa brièveté extraordinaire. […] Wilder comprend la langue concise et simple de Wagner. […] Nietzsche ne trouve à lui comparer, pour la maîtrise de la langue, que Gœthe.

161. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par M. Prosper Blanchemain, 1 vol. petit in-8°, Paris, Auguste Aubry, 1856. Étude sur Ronsard, considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare, par M. Eugène Gandar, ancien membre de l’École française d’Athènes, 1 vol. in-8°, Metz, 1854. — I » pp. 57-75

Il avait forcé notre langue par des inversions trop hardies et obscures ; c’était un langage cru et informe. […] Mais, en fait de langue, on ne vient à bout de rien sans l’aveu des hommes pour lesquels on parle. […] L’excès choquant de Ronsard nous a un peu jetés dans l’extrémité opposée : on a appauvri, desséché et gêné notre langue. […] Lui et ses amis ils avaient conjuré ensemble pour que la langue française eût enfin une haute poésie, et ils se mirent incontinent à l’œuvre pour la lui donner (1550). […] Il rougirait de paraître imiter en rien les Français, ses prédécesseurs et devanciers, « d’autant, dit-il, que la langue est encore en son enfance ».

162. (1889) Les premières armes du symbolisme pp. 5-50

Les décadents en ont tiré un système de notation à faire frémir dans leurs tombes les vieux grammairiens, gardiens têtus de la pureté de la langue. […] Les essais que font ces poètes sur la langue sont plus nouveaux en notre pays que leurs sentiments et leurs opinions. […] Bourde, plus loin, s’inquiète de nouveau de la pureté de la langue, et évoque les ombres des vieux grammairiens et de Littré. […] Telle n’est point la langue de Comynes. […] Jamais on n’écrivit sur la langue avec moins de tyrannie.

163. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet. » pp. 195-217

dans l’élégance de Pellisson, on croit sentir qu’il apprit d’abord la meilleure langue française, surtout par les livres. […] Il y eut en France, dans la première moitié du xviie  siècle, des essais nombreux de perfectionnement et de culture pour la langue, des essais naturels et spontanés de petites sociétés ou coteries grammaticales et littéraires. […] Après avoir dompté et décapité les grands, maté les protestants comme parti dans l’État, déconcerté et abattu les factions dans la famille royale, tenant tête par toute l’Europe à la maison d’Autriche, faisant échec à sa prédominance par plusieurs armées à la fois sur terre et sur mer, il eut l’esprit de comprendre qu’il y avait quelque chose à faire pour la langue française, pour la polir, l’orner, l’autoriser, la rendre la plus parfaite des langues modernes, lui transporter cet empire, cet ascendant universel qu’avait eu autrefois la langue latine et que, depuis, d’autres langues avaient paru usurper passagèrement plutôt qu’elles ne l’avaient possédé. La langue espagnole usurpait alors ce semblant d’autorité ; il combattait encore la maison d’Autriche sur ce terrain. […] À propos d’une phrase de d’Olivet qui dit dans son article de Balzac : « Jusques à François Ier, notre langue fut assez négligée.

164. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Essai sur Amyot, par M. A. de Blignières. (1 vol. — 1851.) » pp. 450-470

Quand il s’agit d’une jolie et gracieuse naïveté de langage, on dit aussitôt, pour la définir : C’est de la langue d’Amyot. […] Maître ès arts à dix-neuf ans, il alla ensuite à Bourges pour y étudier le droit ; il y devint précepteur et bientôt professeur des langues grecque et latine à l’université de la ville. […] C’est déjà au xvie  siècle la langue du Télémaque ou celle de Bernardin de Saint-Pierre, ou encore celle de Massillon, ayant de plus sa fraîcheur native. […] Quand de telles pages s’écrivent dans une langue et que cela dure pendant toute la teneur d’une traduction de si longue haleine, elle n’a plus rien à désirer, ce semble, dans sa prose. […] On a vu les louanges de Vaugelas proclamant Amyot l’un des pères de notre langue.

165. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre VII. La littérature française et les étrangers »

Frédéric II591 est à peine allemand de langue et d’intelligence : il ne parle que français, il fait venir Maupertuis. […] La Russie se francise si bien sous Catherine II592, que de nos jours seulement la langue russe se mettra sur le pied d’égalité avec la langue française dans les cercles de l’aristocratie. […] Ainsi par la littérature et par la société, la langue française se répand, devient vraiment la langue universelle : elle est reconnue pour le plus parfait instrument qui puisse servir à l’échange des idées. […] Les lettres de Gustave III, de Stedingk, du roi de Pologne valent celles de leurs correspondants français ; et il y a même trois étrangers qui ont écrit supérieurement notre langue : le prince de Ligne, l’abbé Galiani, et le roi de Prusse Frédéric II. […] A l’école de Voltaire, il s’est formé, dépouillé de ses germanismes d’esprit et de langue, il a trouvé la forme française et personnelle à la fois de son génie : un style ferme, éclairé de formules vigoureusement nettes ou familièrement pittoresques.

166. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Edgar Quinet »

Quand on veut donner une notion nouvelle de la Création et du Créateur, quand on croit tenir le secret du monde, la plume et la langue peuvent fourcher. […] Or, de tous ces romanciers de la science, le plus chimérique, c’est encore, assurément, Quinet, qui n’a observé les faits que dans les livres des autres, et qui a ajouté à l’observation des autres ses rêveries et ses pétards de tête à lui… Ce qu’il en est de l’homme en est aussi des langues dans son livre. […] Ce n’est pas la création de la langue qu’il y écrit, c’est la langue créée, et il affirme qu’elle s’est créée comme cela, sans autre preuve qu’une affirmation à l’appui. Il dit que les langues viennent de l’organisation dans tous les êtres. […] Quand Bonald, qui ne s’occupait pas de la langue des oiseaux pour expliquer la langue de l’homme, quand le grand Bonald, auprès duquel le gros Quinet paraît bien petit, discutait, comme il savait discuter, la création du langage de l’homme, et s’arrêtait à l’idée la plus simple, qui est aussi la plus profonde, que ce langage avait été révélé à l’homme par Dieu même, Bonald parlait bien de création, et non, comme Quinet, de chose créée.

167. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 502-504

PETIS DE LA CROIX, [François] Secrétaire Interprete du Roi pour les Langues Orientales, Professeur en Arabe au Collége Royal, mort à Paris en 1713. […] L’étude des Langues Orientales fut la principale occupation de M. […] Les Idiomes Arabe, Persan, Turc, Tartare, Ethiopien, Arménien, lui étoient aussi familiers que sa propre Langue, & le rendirent capable d’être employé utilement par Louis XIV dans plusieurs négociations. […] Petis a plus servi à étendre l’honneur du nom François, c’est par une Histoire de Louis XIV, écrite en Arabe, & par la Traduction en Langue Persane, de l’Histoire de ce même Prince par les Médailles.

168. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

  Job, Homère, Virgile, Le Tasse, Milton, Rousseau, et surtout Ossian et Paul et Virginie ; ces livres amis me parlaient dans la solitude la langue de mon cœur ; une langue d’harmonie, d’images et de passion ; je vivais tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, ne les changeant que quand je les avais pour ainsi dire épuisés. […] C’est à la fois sentiment et sensation, esprit et matière, et voilà pourquoi c’est la langue complète, la langue par excellence qui saisit l’homme par son humanité tout entière, idée pour l’esprit, sentiment pour l’âme, image pour l’imagination, et musique pour l’oreille ! […] Cette langue toute mystérieuse, toute instinctive qu’elle soit, ou plutôt par cela même qu’elle est instinctive et mystérieuse, cette langue ne mourra jamais ! […] Les hymnes et les psaumes de David s’élevaient après trois mille ans, rapportés par des voix étrangères et dans une langue nouvelle sur ces mêmes collines qui les avaient inspirés ; et je voyais sur les terrasses du couvent quelques figures de vieux moines de Terre Sainte aller et venir leur bréviaire à la main, et murmurant ces prières murmurées déjà par tant de siècles dans des langues et dans des rhythmes divers ! […] et peut-être aussi de nos souvenirs et de nos sentiments individuels, Dieu seul le sait, et nos langues n’essayaient pas de le dire ; elles auraient craint de profaner la solennité de cette heure, de cet astre, de ces pensées mêmes ; nous nous taisions.

169. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. de Banville. Les Odes funambulesques. »

Il y plonge, il s’y baigne, il s’y berce et, qu’on nous passe le mot, il y pique d’épouvantables têtes, car avec l’homme qui a eu l’idée, — cette idée de sauteur, — d’unir Mme Saqui et Pindare et d’ajouter à cet auguste nom d’Odes l’épithète de funambulesques, il faut parler la langue de sa prétention ou de sa manie et montrer ce que l’acrobate a fait du poète dans cet homme-là ! […] Mais nul sentiment, venant de plus haut ou de plus profond qu’un épiderme, rougissant ou pâle, ne passe dans cette langue ouvragée comme une cassolette pour contenir, à ce qu’il semble, les plus immatériels éthers de la vie, et qui ne gardera pas même cette goutte de larmes moins pure ! […] Cette langue elle-même qui était naguères la gloire de la poésie de l’auteur des Odes, cette langue arrachée au xvie  siècle par un travail d’imitation énergique et passionné, n’a plus dans les Odes funambulesques d’aujourd’hui que des destinations étranges. […] Faut-il pleurer ou faut-il rire de voir un homme, qui était poète et qui l’a prouvé, se ravaler à de tels exercices de bateleur dans le maniement de cette langue poétique, qu’il aurait honorée, s’il l’avait aimée chastement, car les mots sont bien faits. […] Sans doute, avec le mécanisme de notre langue, l’action de la rime et du rythme sur la pensée est incontestable, mais on est allé beaucoup trop loin à cet égard et on a renversé toute hiérarchie de fonction et toute ordonnance de résultats.

170. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Feuillet de Gonches »

Feuillet a énormément bu à cette coupe enivrante de la langue de La Fontaine, qui a une bien plus grande puissance que ce lotus dont on disait qu’il faisait oublier la patrie, puisqu’elle nous fait oublier notre personnalité et nous fait revêtir la sienne. […] Nous avons parlé de Rabelais déjà, de Rabelais, l’aïeul de La Fontaine, et par qui toute langue se colore, mais il faut y ajouter le dernier venu de cette robuste famille rabelaisienne, l’auteur des Contes drolatiques, notre grand et moderne Balzac. […] Naïf scélérat, comme nous l’avons appelé, ce conteur de ruse aimable, Feuillet, en se servant avec tant d’habileté de la langue du xvie  siècle et en la fondant avec tant de goût avec celle du xixe n’a pas voulu seulement faire acte d’artiste, mais d’éducateur. […] Il a voulu aussi les instruire, et il a jeté dans leurs mémoires, aussi grand ouvertes que leurs yeux, des tournures de langue oubliées, de charmantes choses tombées en désuétude, des mots divins que La Fontaine, qui n’était pas fier, ramassait, et qu’il faut rapprendre à l’enfance, si on ne veut pas qu’elle périsse, l’ancienne langue française, exténuée dans les maigreurs du xviiie  siècle. Nous avons donc eu dans ces Contes, au prix d’un plaisir, deux leçons : la leçon morale que doit aux enfants tout conteur, et qui est le pain de la confiture, disait Bernardin de Saint-Pierre, et la leçon de langue que le conteur ne devait pas et qu’il nous a donnée, sans avoir l’air d’y toucher, — la seule chose, cette finesse (j’aurai la brutalité de le dire en finissant), qui sente la diplomatie et qui nous rappelle à quel diplomate nous avions affaire, puisque, dans tout ce carnaval de contes d’enfant et de grand-père, il s’est si parfaitement et si délicieusement déguisé.

171. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre XI. De la géographie poétique » pp. 239-241

Les noms d’Hercule, d’Évandre et d’Énée passèrent donc de la Grèce dans le Latium, par l’effet de quatre causes que nous trouverons dans les mœurs et le caractère des nations : 1º les peuples encore barbares sont attachés aux coutumes de leur pays, mais à mesure qu’ils commencent à se civiliser, ils prennent du goût pour les façons de parler des étrangers, comme pour leurs marchandises et leurs manières ; c’est ce qui explique pourquoi les Latins changèrent leur Dius Fidius pour l’Hercule des Grecs, et leur jurement national Medius Fidius pour Mehercule, Mecastor, Edepol. 2º La vanité des nations, nous l’avons souvent répété, les porte à se donner l’illustration d’une origine étrangère, surtout lorsque les traditions de leurs âges barbares semblent favoriser cette croyance ; ainsi, au moyen âge, Jean Villani nous raconte que Fiesole fut fondé par Atlas, et qu’un roi troyen du nom de Priam régna en Germanie ; ainsi les Latins méconnurent sans peine leur véritable fondateur, pour lui substituer Hercule, fondateur de la société chez les Grecs, et changèrent le caractère de leurs bergers-poètes pour celui de l’Arcadien Évandre. 3º Lorsque les nations remarquent des choses étrangères, qu’elles ne peuvent bien expliquer avec des mots de leur langue, elles ont nécessairement recours aux mots des langues étrangères. 4º Enfin, les premiers peuples, incapables d’abstraire d’un sujet les qualités qui lui sont propres, nomment les sujets pour désigner les qualités, c’est ce que prouvent d’une manière certaine plusieurs expressions de la langue latine. […] * Tite-Live assure qu’à l’époque de Servius Tullius, le nom si célèbre de Pythagore n’aurait pu parvenir de Crotone à Rome à travers tant de nations séparées par la diversité de leurs langues et de leurs mœurs. […] La géographie comprenant la nomenclature et la chorographie ou description des lieux, principalement des cités, il nous reste à la considérer sous ce double aspect pour achever ce que nous avions à dire de la sagesse poétique.Nous avons remarqué plus haut que les cités héroïques furent fondées par la Providence dans des lieux d’une forte position, désignés par les Latins, dans la langue sacrée de leur âge divin, par le nom d’Ara, ou bien d’Arces (de là, au moyen âge, l’italien rocche, et ensuite castella pour seigneuries). […] En cela la langue grecque répond à la langue latine : ἄρα, vœu, action de dévouer veut dire aussi noxa, la personne ou la chose coupable, et de plus diræ, les Furies.

172. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — III » pp. 476-491

Ce qu’on peut appeler l’atticisme dans notre langue ne date guère que du xviie  siècle, et on le retrouve, selon moi, avec toute sa pureté jusque dans la langue parlée de la fin du xviiie  ; je dis la langue parlée et non écrite, la langue de la conversation et non celle des livres ; là où cette langue parlée a laissé des traces et des témoignages d’elle-même, c’est-à-dire dans les correspondances, on la goûte encore en ce qu’elle a de parfait, et c’est à ce titre qu’après l’excellente et plus ample correspondance de Mme Du Deffand, les billets de Mme de Créqui ont leur prix. […] Les écrivains sont de métier, de profession ; ils sont doctes, les uns novateurs, les autres académiques ; ils ont des systèmes et des recettes d’art, ils ont des curiosités ou des emphases ; ils font quelquefois avancer la langue, mais aussi ils la tourmentent ils la déplacent. […] La langue du monde, telle que ces deux personnes d’une raison si charmante et leur ancienne 483 amie Mme de Maintenon la parlèrent et la firent, était le suprême de cette exquise et simple élégance où le soin disparaît dans la facilité. […] Mais Mme Du Deffand en était tout à fait exempte, et sa langue est la plus excellente qui se puisse rencontrer, sauf les sécheresses qui sont inhérentes à son esprit. […] Jean-Jacques Rousseau se levant avait tout d’un coup parlé une langue éloquente, ferme et franche, pleine de sève, mais où s’accusait aussi la roideur et le travail de l’ouvrier, et que le solennel et le déclamatoire gâtaient par endroits.

173. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre premier. » pp. 5-11

Mais un dédommagement s’offre à nous ; c’est le tableau d’une société d’élite, qui s’éleva, avec le xviie  siècle, au sein de la capitale ; unit les deux sexes par de nouveaux liens, par de nouvelles affections ; mêla les hommes distingués de la cour et de la ville, les gens du monde poli et les gens de lettres ; créa des mœurs délicates et nobles, au milieu de la plus dégoûtante dissolution ; réforma et enrichit la langue, prépara l’essor d’une nouvelle littérature, éleva les esprits au sentiment et au besoin de jouissances ignorées du vulgaire. […] Les écrivains qui accréditent cette erreur ne remarquent pas que si leur opinion était juste, la gloire de Molière, qu’ils croient rehausser, serait au contraire rabaissée : car, s’il était vrai qu’il eut fait la guerre à la marquise de Rambouillet, à sa fille Julie, aux Sévigné, aux La Fayette, aux La Suze, au lieu de la faire seulement aux Scudéry, on pourrait dire qu’il est sorti vaincu d’un côté, étant vainqueur de l’autre, un effet, s’il a purgé la langue et les mœurs des affectations hypocrites et ridicules des Peckes, d’un autre côté les femmes illustres, qui ont survécu à l’hôtel de Rambouillet et en avaient fait partie, ont banni du langage et des mœurs des grossièretés et des scandales qu’il protégeait, et y ont apporté des délicatesses et des larmes dont elles ont eu les premières le sentiment. […] La même méprise, qui fait imputer à l’hôtel de Rambouillet la préciosité des manières et du langage, fait méconnaître les services qu’il a rendus aux mœurs, à la langue même et à la littérature, et lui dérobe une gloire qui lui appartient. On attribue exclusivement à Molière, à Racine, à Boileau et aux écrivains de leur temps, l’épuration de la langue et sa beauté. […] Nous verrons la part immense que les femmes ont eue à cette formation de la langue.

174. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre II »

Sans compter les dérivés, la langue française contient environ quatre mille mots latins de formation populaire ; il n’y a qu’à contempler le Dictionnaire de Godefroy pour apprendre que ces quatre mille mots ne sont que des témoins échappés à un grand naufrage. Les mots primitifs d’origine germanique sont encore dans le vocabulaire au nombre de plus de quatre cents  ; on compte dans la même couche ancienne, mais tout à fait à la surface, une vingtaine de mots grecs importés par les Croisés, au xiiie  siècle ; la langue française ayant à ce moment un grand pouvoir d’assimilation, leur origine est méconnaissable ; radicalement francisés, ils sont devenus chaland, chicane, gouffre, accabler, avanie. La part du grec dans la langue française originale est équivalente à celle du celtique, nulle  ; elle est au contraire importante, autant que déplorable, dans le français moderne. […] Le même son a quelquefois jusqu’à huit ou dix sens différents, de sorte qu’avec quinze cents sons la langue a fait au moins six mille mots. […] Bécane, mot de la langue des serruriers, semble parallèle à béquille (quille à bec, canne à bec).

175. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — Chapitre VI »

J’estime qu’en diminuant la laideur de ces mots elles augmenteraient d’autant la beauté de la langue française56. […] Dans l’absolu, c’est vrai ; mais les langues ne sont pas dans l’absolu, puisqu’elles vivent, se meuvent, s’accroissent, meurent. Il y a dans les langues une beauté visible que l’on diminue en introduisant dans la cité verbale des figures étrangères, des voix dissonantes. […] Si, pour ne pas changer d’exemple, tous les sons en o étaient rendus par l’unique lettre o, outre que la langue perdrait un de ses caractères particuliers qui est de ne posséder aucune syllabe finale terminée par un o, il en résulterait une monotonie insupportable. […] Je considère comme intangibles la forme et la beauté de la langue française, et si je livre à la serpe la plupart des mots grecs et des mots étrangers, c’est précisément pour leur donner la beauté qui leur manque.

176. (1895) Les confessions littéraires : le vers libre et les poètes. Figaro pp. 101-162

En un mot, dans les langues romanes, filles du latin, il n’y a plus de quantité. […] Ceci est affaire de races et de langues. […] » Sans compter que la langue de Mistral est trop savamment affinée pour de simples paysans ! […] — J’ignore la langue de Mistral, nous dit d’abord M.  […] Mistral a donc quelque chance de réussir dans la langue provençale.

177. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « Brizeux. Œuvres Complètes »

C’est ce que certains critiques appelleront peut-être, dans la langue devenue officielle qu’on jargonne aujourd’hui, la seconde époque de Brizeux : mais pour nous, hélas ! […] qu’importe la langue que l’on parle, quand on sait vraiment la parler ? […] Sa langue, à ce Breton, est, en définitive, la langue de tout le monde, — de tout le monde des poètes du xixe  siècle et sans exception ! […] Mais abandonner l’idiome natal, traduire soi-même sa sensation et sa pensée, c’est-à-dire laisser aux difficultés et aux différences d’une autre langue le plus pur de son génie, car tout génie est consubstantiel de la langue dans laquelle il est né, ce n’est pas là, certes ! […] La langue de cet homme de la terre des chênes et des granits est correcte, mais molle, et quand elle veut être nerveuse, elle devient sèche.

178. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre I. Des poëtes anciens. » pp. 2-93

Brumoi, que nous pouvons en quelque sorte sans sçavoir le Grec gouter les chefs-d’œuvre de cette Langue. […] Tout ce que la Langue Latine a de délicatesse, est dans ce Poëte ; c’est Cicéron, c’est Quintilien qui le disent. […] pourquoi sont-ils lus avec tant d’avidité par tous ceux qui savent bien la langue latine ? […] Il ne se ressent nullement ni du pays latin, ni de la langue latine. […] Il y auroit encore beaucoup d’autres Poëtes à traduire dans notre langue.

179. (1899) Esthétique de la langue française « Le cliché  »

Le type du cliché, c’est le proverbe, immuable et raide ; le lieu commun prend autant de formes qu’il y a de combinaisons possibles dans une langue pour énoncer une sottise ou une incontestable vérité. […] Des malades, incapables d’articuler un mot, retrouvent leur langue pour expectorer des « clichés » ! […] Cela se représente à toutes les époques de la langue française et de toutes les langues, mais en atteignant surtout les mots d’origine étrangère. […] Figurons-nous la même langue parlée dans l’univers entier, — sauf dans la république d’Andorre. […] Le Génie de la langue française, ou Dictionnaire du langage choisi, contenant la science du bien dire, toutes les richesses poétiques, toutes les délicatesses de l’élocution la plus recherchée, etc.

180. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Plan, d’une université, pour, le gouvernement de Russie » pp. 433-452

Celui de s’occuper de la science des mots ou de l’étude des langues, clef de ces vieux sanctuaires fermés pendant tant de siècles. […] Peut-on être un grand poëte et ignorer les langues anciennes et quelques-unes des langues modernes ? […] La langue russe et cette langue par principes. La langue esclavone. […] La langue russe et la langue esclavone par principes.

181. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Comte de Gramont »

En vain nous chante-t-il Endymion et Phœbé, comme un Grec réveillé tout à coup du sommeil d’Épiménide, et nous traduit-il Sannazar une parenté en génie ; puis, las de tordre et d’assouplir cette ferme langue française qui reste toujours de l’acier, même quand on en fait de la dentelle, se met-il à écrire le sonnet dans sa langue maternelle, la langue italienne, qu’il manie avec une morbidesse fleurie qui eût charmé Pétrarque et qui convient si bien à la nature ingénieuse et raffinée de sa pensée, Gramont est plus qu’un écrivain qui se joue dans les difficultés de deux langues, un archaïste d’une exécution supérieure. […] Les hommes de l’école poétique à laquelle appartient par sa langue Gramont sont, presque tous, de l’opinion du grand panthéiste du xviiie  siècle, qui disait sans sourciller : « On fait de l’âme comme on fait de la chair, et de la chair comme on fait du marbre  », et c’est pour cela sans aucun doute qu’on trouve si peu d’âme dans leurs écrits ; mais lui, par un bonheur d’organisation dont il faut le féliciter, ne s’est pas pétrifié tout entier parmi ces Memnons sans soleil qui n’ont que le son vide du rhythme. […] dans la langue du xixe  siècle ; mais il y en a un autre, plus intime et plus fécond que celui-là : le passé vécu par le poète.

182. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre II. Des poëtes étrangers. » pp. 94-141

Le Dante avant lui, avoit donné de l’élévation & du sublime à la langue italienne ; mais il ne lui avoit pas ôté route sa rudesse. […] La langue italienne acquit sous sa plume cette facilité, cette abondance, cette harmonie qui semblent être son caractère particulier. […] Elle est fidéle sans blesser la modestie qu’exige notre langue, & le nom du traducteur marchera toujours à la suite de l’original qu’il a si bien rendu. […] Telles sont une infinité de comparaisons longues & par conséquent languissantes, des scènes dont l’excessive prolixité fatigue ; beaucoup de jeux de mots reprouvés dans notre langue. […] Le Sceau enlevé, Poëme du Tassoni, est regardé comme un des beaux monumens de la langue italienne.

183. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Argument » pp. 93-99

Corollaires relatifs à l’origine des langues et des lettres, dans laquelle nous devons trouver celle des hiéroglyphes, des lois, des noms, des armoiries, des médailles, des monnaies. On n’a pu trouver jusqu’ici l’origine des langues, ni celle des lettres, parce qu’on les a cherchées séparément. Les premiers hommes ont dû parler successivement trois langues, l’hiéroglyphique, la symbolique et la vulgaire. Les langues vulgaires n’ont point une signification arbitraire. Ordre dans lequel furent trouvées les parties du discours dans la langue articulée ou vulgaire.

184. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXXII. L’Internelle Consolacion »

Il existe depuis 1441 à peu près, et il est bien probable qu’il vivra autant que le sentiment du christianisme qui l’a inspiré, et que le sentiment de la langue charmante dans laquelle il a été traduit. […] Traduction, imitation, paraphrase de cet ouvrage célèbre dans la langue naïve et primesautière que le Moyen Âge a créée, ceci, tel qu’on nous l’exhume, et tel que ces MM.  […] S’il avait parlé en ces termes de l’Internelle Consolation dans sa langue artiste et populaire, le mot aurait peut-être été vrai, mais appliqué au texte latin de l’original, un tel mot n’est plus que poétique. […] dans la langue de l’Internelle Consolacion, s’est coulée cette tendresse absente et cette grâce chaste dont le livre manquait primitivement. […] Avec sa langue feuillue et abondante, il s’est roulé autour de la pensée simple et nue de l’original, et il a fait de cette pensée sèche ce que la guirlande de pampre et de vigne fait d’un thyrse qui, primitivement, n’était qu’un bâton.

185. (1904) En méthode à l’œuvre

Mais, d’autre part, de notre vers de douze pieds, naturel de tenir sa survie d’être le même ou d’avoir ses équivalents en les métriques des langues les plus lointaines, — les poètes ont démontré que la loi mathématique n’est pas par eux saisie entièrement. […] dominera : et telle elle sera, savante et suggestive en partant des données des Sciences à leurs points d’identité, en une langue savamment multisonnante, — ou elle n’a plus droit d’exister. […] Il sied tout naturellement que quelque part se préserve le sens intégral de la langue, et qu’intégralement aussi il évolue. […] On crie, on se plaint sans chanter, mais on chante en imitant des cris et des plaintes. » — Il parle aussi, quelque part, du « lien puissant et secret des passions avec les sons », — et très originalement va à émettre que tout peuple a la musique de sa langue et que d’aucuns ne peuvent avoir de musique, parce que leur langue ne possède pas d’éléments musicaux. […] Mais, en assentiment, en Musique le timbre n’est-il pas pris pour « couleur du son », — alors qu’en langue allemande il n’a même d’autre dénomination ?

186. (1898) Introduction aux études historiques pp. 17-281

Des jeunes gens abordent les études d’histoire ancienne en n’ayant de la langue grecque et de la langue latine qu’une teinture superficielle. […] Pour comprendre un texte, il faut d’abord en connaître la langue. Mais la connaissance générale de la langue ne suffit pas. […] Puis on cherche une proposition générale : La langue d’un nom de ville est la langue du peuple qui a créé la ville. […] — Quelle langue doit-on parler ?

187. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mistral, Frédéric (1830-1914) »

Je pourrais vous les donner ici dans leur belle langue originale, mais j’aime mieux vous les traduire en m’aidant de la naïve traduction en pur français classique faite par le poète lui-même. […] À nous deux nous répondrons mieux aux nécessités des deux langues… Ne vous étonnez pas de la simplicité antique et presque triviale du début : il chante pour le village avec accompagnement de la flûte au lieu de la lyre. […] nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des poètes de toutes les langues et de tous les siècles. […] Le succès a été plus grand qu’on n’eût osé l’espérer pour un livre écrit en une langue inconnue de la plupart des lecteurs ; mais Frédéric Mistral, qui sait aussi le français, avait accompagné son texte d’une version excellente et presque tout le charme se conservait comme dans ces Lieder de Henri Heine traduits par lui-même. […] Notre origine ne saurait nous condamner à user d’une langue morte ou mourante, mais elle nous pousse à l’admiration du beau monument qui perpétuera des vocables qui s’en vont et l’image d’un peuple harmonieux.

188. (1762) Réflexions sur l’ode

C’est sans doute parce qu’il portait au plus haut degré le mérite de l’expression et du nombre ; deux choses dont l’effet devait être très grand dans une langue riche et musicale comme celle des Grecs, mais dont le prix est fort affaibli pour nous dans une langue morte, que nous ne savons pas prononcer et que nous entendons mal. […] Eh bien, me disais-je à moi-même, si le français était une langue morte, ces odes paraîtraient excellentes ; il serait impossible d’y apercevoir le faible de l’expression. C’est qu’en matière de langue, il est une infinité de nuances imperceptibles et fugitives, qui pour être démêlées ont besoin, si on peut parler de la sorte, du frottement continuel de l’usage ; c’est un effet qui doit être dans le commerce pour que la vraie valeur en soit connue. […] Si on vient un jour à ne plus parler la langue française, nos neveux mettront toujours La Fontaine au rang des grands poètes, parce qu’ils sauront le cas infini que nous en faisons, et que d’ailleurs nos neveux n’auraient garde de ne pas penser comme leurs ancêtres. […] Ce n’est pas qu’il n’y ait autant et peut-être plus de mérite dans ces dernières, plus de feu, plus de variété, plus d’harmonie, plus de difficulté vaincue ; mais le mérite des épîtres est plus à notre portée, et plus à notre usage ; il est moins attaché à la langue, il passe plus aisément dans la nôtre.

189. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre premier. La Formation de l’Idéal classique (1498-1610) » pp. 40-106

Le grec était la langue des grandes hérésies, la langue de Nestorius, d’Arius, d’Eutychès. […] « Rien, a-t-on dit, n’égale la dignité de la langue latine… Elle fut parlée par le peuple-roi, qui lui imprima ce caractère de grandeur unique dans l’histoire du langage humain C’est la langue de la civilisation. […] Elles sont deux : l’italienne d’abord, qui, sous le long règne de la mère de trois rois, s’est étendue de la littérature à la langue, et de la langue aux mœurs ; et en second lieu l’espagnole, dont le progrès dans l’Europe entière a suivi les progrès de la politique ou des armes de Charles-Quint et de Philippe II. Tandis que les femmes s’éprenaient du romanesque des Amadis, la langue usuelle se chargeait et se bigarrait d’italianismes. […] Voizard, Étude sur la langue de Montaigne, Paris, 1885.

190. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « M. Oscar de Vallée » pp. 275-289

C’est le trépied d’où il s’élance ; mais quand il ne l’a plus sous les pieds, la Sybille divinisée s’éteint dans une langue dont nous ne goûtons plus la flamme. Belle pourtant encore en beaucoup de parties, mais quelquefois incorrecte, cette langue est forte, large et acérée comme l’épée romaine. […] Oscar de Vallée voit trop généralement dans cette langue la langue de Tacite. […] Quoi qu’elle soit, du reste, elle a pourtant cet avantage, qu’elle doit garder, qu’elle est la première langue qu’en France le journalisme ait parlée, et ce n’est pas un bégayement ! […] Quand il parle la langue de ce journalisme que tout le monde parlait alors et quand il en avait une plus belle qu’il pouvait parler seul, ce fut la langue de la raison qu’il se mit à préférer et qu’il parla.

191. (1714) Discours sur Homère pp. 1-137

Sur quoi peut-on fonder ce désavantage de notre langue ? […] Les langues ont là-dessus des avantages réciproques qui se compensent. […] Est-ce le défaut d’élégance qu’on reprocheroit à notre langue ? […] On impute comme des défauts à la langue françoise, l’exactitude et la sagesse des écrits même ; et ce qui n’est qu’une preuve du bon goût des écrivains se tourne en reproche contre la langue. […] Pourquoi la langue paroît-elle si timide ?

192. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VII. De la propriété des termes. — Répétition des mots. — Synonymes. — Du langage noble »

La langue française a le mérite de distinguer les synonymes avec une lumineuse précision : elle le doit en grande partie à ces précieux et à ces premiers académiciens, dont se moquait un peu légèrement Saint-Ëvremond, et aussi à ce goût d’analyse morale qui a poussé tant d’écrivains, tant de gens du monde même, à étudier le cœur humain dans ses plus délicats mouvements et ses plus imperceptibles ressorts. […] Au temps de la littérature classique, il y avait une langue noble, dont l’emploi s’imposait à la poésie et à l’éloquence. […] Victor Hugo a peint cet abus dans des vers pittoresques : La langue était l’état avant quatre-vingt-neuf : Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ; Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes, Les Méropes, ayant le décorum pour loi, Et montant à Versailles aux carrosses du roi ; Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires. […] Un des bienfaits les moins contestés du romantisme fut de rompre ces entraves de la pensée, et de mettre à la disposition de l’écrivain tout ce que contenait la langue : on comprit que proscrire des mots, c’était proscrire des idées. […] Mais la chose est délicate, et il faut être bien maître de la langue pour réduire chaque mot à l’emploi qu’on lui assigne : autrement l’expression rebelle lâche au travers de la phrase et de l’idée des sens inattendus, des images déplacées, et, manquant le sublime, on tombe dans le grotesque : au lieu d’étonner, on dégoûte.

193. (1765) Articles de l’Encyclopédie pp. 5482-9849

Ce langage étoit d’abord le romanum rusticum, le romain rustique ; & la langue tudesque fut la langue de la cour jusqu’au tems de Charles-le Chauve. […] Le romain rustique, la langue romance prévalut dans la France occidentale. […] Le génie de cette langue est la clarté & l’ordre : car chaque langue a son génie, & ce génie consiste dans la facilité que donne le langage de s’exprimer plus ou moins heureusement, d’employer ou de rejetter les tours familiers aux au’res langues. […] Les verbes auxiliaires qui alongent & qui énervent les phrases dans les langues modernes, rendent encore la langue françoise peu propre pour le style lapidaire. […] ) est un terme qui manquoit à notre langue, & qu’on doit à Ménage.

194. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »

Et quand je dis qu’il le suit, j’aurais mieux dit qu’il le précède, puisqu’il l’amène et l’introduit chez nous, puisqu’il présente le grand génie anglais à la littérature française, lui faisant honneur de notre langue et faisant honneur à notre langue du génie de Shakespeare. […] François Hugo a la fantaisie d’appeler cette langue la langue révolutionnaire, mais les révolutions qui nous ramènent au passé, sachant où elles vont, ne doivent pas porter le même nom que celles-là qui nous poussent vers l’avenir avec des mains d’aveugles. […] Mais s’il la nommait mal, cette langue nécessaire à une traduction de Shakespeare, François Hugo la comprenait et pouvait la parler. […] je me contenterais du souci de ce service rendu à la langue et à la littérature françaises ; car l’un des plus purs et des plus nobles, c’est d’emménager une magnifique et difficile œuvre étrangère dans la langue et la littérature d’un pays. […] Quand on regarde fixement pour le dissiper l’espèce de mirage qu’une langue étrangère jette sur une idée qui paraîtrait commune dans la langue qu’on a l’habitude de parler, on finit par voir ce qu’on ne voyait pas d’abord : c’est à quel point, en somme, les critiques de Shakespeare sont petits.

195. (1858) Cours familier de littérature. V « XXXe entretien. La musique de Mozart (2e partie) » pp. 361-440

Mais supposez, de plus, qu’au lieu de lire dans ma traduction française, langue trop virile et trop peu souple pour ces mollesses efféminées de l’âme, vous lisez en vénitien, langue aussi balbutiante et aussi transparente que le murmure des lagunes sur le sable du Lido. […] Nous ne connaissons dans aucune langue des scènes domestiques qui remuent plus doucement et plus profondément les fibres de famille. […] Est-ce que la musique n’est pas une langue complète, une langue aussi expressive, une langue aussi génératrice d’idées, de passions, de sentiments, de fini et d’infini que la langue des mots ? Est-ce que cette langue des sons, par son vague même et par l’illimitation de ses accents, n’est pas plus illimitée dans ses expressions que les langues où le sens est borné par la valeur positive du mot et par la syntaxe, cette place obligée du mot dans la phrase ! […] Si je devais renaître sur la terre, je demanderais de renaître avec le génie de Mozart ou de Rossini, et avec la voix de Malibran, préférant leurs notes aux plus beaux vers, et la langue de l’infini à la langue des mots.

196. (1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34

Il lui a fallu créer en quelque sorte la langue dont il s’est servi. Avant lui, on se demandait s’il était facile d’écrire des poèmes en russe, et toute une école de critiques autorisés soutenait, « par vives raisons », qu’on devait employer pour la poésie la langue slavone, c’est-à-dire celle dans laquelle sont traduits les livres saints, la langue de la liturgie et de la chaire. […] Depuis Pouchkine, on ne fait plus de vers que dans la langue parlée. […] Est-ce en réalité un très grand avantage pour un poète de disposer d’une langue flexible, harmonieuse, accentuée ? […] Il s’inspira de l’Arioste et surtout de Voltaire, dont la langue et l’esprit lui étaient plus familiers.

197. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre I. Renaissance et Réforme avant 1535 — Chapitre II. Clément Marot »

Cependant le besoin de connaître les langues des Evangiles et de la Bible devenait plus pressant : et mettant à exécution des résolutions prises depuis assez longtemps, l’université de Paris donnait cent écus à Grégoire Tifernas en 1457 pour enseigner le grec avec la rhétorique. […] La ruine de l’empire grec avait envoyé en Occident de savants hommes, mais aussi toute sorte de gens, qui n’avaient de grec que le nom, et, s’ils savaient à peu près leur langue nationale, étaient tout à fait incapables de l’enseigner. […] Toutes ces langues, l’hébreu, le syriaque, le grec plus encore, leur étaient suspectes : dans les recherches philologiques, dans la simple grammaire, ils flairaient — non sans raison — une odeur d’hérésie, de raison indépendante, donc rebelle. […] Elle ne voyait pas de mal à ce qu’un chrétien lût l’Écriture ou priât en sa langue, mais elle n’avait pas de doctrine ; elle s’accommodait de Calvin comme de Briçonnet. […] Privé depuis bientôt trois siècles de sa langue, il vient enfin verser sa richesse et sa fécondité dans la langue du Nord ; et pour son début il lui donne Marot, Montluc, et Montaigne.

198. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Confessions de J.-J. Rousseau. (Bibliothèque Charpentier.) » pp. 78-97

Notez bien cette hirondelle ; c’est la première et qui annonce un nouveau printemps de la langue ; on ne commence à la voir paraître que chez Rousseau. […] Aussi, quand nous remarquons avec quelque regret que Rousseau a forcé, creusé et comme labouré la langue, nous ajoutons aussitôt qu’il l’a ensemencée en même temps et fertilisée. […] Sa langue garda toujours quelque chose du mauvais ton de ses premières années. […] Il était temps, et c’est en cela que Rousseau n’est pas un corrupteur de la langue, mais, somme toute, un régénérateur. […] Avec lui le centre de la langue ne s’est pas trop déplacé.

199. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Xavier Aubryet et Albéric Second » pp. 255-270

Et d’autant que la langue de ce pays-là n’est ni la langue de la France, ni la langue de l’humanité ! C’est la langue de Paris, et d’un Paris spécial. […] En d’autres termes, poliment parlant, une langue hermétique. […] À partir de cette affreuse plaisanterie, la cristallisation ne se fit plus, dit le machiavélique Stendhal dans sa langue singulière. […] Mais Eugène Sue, qui eut un immense succès de surprise et fît faire leurs premières études d’argot aux jaboteurs blasés de la langue de Scribe, n’est plus lu à présent que par les portières.

200. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 46, quelques refléxions sur la musique des italiens, que les italiens n’ont cultivé cet art qu’après les françois et les flamands » pp. 464-478

Je voudrois donc examiner d’abord le sentiment d’un anglois, homme de beaucoup d’esprit, qui soûtient en reprochant à ses compatriotes le goût que beaucoup d’eux croïent avoir pour les opera d’Italie, qu’il est une musique convenable particulierement à chaque langue, et specialement propre à chaque nation. […] Voici ce qu’il en dit dans un discours sur les Païs-Bas en general, qui sert de préface à sa description de leurs dix-sept provinces, livre très-connu et traduit en plusieurs langues. […] Roland Lassé étoit françois, ainsi que la plûpart des musiciens citez par Guichardin, à prendre le nom de françois dans sa signification la plus naturelle, qui est de signifier tous les peuples dont la langue maternelle est le françois, sous quelque domination qu’ils soient nez. Comme un homme né à Strasbourg est allemand, quoi qu’il soit né sujet du roi de France, de même un homme né à Mons en Hainault est françois, quoiqu’il soit né sujet d’un autre prince, parce que la langue françoise est dans le Hainault la langue naturelle du païs.

201. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Roumanille, Joseph (1818-1891) »

C’est parce que cet exemple est particulièrement salutaire en un temps de désarroi et de lassitude comme le nôtre, que j’ai cru pouvoir donner à Roumanille une place dans ma modeste galerie, et montrer en lui, non pas le troubadour de légende, d’Opéra-Comique et de vignette, mais l’homme de bien, le poète de talent, se résignant à parler la langue de ceux qu’il veut convertir, et à renfermer sa popularité dans un étroit espace, pour la rendre plus utile et plus solide. […] Il a compris que la langue natale était avilie, et il a conçu le dessein de la réhabiliter. […] Paul Mariéton Avant Mistral, Joseph Roumanille, son précurseur, se servant de la langue vulgaire pour être compris de son milieu de naissance (1845), trouvait, nouveau Malherbe, des accents littéraires dans un idiome qui ne servait plus qu’à traduire des grossièretés ou des thèmes burlesques. […] C’est lui qui, avec Mistral, rallia les poètes, renouvela la langue et publia L’Armana prouvençau, dont le succès annuel ne s’épuise point.

202. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 122-127

Il est vrai que la Langue seroit restée dans une barbarie ridicule, si son style avoit servi de modele à ceux qui l'ont suivi ; mais on trouve dans ses Ouvrages une verve qui étonne, & des traits d'esprit, qui, revêtus d'expressions moins baroques, feroient honneur aux meilleurs Poëtes de ce Siecle. […] De là cette fureur de mettre à contribution toutes les Langues, de farcir ses Poésies de vocables Grecs, Latins, Italiens, Languedociens, Normands, Picards. […] Il a fait aussi passer l'Epithalame dans notre Langue : celle qu'il composa pour le Mariage de Monsieur de Vendôme avec Jeanne d'Albret, Reine de Navarre, est la premiere qu'on connoisse. […] Il ne lui manquoit que du goût ; & le goût qui n'est que le discernement des convenances, est rarement le partage de ceux qui ouvrent une carriere & écrivent dans une Langue encore barbare.

203. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — epigraph »

Le caractère est le style d’une langue. Chaque langue a son caractère qui se révèle par les sonorités, par les formes verbales ; c’est dans les mots qu’il met d’abord son empreinte obscure et profonde. […] Je défendrai toujours la pureté de la langue française.

204. (1890) Nouvelles questions de critique

Il y a un Lexique de la langue de Corneille ; il y en a même deux ; nous n’en demandons pas un troisième : il n’y en a pas de la langue de Pascal. Nous n’en avons pas non plus de la langue de Bossuet ; nous n’en avons pas de la langue de Voltaire. […] Il nous en faudrait de la langue de Fénelon, si cauteleuse ; il nous en faudrait de la langue de Rousseau, si neuve à tant d’égards. […] Pour l’historien d’une langue donnée, le sens propre d’un mot n’est pas même celui qu’il avait dans la langue dont on l’emprunte, et encore bien moins celui que l’on lui trouve, ou que parfois on lui prête, en le décomposant en ses éléments ; c’est le sens avec lequel il est entré pour la première fois dans la langue. […] C’est là qu’il s’en trouvera qui possèdent enfin la littérature du moyen âge, langue d’oc et langue d’oil, comme à l’Académie française la littérature classique ; et qui seuls en sauront tirer ce qu’elle peut rendre de services à l’histoire de la langue.

205. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — O. — article » p. 434

OUDIN, [César] Secrétaire & Interprete des Langues étrangeres à la Cour d’Henri IV, mort en 1625, contribua, par des Traductions & des Grammaires, à étendre la connoissance de la Littérature & de la Langue des Italiens & des Espagnols. […] Antoine Oudin, son fils, enseigna l’Italien à Louis XIV, & publia queques Ouvrages sur notre Langue, qu’on pourroit lire avec fruit, si nous n’en avions pas de meilleurs.

206. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. FAURIEL. —  première partie  » pp. 126-268

L’étude de l’arabe sous M. de Sacy n’en souffrait pas ; Fauriel était arrivé à lire avec sûreté la poésie dans ces deux langues. […] Ce qu’on a ainsi retrouvé de lui en fait de travaux considérables et silencieux, de matériaux d’études et de masses d’écritures, de glossaires en toute langue (langue basque, dialectes celtiques), est prodigieux ; il étendait en tous sens ses fondations. […] Imaginez-vous au lieu de cela un Italien qui écrit, s’il n’est pas Toscan, dans une langue qu’il n’a presque jamais parlée, et qui (si même il est né dans le pays privilégié) écrit dans une langue qui est parlée par un petit nombre d’habitants des l’Italie ; une langue dans laquelle on ne discute pas verbalement de grandes questions ; une langue dans laquelle les ouvrages relatifs aux sciences morales sont très-rares et à distance ; une langue qui (si l’on en croit ceux qui en parlent davantage) a été corrompue et défigurée justement par les écrivains qui ont traité les matières les plus importantes dans les derniers temps ; de sorte que, pour les bonnes idées modernes, il n’y aurait pas un type général d’expression dans ce qu’on a fait jusqu’à ce jour en Italie. […] Et moi, qui ne suis qu’un humble mortel, n’en ferai-je pas autant pour les caractères de cette belle langue révélée ?  […] Raynouard qu’il avait retrouvé une langue, M.

207. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Granier de Cassagnac » pp. 277-345

Mais elle alla plus loin, et osa prétendre que la langue latine avait été imposée à la race gauloise ; un plaqué plus honteux encore ! […] On dit que les Gaulois avaient corrompu le latin littéraire et en avaient fait la langue romane. […] Bien loin donc d’avoir été étouffée par la langue latine, — qui n’est pas elle-même la langue du Latium, de ce pays que les Romains lettrés, ces Grecs de Rome, appelaient barbare, comme les Gaulois, — la langue gauloise aurait donc résisté à la langue romaine de la conquête romaine, et c’est ainsi que pour les temps futurs elle eût gardé sa nationalité inviolable et, qu’on me passe le mot ! […] Il n’y a pas un paradoxe dans tout son livre des Origines de la langue française, qui prêtait tant au paradoxe ! […] La langue, d’ailleurs, est faite maintenant.

208. (1890) L’avenir de la science « XIII »

On peut le dire sans exagération, les deux tiers des travaux relatifs aux langues orientales ne méritent pas plus de confiance qu’un travail fait sur les langues classiques par un bon élève de rhétorique. […] Est-ce à dire qu’il fût désirable que chaque orientaliste s’occupât de toutes les langues de l’Asie ? […] Car ils font pour la connaissance des langues anciennes, et la connaissance des langues anciennes fait pour la philosophie de l’esprit humain. La langue sanscrite, de même, ne sera parfaitement possédée que quand de patients philologues en auront monographié toutes les parties et tous les procédés. […] J’avoue que le plus grand obstacle que j’aie rencontré en abordant les études indiennes a été l’absence d’un livre sommaire sur la littérature sanscrite, sa marche, ses époques principales, les âges divers de la langue, la place et le rang des divers ouvrages, quelque chose d’analogue en un mot à ce que Gesenius a fait pour la langue et la littérature des Hébreux.

209. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVII. Rapports d’une littérature avec les littératures étrangères et avec son propre passé » pp. 444-461

Rien n’est plus révélateur du changement des goûts que la série des métamorphoses subies par un chef-d’œuvre dans son passage de sa langue originelle en un idiome étranger. […] Une fois qu’on a fait le tour de toutes les branches de l’activité sociale, on se rabat sur la langue d’abord. […] Du reste, on peut très nettement saisir dans les variations de la langue la lutte de l’esprit national contre la pression étrangère qui menace parfois de l’étouffer. […] L’ignorance des langues étrangères, qui fut si longtemps l’apanage des Français, a eu du moins cet heureux résultat de les sauver le plus souvent du plagiat et même de l’imitation trop littérale. […] Ils modifient la langue et la littérature.

210. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIe entretien » pp. 5-85

Nous ne marchons dans le passé que sur la cendre des langues mortes avec leurs chefs-d’œuvre et sur les cadavres des littératures. […] Là, une imagination plus latine et une langue plus belle encore que l’espagnol, la langue des Lusiades, attend d’autres Camoëns, dont les chants seront répétés par deux mondes, de Cintra à Rio-Janeiro. […] Ces hommes sont la vibration vivante et notée de tous les sens de cette terre de sensations, sensations qu’aucune autre langue ne peut rendre en paroles, tant ces lyrismes intérieurs dépassent les langues parlées ! […] Faut-il s’étonner que cette langue ait pour paroles des lueurs, des images et des mélodies ? […] Dans cette cage de rossignols la musique de la langue entrait par tous les pores.

211. (1890) L’avenir de la science « X » pp. 225-238

Heureusement, il est d’autres langues moins tourmentées par les révolutions, moins variables dans leurs formes, parlées par des peuples voués à l’immobilité, chez lesquels le mouvement des idées ne nécessite pas de continuelles modifications dans l’instrument des idées ; celles-là subsistent encore comme des témoins, non pas, hâtons-nous de le dire, de la langue primitive, ni même d’une langue primitive mais des procédés primitifs au moyen desquels l’homme réussit à donner à sa pensée une expression extérieure et sociale. […] Que dire encore de cette merveilleuse synthèse intellectuelle, qui fut nécessaire pour créer un système de métaphysique comme la langue sanscrite, un poème sensuel et doux comme l’hébreu ? […] La science des langues c’est l’histoire des langues ; la science des littératures et des religions, c’est l’histoire des littératures et des religions. […] L’histoire est la vraie forme de la science des langues 98. […] Sans doute, si les langues étaient comme les corps inanimés dévoués à l’immobilité, la grammaire devrait être purement théorique.

212. (1835) Critique littéraire pp. 3-118

Il a paru après une révolution qui avait fait peser sur la langue française le niveau terrible qui avait tout abattu, et il a relevé la langue française. […] Une langue, comme l’a dit M.  […] c’est une nouvelle langue qu’il a voulu instituer. […] Sainte-Beuve, c’est l’esclavage de la langue. […] Nos grands écrivains se comportaient tout autrement avec cette noble langue.

213. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre V. Indices et germes d’un art nouveau — Chapitre II. Signes de la prochaine transformation »

Obstacles au renouvellement de la littérature : le monde, le goût, la langue. […] Ces obstacles, c’étaient le monde, le goût, la langue. […] Pour que le renouvellement de la littérature s’accomplisse, il faudra que la vie mondaine disparaisse, que les règles soient détruites, que la langue soit bouleversée. […] Et le type de la poésie voltairienne, avec les règles et la langue qu’elle impliquait, pesait sur la littérature, scrupuleusement maintenu par l’opinion du inonde, bien qu’en contradiction avec ses secrètes aspirations. […] Un écrivain, à la fin du xviiie  siècle, nous aide à mesurer de quel poids le monde, le goût et la langue pesaient sur les esprits.

214. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — H — article » p. 486

Nos meilleurs Grammairiens ont parlé avec éloge de ses Ouvrages, qui concernent tous notre Langue, si on en excepte des Mémoires pour servir à l’Histoire de la Province d’Artois. […] Tel est le titre modeste d’un Ouvrage profond & très-bien discuté, dont le but est de faire connoître le nombre & la qualité des sons, & les diverses articulations qui sont en usage dans notre Langue ; aussi bien que leurs relations avec les signes qu’on emploie pour les représenter sur le papier. Cette matiere est traitée avec l’habileté d’un homme consommé dans la mécanique de la Langue Françoise.

215. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXI. »

» La langue du poëte, même pour redire ce bonheur céleste, ne saurait trouver que des images mortelles ; mais la passion dont il est inspiré est toute spirituelle et tout idéale. […] où la langue française a-t-elle plus d’imagination vraie et de hardiesse heureuse ! […] La science partout éveillait l’émulation, et pouvait parfois tromperie talent sur le moment venu d’oser en poésie, et sur l’audace permise à notre langue. […] Le génie propre de la langue et, sans doute aussi, l’éclair d’un sentiment vrai dissipaient cette fois le nuage, et laissaient paraître le poëte. […] Ce n’est pas assez de dire avec Boileau : Par ce sage écrivain la langue réparée N’offrit plus rien de rude à l’oreille épurée.

216. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » p. 72

Quoiqu'il se soit exercé dans presque tous les genres & dans presque toutes les Langues, ses succès ont été médiocres, par cette raison décisive, que l'esprit ne peut que perdre, & le talent s'affoiblir, quand on voltige trop légérement d'objet en objet. […] Les Italiens cependant font beaucoup de cas de sa Traduction en Vers des Odes d'Anacréon, écrite en leur Langue. […] Il composa depuis une Grammaire Françoise très-détaillée, où l'on trouve des observations sur notre Langue, que les Grammairiens postérieurs ont adoptées, & dont ils se sont fait honneur.

217. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Antoine Campaux » pp. 301-314

Et le dernier, de l’œil sévère, mais adouci cette fois, de ce Boileau qu’on a appelé, dans une langue que ne connaissait pas Villon, le législateur du Parnasse. […] Les uns, par exemple, à la langue, que Villon a maniée en maître créateur, car il la créait en la maniant, cette langue qui n’était qu’à l’état de larve quand il écrivait ; les autres, à telle ou telle spéciale inspiration qui prend le cœur ou la pensée. […] Mais ce n’est ni la langue, ni telle ou telle inspiration, qui tout d’abord le frappe. […] Le reste, c’est-à-dire la beauté de la langue ou la spécialité de l’inspiration, ce n’est pas ce qui fait l’individualité, l’intime individualité de Villon. […] Depuis Villon, en fait de langue, à la place de ce rebec, nous avons entendu l’orgue immense que Rabelais a touché de ses vastes mains enchantées.

218. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Valmiki »

Avant cette traduction, en effet, le Ramayâna complet n’existait pas plus dans la langue française que dans les autres langues de l’Europe. […] Seuls, Carey et Marshman avaient achevé la leur dans cette langue anglaise qui, bronzée depuis un siècle au soleil de Lahore et polie par les dialectes auxquels elle a été mêlée, semble mieux faite qu’une autre pour recevoir la pensée indienne sans trop visiblement l’altérer. […] Versé dans la connaissance de cinq langues et de cinq littératures en dehors de la langue et de la littérature maternelles ; d’un autre côté, helléniste à la manière des Boissonade et des Hase, ayant prouvé par des publications de manuscrits qu’il a vécu longtemps avec les philologues et les paléontographes, il a pu aiguiser son sens esthétique sur plus d’un chef-d’œuvre. […] Quant à la langue parlée par Valmiki, M. 

219. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 369-370

Les Littérateurs passionnés pour la langue Angloise lui ont de grandes obligations. […] Si ces deux Ouvrages n’avoient servi qu’à faire passer dans notre langue les sages maximes & les beautés des Ecrivains Anglois, Abel Boyer auroit de plus grands droits aux éloges du Public reconnoissant ; mais la connoissance de la langue Angloise nous a attiré le débordement de tant d’extravagances, que les Esprits sages sont peu tentés d’applaudir à ses travaux, ou, pour mieux dire, il y eût vraisemblablement renoncé, pour peu qu’il eût prévu les mauvais services qu’il alloit rendre à sa Patrie.

220. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre douzième »

La langue est la bonne langue, mais refroidie, et d’un habile homme qui connaît la valeur des mots plutôt que d’un écrivain qui se les rend propres par l’imagination et le sentiment. […] Il n’a pas seulement ajouté à la langue de Fénelon, de J. […] La littérature comparée s’était renfermée jusqu’alors dans les trois langues classiques ; il l’étendit aux langues modernes et, par-delà ces langues, aux idiomes primitifs de l’Orient et du Nord, et il forma un idéal nouveau de poésie de toutes les grandes œuvres et de tous les grands noms. […] Dans cette partie toute littéraire de la vie de Chateaubriand, sa langue est plus près du dix-septième siècle que du dix-huitième. […] Mais la politique n’a pas seule à s’imputer la corruption d’un grand talent et d’une belle langue.

221. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Appendice. — Note relative à l’article Villehardouin. » p. 527

Je viens de lire le Mémoire sur la langue de Joinville, par M.  […] Que n’a-t-il fait le même travail sur la langue de Villehardouin ! […] La question paraît aujourd’hui résolue pour ceux qui ont étudié de plus près les textes, et qui en sont arrivés à observer ou à induire un tel type de langue française romane offrant son genre de perfection à son moment et très reconnaissable sous la plume des bons clercs.

222. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — L — article » pp. 69-70

C’est à lui que nous devons la Nouvelle Méthode pour apprendre la Langue Latine, ainsi que l’Abrégé de ces deux Méthodes connues sous le nom de Port-Royal. On voit, par ces Ouvrages élementaires, devenus classiques, que personne ne connoissoit mieux le mécanisme de la langue d’Homere & de celle de Virgile. Le Jardin des Racines Grecques, du même Auteur, est un des Livres les plus propres à faciliter l’intelligence de cette Langue, si peu cultivée aujourd’hui.

223. (1759) Réflexions sur l’élocution oratoire, et sur le style en général

Aucune langue sans exception n’est plus sujette à l’obscurité (lue la nôtre, et ne demande dans ceux qui en font usage pins de précautions minutieuses pour être entendus. Ainsi la clarté est l’apanage de notre langue, en ce seul sens qu’un écrivain français ne doit jamais perdre la clarté de vue, comme étant prête à lui échapper sans cesse. On demandera sans doute comment une langue sujette à ce défaut importun, timide d’ailleurs, sourde et peu abondante, a fait dans l’Europe une si prodigieuse fortune ? […] Quoi qu’il en soit, comme ce sont les poètes qui ont formé les langues, c’est aussi l’harmonie de la poésie qui a fait naître celle de la prose. […] Mais, dans une langue morte, le mérite de ces deux qualités disparaît en grande partie : on le suppose plutôt qu’on ne le sent3.

224. (1912) L’art de lire « Chapitre XI. Épilogue »

Comme il n’était pas un grand humaniste, il avait, pour en arriver sans grand effort à lire les auteurs des temps les plus reculés de la langue de France, adopté le procédé suivant. Il avait commencé par lire les auteurs d’aujourd’hui, ceux qui écrivent la langue contemporaine, puis, remontant peu à peu, il avait passé aux auteurs du XIXe siècle, puis à ceux du XVIIIe siècle et ainsi de suite, s’habituant à la langue archaïque par transitions lentes et se faisant, du reste, quoique marchant à reculons, une idée fort nette de la suite de notre civilisation. […] Cette langue latine est charmante.

225. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — R — Rictus, Jehan (1867-1933) »

Cette œuvre, très haute, dont je n’ai cité qu’un fragment (car on trouvera dans le livre bien d’autres chapitres semblables), ne peut se comparer, comme quelques critiques l’ont maladroitement fait, aux chansons de Richepin ou de Bruant ; elle est, en sa langue pittoresque, un réquisitoire heureux contre l’iniquité des Forts et des Puissants, une leçon à l’usage d’une société soi-disant chrétienne, dont la conscience semble dormir en toute sécurité au milieu d’un bourbier… [La Province nouvelle (juillet 1897).] Remy de Gourmont Les Soliloques du pauvre exigeaient peut-être un peu d’argot, celui qui, familier à tous, est sur la limite de la vraie langue ; pourquoi en avoir rendu la lecture si ardue à qui n’a pas fréquenté les milieux où l’on parle pour n’être pas compris de ces « mess », « flics » ou « cognes » ? […] Il a créé un genre et un type ; cela vaut la peine qu’on lui fasse quelques concessions et qu’on se départisse, mais pour lui seul, d’une rigueur sans laquelle la langue française, déjà si bafouée, deviendrait la servante des bateleurs et des turlupins.

226. (1874) Premiers lundis. Tome I « Tacite »

La perfection du genre consiste donc à atteindre ce degré extrême de l’approximation, à ôter ainsi aux traducteurs à venir l’espoir raisonnable d’aller au-delà, et à donner dans une langue moderne le dernier mot sur un grand écrivain de l’antiquité. […] L’historien vous parle une langue si rapide, si forte, si poignante, qu’il vous enlève, vous tire à lui, vous force de penser avec lui en cette langue qui lui est propre, et, fût-on un latiniste assez vulgaire, pourvu qu’on comprenne, se fait comprendre face à face, sans trucheman, sans aucune de ces traductions sous-entendues que Cicéron en ses longs développements laisse à son lecteur tout le temps de faire. […] Voyez Davanzati, avec quelle simplicité unie et franche il a rendu Tacite dans la langue de Machiavel ! […] Il nous a semblé que son élégance, parfois un peu scrupuleuse, se refusait trop ces expressions familières et fortes, ces tours vifs et francs, que notre vieille langue offrait en foule à son choix, et qui s’adaptaient si naturellement à Tacite.

227. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre (suite et fin) »

si tout le monde était comme vous et moi, et le bon Dieu surtout, cela irait bien ; la volonté est très grande, mais les moments sont bien critiques… » Ce n’est là certes ni la langue de Louis XIV ni celle de Henri IV, ni leurs sentiments non plus. […] La langue que parlait le grand roi était réellement en accord avec celle que parlaient ou qu’écrivaient de son temps les plus éloquents et les mieux disants des écrivains ; entre l’une et l’autre il y a convenance parfaite et harmonie. […] Fénelon n’était pas un flatteur ou il ne l’était qu’avec goût, lorsque dans son Mémoire sur les occupations de l’Académie française, et conseillant à la docte Compagnie de donner une Rhétorique et une Poétique, il disait : « S’il ne s’agissait que de mettre en français les règles d’éloquence et de poésie que nous ont données les Grecs et les Latins, il ne vous resterait plus rien à faire : ils ont été traduits… Mais il s’agit d’appliquer ces préceptes à notre langue, de montrer comment on peut être éloquent en français, et comment on peut, dans la langue de Louis le Grand, trouver le même sublime et les mêmes grâces qu’Homère et Démosthène, Cicéron et Virgile, avaient trouvés dans la langue d’Alexandre et dans celle d’Auguste. » Il y aurait à dire aux analogies, mais ce qui est certain, c’est que, s’il est naturel et juste de dire la langue de Louis XIV, il serait ironique et ridicule de dire la langue de Louis XV. Louis XV, en effet, n’a pas une langue en rapport avec celle des grands écrivains qui l’entourent : il est comme puni par là de ne les avoir pas assez appréciés, et de n’avoir pas vu ni reconnu le génie de son siècle dans les parties véritablement supérieures où il se rencontrait en effet. […] Pour ce qui est de sa langue écrite, elle n’offre aucune qualité ; elle n’a rien, absolument rien d’un contemporain de Montesquieu ou de Voltaire, ou même de Duclos ; aucun tour, aucune netteté, aucune vivacité.

228. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « JASMIN. » pp. 64-86

La partie politique de son recueil est celle qui a le moins d’originalité : la langue d’abord en devient aisément toute française, car le patois n’a point, dans son fonds, ce vocabulaire moderne. […] Nous sommes trop incompétent au sujet de cette langue, que nous n’avons saisie qu’à l’aide d’amis obligeants, pour avoir un avis sur ce que peut être le bon style en patois ; mais il paraît bien que Jasmin a ce bon style. […] Nous concevons, en effet, le peu d’estime que des antiquaires, épris de cette belle langue en ce qu’elle a de pur et de classique, expriment pour le patois extrêmement francisé qu’on parle dans une ville du Midi en 1836. Nous concevons que Goudouli, au commencement du XVIIe siècle, ait été plus nourri dans son style des purs idiotismes provençaux, et que la saveur de ses vers garde mieux le goût de la vraie langue. […] Il reste pourtant à regretter qu’avec de si heureuses qualités et un art véritable d’écrivain, Jasmin n’ait pu cacher, sous ce titre d’homme du peuple, un bon grain d’érudition et de vieille langue, comme Béranger et Paul-Louis de ce côté-ci de la Loire.

229. (1859) Cours familier de littérature. VII « XLe entretien. Littérature villageoise. Apparition d’un poème épique en Provence » pp. 233-312

Mais Dumas est un déserteur de la langue de ses pères, qui a préféré l’idiome châtré et léché de la Seine à l’idiome sauvage et libre du Rhône. […] Il se sentait poète sans savoir ce que c’était que la poésie ; il avait une langue harmonieuse sur les lèvres sans savoir si c’était un patois ; cette langue de sa mère était, à son gré, la plus délicieuse, car c’était celle où il avait été béni, bercé, aimé, caressé par cette mère. […] À nous deux, nous répondrons mieux aux nécessités des deux langues. […] nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des poètes de toutes les langues et de tous les siècles. […] Tu es d’un autre ciel et d’une autre langue, mais tu as apporté avec toi ton climat, ta langue et ton ciel !

230. (1890) L’avenir de la science « XV » pp. 296-320

Ce qu’on ne peut trop répéter, c’est que, par les langues, nous touchons le primitif. Les langues, en effet, ne se créent pas de procédés nouveaux, pas plus qu’elles ne se créent de racines nouvelles. […] Je suis convaincu, pour ma part, que la langue que parlèrent les premiers êtres pensants de la race sémitique différait très peu du type commun de toutes ces langues, tel qu’il se présente dans l’hébreu ou le syriaque. […] Les religions et les langues devraient être la première étude du psychologue. […] On ne peut dire que la loi du développement des langues sémitiques soit de la synthèse à l’analyse, comme cela a lieu dans les langues indo-germaniques.

231. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre VIII. La littérature et la vie politique » pp. 191-229

La langue littéraire s’élargit démesurément ; c’en est fait du purisme, cette espèce de pruderie grammaticale ! […] Un des reproches qu’on a faits à Mirabeau, c’est d’avoir introduit dans la langue des termes nouveaux. […] Quant à la langue écrite, elle s’élargit jusqu’aux extrêmes limites de la langue parlée. […] Pour la langue d’abord, c’est la fin du purisme qui régnait depuis Malherbe. […] Autant que la langue, la littérature porte les traces de l’expansion, de l’esprit démocratique.

232. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — V. — article » pp. 415-416

Quoique la plupart de ses Remarques soient devenues inutiles, par les progrès de la Langue, dont la perfection a été fixée dans les bons Ouvrages du Siecle de Louis XIV, elles peuvent encore être très-instructives, & ceux qui ont voulu écrire sur la Grammaire, l'ont regardé comme un Auteur fondamental. […] On ne peut, malgré cela, refuser à Vaugelas la gloire d'avoir été un des premiers qui aient donné, dans notre Langue, un Ouvrage écrit avec correction & pureté. […] A force de vouloir polir notre Langue, il est aisé de s'appercevoir qu'on l'a appauvrie & énervée.

233. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

On se persuade que faire autrement, c’est faire mieux, et on se laisse aller au plaisir de redire, dans une langue nouvelle, la pensée tour à tour si naïve et si raffinée, si gracieuse et si terrible, du poète gibelin. […] La poésie en langue vulgaire, qui commençait à fleurir en Italie, n’y avait pas encore obtenu l’estime qui lui était due ; goûtée des femmes et des jeunes gens, elle était peu prisée des théologiens et des doctes. […] C’est dans de tels passages que Dante justifie complètement le mot de Manzoni, qui dit de lui que, pour la langue italienne, il n’a pas été seulement le maître de la colère, mais celui du sourire. On sent la difficulté qu’il y a à rendre une telle langue dans la nôtre, et à traduire en étant clair et fidèle à la fois. […] [NdA] Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes, cours fait à la Faculté des lettres de Paris par M. 

234. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXII. »

Laissons ce privilège à qui, jeune, connut bien les langues du Nord. […] Nommé tard, et sans l’avoir demandé, professeur à la chaire de langues et d’histoire modernes fondée depuis 1723 à Cambridge, il ne fit pas même une première leçon, tout occupé qu’il était d’immenses études préparatoires, et retenu par cet embarras toujours croissant d’un début tardif. […] On sait aussi que nul poëte n’avait plus curieusement étudié sa langue, n’en connaissait mieux les filons natifs, le métal indigène et les types frappés de la main du génie. […] « Elles ont, dit-il, une beaucoup plus grande ressemblance avec les hymnes du poëte thébain qu’aucune œuvre du même genre, dans la langue anglaise, et probablement dans toute autre langue. […] « Elle est glacée la langue de Cadwalto qui faisait taire l’orageux océan ; le brave Urien dort sur sa couche de rocher.

235. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome II « Querelles générales, ou querelles sur de grands sujets. — Première Partie. Des Langues Françoise et Latine. — Les traductions. » pp. 125-144

« Substituer, dit-il, des mots françois à des mots d’une autre langue, c’est faire comme les écoliers qui commencent à traduire. » D’ailleurs, ajoute-t-il, qu’est-ce qui empêche qu’on ne soit à la fois élégant & siecle ? […] Ce qui fait, dit-il, que les grands poëtes de l’antiquité ont été traduits en vers avec beaucoup de succès chez nos voisins, & ridiculement chez les François, c’est la différence du génie des langues, La nôtre ne sçauroit se plier à rendre les petites choses ; à nommer, sans causer du dégoût (tant nous sommes des Sybarites dédaigneux & difficiles) les instrumens des travaux champêtres & des arts méchaniques. Point de mots, au contraire, qu’on ne puisse, à l’exemple des anciens, rendre avec une sorte de noblesse dans la langue de Dante, de Lopès de Véga & de Shakespear. […] En effet, que Racine ou Despréaux & le plus excellent prosateur du siècle passé eussent entrepris, à l’envi l’un de l’autre, de mettre en notre langue Virgile ou Horace, est-il douteux que les deux traductions ne se fussent balancées, & n’eussent un égal dégré de mérite, chacune dans son genre ? […] Mais on ne remplira jamais cette idée qu’autant qu’on aura soin de faire parler son auteur, comme il auroit parlé lui-même dans la langue du traducteur.

236. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre sixième »

Il résultait de ce mélange du bien et du mal, que, vers 1660, le goût du public était encore incertain, et que le siècle offrait le spectacle d’une nation saine au fond, où la langue de la prose était bonne et la langue poétique mauvaise et artificielle. […] Pour le poète, qu’a-t-il affaire de tous ces préceptes sur la langue, sur la rime, sur le travail ? […] Il imite les anciens, comme faisaient ceux qu’il appelle les plus vieux, en paraphrasant, dans une langue incertaine des pensées exprimées dans des langues parfaites153. […] Il y a encore imitation quand une langue imparfaite se guinde à traduire une » langue consommée. […] C’est parce que sa langue est au-dessous de celle d’Horace, qu’égale au contraire la langue de Boileau.

237. (1878) La poésie scientifique au XIXe siècle. Revue des deux mondes pp. 511-537

Ô langue des Français ! […] Le mauvais écrivain ne voit les choses que par à peu près et d’une manière vague : il n’est pas étonnant que la langue se refuse à ses demi-pensées. […] Il est bien vrai qu’au degré de complication et de rigueur où la science est arrivée, la formule de ses lois, qui n’admet plus d’à peu près, échappe au rythme et à la langue poétique. […] Sa langue si pure, si habile, si nuancée, quand il reste dans les sujets antiques ou dans ceux qui n’ont pas d’âge, ceux que fournit le cœur humain, éternel dans ses douleurs, dans ses passions et ses joies, cette même langue s’embarrasse et se trouble dès qu’elle touche à des idées scientifiques ou à des pensées modernes que le vers français n’était peut-être pas encore en état de soutenir et d’exprimer. […] La langue qu’il avait à sa disposition était presque entièrement formée à l’image de celle d’Athènes ou de Rome, saturée d’images antiques, encombrée de mythologie.

238. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 541-542

Et ne seroit-ce que par l’obscurité qu’on pourroit prétendre à la gloire de bien écrire dans une Langue dont les plus célebres Ecrivains ont fait de la clarté leur objet principal ? […] L’inversion ne constitue pas le génie d’une Langue, moins encore de la Latine, qui a une plus grande liberté à cet égard que toute autre. […] La Langue Latine comporte, il est vrai, un peu plus cette figure que la nôtre ; mais il est aussi vrai de dire que la vigueur du raisonnement, l’élévation des pensées, l’étendue de littérature, la solidité de morale, répandues dans tous ses Discours, le dispensoient de ces petites ressources pour plaire, instruire, intéresser.

239. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre dixième. Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. »

Or, une vraie langue est une langue dans laquelle on pense avant même de parler, et on ne pense que dans une langue qu’on s’est assimilée dès l’enfance, qui a une littérature, un style propre, quelque chose de national dont vous vous êtes pénétré. Une langue, comme on l’a dit, ne se constitue que d’idiotismes : idiotismes de mots, idiotismes de locutions, idiotismes de tournures. […] Notre langue contemporaine n’a pris son éclat qu’en passant par la « flamme des poètes ». Mettez au commencement du siècle une littérature de purs savants, pondérée, exacte, logique, et la langue, affaiblie par trois cents ans d’usage classique, restait un outil émoussé, sans vigueur. « Il fallait une génération de poètes lyriques pour faire de la langue un instrument large, souple et brillant. […] Elle a besoin d’une langue riche et souple, capable de tous les tons et de tous les accents.

240. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre I. Querelle des Anciens et des Modernes »

Il se fit de gros volumes pour et contre l’emploi des deux langues, et là encore la question tendit à se généraliser : on se mit à comparer le latin et le français, à en débattre les mérites respectifs, la capacité et l’illustration448. […] Discours imprimé dans l’édit. in-8 du Clovis de 1673 ; Comparaison de la langue et de la poésie française, in-12, 1670 ; la Défense du poème héroïque, in-4, 1674 ; la Défense de la poésie et de la langue française, in-8, 1675. […] Charpentier, Défense de la langue française, pour l’inscription d’un arc de triomphe, in-12, 1676 ; le P. […] Charpentier, De l’excellence de la langue française, 1683, 2 vol. in-12.

241. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — P — Du Plessys, Maurice (1864-1924) »

L’éloquence est l’une des vertus de ce poète, qui s’y applique avec la conviction qu’écrire bien dans sa langue est encore la meilleure manière de penser juste. […] Comment saurait-il y avoir des idées véridiques exprimées dans une langue fausse ? Comment une langue véridique saurait-elle masquer l’Erreur ?

242. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XX. Le Dante, poëte lyrique. »

Quand la poésie lyrique s’est-elle réveillée dans le midi de l’Europe, en dehors de la langue et de l’Église romaines ? […] Maître à la fois de l’Allemagne, du royaume de Naples et de la Sicile, savant lui-même dans les langues anciennes et dans l’arabe, curieux d’Aristote comme d’Averroès, il fondait à Palerme une académie pour la langue vulgaire ; il y inscrivait et lui-même et ses deux fils, Enze et Mainfroy, tous deux faisant des vers, sans que le génie politique du dernier fût moins perfide et moins cruel. […] À peine la langue italienne, sortant toute vive des ruines de l’idiome romain, fut-elle balbutiée par des chanteurs vulgaires, que toutes les affectations de la pensée, toutes les fadeurs de la fausse passion, vinrent gâter l’art des vers : il semblait que la scolastique pesât même sur l’amour. […] Comme il parle de tout ce qu’il sait, et qu’il n’a point nommé Pindare, Eschyle ni Sophocle, je croirais que, peu versé dans leur langue, de la poésie grecque il ne connaissait guère qu’Homère, le poëte souverain. […] Ici viennent à nous encore, comme des précurseurs du Dante, ou du moins comme des initiateurs de la langue qu’allait parler son génie, ces poëtes franciscains dont un rare talent de nos jours, un éloquent érudit, a retrouvé d’heureux échos.

243. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « JULES LEFÈVRE. Confidences, poésies, 1833. » pp. 249-261

Jules Lefèvre, méditant ses poëmes du Parricide et du Clocher de Saint-Marc, s’appliquait aux langues, aux littératures étrangères ; tout ce qu’il y a de poëtes anglais, allemands, italiens et espagnols, lui devenait familier ; il ne s’en tenait pas aux illustres, il s’inquiétait même des plus obscurs et des plus oubliés, comme M. […] Cette multitude d’épigraphes en six ou sept langues, ces expressions empruntées an vocabulaire des diverses sciences, ces fragments d’un grand poëme didactique qui devait s’intituler l’Univers, tout ce luxe d’astronomie, de botanique, d’étymologies grecques, attestent surabondamment les recherches et les fouilles que le poëte a entreprises en mille points. […] Si je me suis cherché des échos dans plusieurs langues, pour me donner la singulière consolation de voir que l’on souffrait partout, il me semble qu’il y aurait de la dureté à m’en faire un reproche. […] Je trouve encore l’escarre du chagrin, l’anévrisme des larmes, un culte qu’on galvaude, égruger le reste de mes jours ; la ration de fiel dont vous gorges mes jours ; un nom perdu, trahi, trimballé dans la boue ; toutes les limites de la langue, du goût, de l’art, et de la douleur exprimable, sont franchies. […] Sir Lionel se plaint de la difficulté qu’il éprouve à manier le français, quoique ce soit sa langue maternelle (Lionel, né en France, a été élevé et naturalisé en Angleterre).

244. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XV. De l’imagination des Anglais dans leurs poésies et leurs romans » pp. 307-323

Mais n’est-ce point assez de savoir parler la langue des affections profondes ; faut-il attacher beaucoup de prix à tout le reste ? […] Rien ne fait éprouver une plus douce sensation que de rentrer par la lecture dans le cours habituel de ses rêveries : et si l’on veut se rappeler les morceaux qu’on aime dans les divers écrits de toutes les langues, on verra qu’ils ont presque tous un même caractère d’élévation et de mélancolie. […] La langue anglaise, quoiqu’elle ne soit pas aussi harmonieuse à l’oreille que les langues du Midi, a, par l’énergie de sa prononciation, de très grands avantages pour la poésie : tous les mots fortement accentués ont de l’effet sur l’âme, parce qu’ils semblent partir d’une impression vive ; la langue française exclut en poésie une foule de termes simples, qu’on doit trouver nobles en anglais par la manière dont ils sont articulés. […] Les poètes anglais abusent souvent néanmoins de toutes les facilités que leur accordent, et leur langue et le génie de leur nation.

245. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Agrippa d’Aubigné »

Corneille et d’Aubigné font des choses différentes, mais ce sont des esprits de même race, qui diffèrent bien plus par la forme, par la langue, par l’heure de la langue qu’ils parlent, que par le fond de la pensée. […] il y en a,) dans lequel elles roulent ; il faut les arracher à la glu d’une langue en voie de formation et encore empâtée, qui les empêche de s’envoler. […] je ne suis pas de ceux-là qui prétendent que la langue française commence aux Provinciales, — opinion ridicule de Villemain, cet eunuque littéraire opéré par le Goût, — quand, avant Pascal, on avait Rabelais d’abord, ce mastodonte, émergé radieusement du chaos dans le bleu d’un monde naissant, puis, après Rabelais, — qui suffisait seul, — Ronsard, Régnier, Racan et d’Aubigné lui-même. Mais il est nonobstant certain que ces grandes articulations d’écrivains se meuvaient dans le milieu d’une langue contre laquelle ils avaient plus à faire pour montrer du génie que leurs descendants, fils d’une langue plus achevée et d’un milieu plus lumineux.

246. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre II. Lois de la renaissance et de l’effacement des images » pp. 129-161

. — Souvenir d’une langue apprise dans l’enfance et ensuite oubliée. — Souvenir automatique d’une série de sons machinalement écoutés. — Il est probable que toute sensation éprouvée garde une aptitude indéfinie à renaître. […] « Une fille fut saisie d’une fièvre dangereuse, et, dans le paroxysme de son délire, on observa qu’elle parlait une langue étrangère que, pendant un certain temps, personne ne comprit. […] Tout le monde sait qu’on oublie beaucoup de mots d’une langue lorsqu’on cesse pendant plusieurs années de la lire ou de la parler. […] Bientôt il ressentit une attaque d’apoplexie légère, suivie de la perte de la mémoire des mots, puis de la langue française. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il se rappelait très bien la langue piémontaise.

247. (1890) L’avenir de la science « VIII » p. 200

La langue ancienne en était venue, aux époques philologiques, à former un idiome savant, qui exigeait une étude particulière, à peu près comme la langue littérale des Orientaux, et il ne faut pas s’étonner que les modernes se permettent de censurer parfois les interprétations des philologues anciens ; car ils n’étaient guère plus compétents que nous pour la théorie scientifique de leur propre langue, et nous avons incontestablement des moyens herméneutiques qu’ils n’avaient pas 77. Les anciens en effet ne savaient guère que leur propre langue, et de cette langue que la forme classique et arrêtée. […] Il consacre la troisième partie de l’Opus majus à l’utilité de l’étude des langues anciennes (grec, arabe, hébreu) et porte en ce sujet délicat la plus parfaite justesse de vues. L’étude des langues n’est plus pour lui un moyen pour exercer le métier d’interprète ou de traducteur, comme cela avait lieu presque toujours au Moyen Âge ; c’est un instrument de critique littéraire et scientifique. […] Comte prophétise a priori que l’étude comparée des langues amènera à en reconnaître l’unité comme fait historique, car, dit-il, chaque espèce d’animal n’a qu’un cri.

248. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1858 » pp. 225-262

6 mai La langue javanaise, la langue argotique de toutes les impures de Paris, — le croirait-on, — a été inventée à Saint-Denis, par les pensionnaires pour se cacher des sous-maîtresses. […] Ainsi, par exemple : Je vais bien, se dit : « Je de gue vais dai gai bien den gen. » Une langue impossible, martelée de sonorités de diphtongues, et qui vous passe contre l’oreille comme une brosse dure. […] Après tant de grâces maigres, tant de petites figures tristes, préoccupées, avec des nuages de saisie sur le front, toujours songeuses et enfoncées dans l’enfantement de la carotte ; après tous ces bagous de seconde main, ces chanterelles de perroquets, cette pauvre misérable langue argotique et malsaine, piquée dans les miettes de l’atelier et du Tintamarre ; après ces petites créatures grinchues et susceptibles, cette santé de peuple, cette bonne humeur de peuple, cette langue de peuple, cette force, cette cordialité, cette exubérance de contentement épanoui et dru, ce cœur qui apparaît là-dedans, avec de grosses formes et une brutalité attendrie : tout en cette femme m’agrée comme une solide et simple nourriture de ferme, après les dîners de gargotes à trente-deux sous. Et pour porter un torse flamand, elle a gardé les jambes fines d’une Diane d’Allegrain, et le pied aux doigts longs d’une statue, et des genoux d’un modelage… Puis l’homme a besoin de dépenser, à certaines heures, des grossièretés de langue, et surtout l’homme de lettres, le brasseur de nuages, en qui la matière opprimée par le cerveau, se venge parfois. […] * * * — Personne n’a remarqué, et cependant cela saute aux yeux et aux oreilles, combien la langue de Napoléon Ier, cette langue par petites phrases de commandement, la langue conservée par Las Cases dans le Mémorial de Sainte-Hélène, et encore mieux dans les Entretiens de Roederer, a été prise et mise par Balzac dans la bouche de ses types militaires, gouvernementaux, humanitaires, depuis les tirades de ses hommes d’Etat jusqu’aux tirades de Vautrin.

249. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXIV » pp. 251-258

. — Mots qu’elle élimine de la langue. […] C’est qu’il venait de se faire un changement dans la langue, c’est que l’usage de la bonne compagnie en avait récemment banni nombre de mots et de locutions auxquelles il avait fait donner un nom distinctif qui en marquât la réprobation. […] c’est qu’il était mécontent de les voir éliminés de la langue. La bonne compagnie avait donc exercé sur la langue une autorité à laquelle l’autorité de Molière n’avait pu la soustraire.

250. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 31, que le jugement du public ne se retracte point, et qu’il se perfectionne toujours » pp. 422-431

Je dis donc en premier lieu, que le public se trompe quelquefois lorsque trop épris du mérite des productions nouvelles qui le touchent et qui lui plaisent, il décide en usurpant mal à propos les droits de la postérité, que ces productions sont du même genre que ceux des ouvrages des grecs ou des romains, qu’on appelle vulgairement des ouvrages consacrez, et que ses contemporains leurs auteurs, seront toujours les premiers poetes de leur langue. […] Il est vrai que le langage de Ronsard n’est pas du françois ; mais on ne pensoit pas alors qu’il fût possible d’écrire à la fois poetiquement et correctement dans notre langue. D’ailleurs des poesies en langue vulgaire, sont aussi necessaires aux nations polies que ces premieres commoditez qu’un luxe naissant met en usage. […] Chaque peuple en a bien une particuliere des bons livres écrits en sa langue, mais il en est une commune à toutes les nations.

251. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre huitième »

. — Genre de vérités ; beautés de la langue et du style de Montesquieu. […] Tous les deux gâtent la langue du dix-septième siècle, l’un en la surchargeant, l’autre en l’énervant. […] Voltaire a raison de compter Montesquieu parmi les auteurs du dix-septième siècle ; il y est né en effet, et il en a retenu la langue. […] Le style, c’est proprement ce qui est personnel à l’écrivain dans la langue commune. […] Il y a dans cette langue la part du mystère, de la satire voilée, de l’ironie détournée.

252. (1874) Premiers lundis. Tome II « Loève-Veimars. Le Népenthès, contes, nouvelles et critiques »

Dites que cette littérature est ignorante, sans critique, se jetant à l’étourdie à travers tout, pleine de méprises, de quiproquo et de bévues que personne ne relève, ne prenant les choses et les hommes graves du passé que dans un caprice du moment, s’en faisant une contenance, un trait de couleur, un sujet de charmante et folle fantaisie ; et quand il s’agit d’être érudite, l’étant d’une érudition d’hier, toute de parade, soufflée et flatueuse ; et voilà qu’on peut vous nommer, même dans les jeunes, des esprits patients, analytiques, circonspects, en quête de l’antique et lointaine érudition, de celle à laquelle on n’arrive qu’à travers les langues, les années et les préparations silencieuses d’un régime de Port-Royal. […] Sachant bien plusieurs langues, rompu aux littératures étrangères dont, le premier, il a produit parmi nous de fantastiques chefs-d’œuvre, habile à se souvenir et à démasquer les larcins, s’inspirant lui-même de ses lectures et l’avouant, laborieux au logis, ingénieux et facile à tout dire, propre à tout, ne se faisant guère d’illusion, croyant peu, capable d’admirer le passé, quoique d’une érudition trop spirituelle pour être constamment révérente, et avec cela toujours maître de sa plume, l’arrêtant, la dirigeant à volonté, un peu recherché et joli par endroits, comme quand l’esprit domine, il a gardé quelque chose de très français à travers son premier bagage d’outre-Rhin et a aiguisé sa finesse au milieu des génies allemands qui avaient ou n’avaient pas de fil : qu’on se souvienne en effet qu’il a passé par Vandervelde avant de donner la main à M.  […] Loève-Veimars entre autres choses, c’est qu’il sait à merveille la langue, qu’il en observe les tours, le mouvement, le génie ; qu’il l’a étudiée dans ses différentes phases, dans ses sources larges et volontiers secrètes, dans ses curiosités et jusqu’en ses coquetteries légitimes. Il emploie les mots selon leurs acceptions précises et distinctes, il sait être piquant, sans les violenter, sans pincer jusqu’au sang cette pauvre langue, sans la chatouiller à la plante des pieds, comme le héros d’un roman nouveau14 fait à sa maîtresse ; la pauvre langue et la maîtresse expirent de la sorte en des rires et des ébats convulsifs.

253. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « M. RODOLPHE TÖPFFER » pp. 211-255

Toute la Suisse française est dans ce cas ; ancien pays roman qui s’est dégagé comme il a pu de la langue intermédiaire du moyen âge, et qui, au XVIe siècle, a élevé sa voix aussi haut que nous-mêmes dans les controverses plus ou moins éloquentes d’alors. […] Töpffer l’avaient initié, en effet, à la langue du XVIe siècle, qui est, en quelque sorte, plus voisine à Genève qu’ici même, j’ai déjà tâché de le faire comprendre. Ce goût d’enfance pour la langue d’Amyot, que Rousseau, si travaillé pourtant, avait aussi, rendit plus tard M. […] Töpffer, et qui semblent appartenir à notre vieille langue surannée ? […] Je ne vois que des individus épars, une écume de toute parts bouillonnante, et quelquefois très-brillante en se brisant, qu’on appelle langue, et des pirates intitulés littérateurs qui font la course.

254. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VIII. Les écrivains qu’on ne comprend pas » pp. 90-110

Le talent, notre auteur le définit : « pouvoir de réduire un tempérament original aux lois générales de l’art, au génie permanent de la langue ». […] Et le génie permanent de la langue ? […] Elle est si riche, si expressive, si pittoresque, la langue des arts et métiers !  […] L’opposition des deux parlers, malgré une langue unique, n’en sera pas moins forte, apparemment. […] Ils ne sont pas assez niais pour imaginer qu’on aiguille à son gré l’évolution des organismes que sont une littérature, une langue, une nation.

255. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Table des chapitres et des paragraphes. Contenus dans ce second Volume. » pp. -

Des Livres nécessaires pour l’étude de la Langue françoise. […] Des Dictionnaires de la Langue françoise, 285 §.  […] Des observations sur la langue, 296 §. 

256. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre I. La critique » pp. 45-80

Son Problème du Style, ses Épilogues, qu’ont une force durable, sa Culture des Idées, son Esthétique de la Langue Française ont des grâces saines, un aspect de vérité riante qu’on n’a pas coutume de rencontrer en de tels sujets. […] Ernest-Charles est admirable c’est lorsqu’il parle de la langue française et lorsqu’il découvre une œuvre étrangère proclamant la précellence de notre langue, lorsqu’il combat le style trop hâtif. […] Mais c’est un critique qui sait ce dont il parle, qui connaît sa langue et l’histoire de sa langue, qui a du bon sens, et une conscience très haute de sa beauté, de son influence civilisatrice, et qui se lamente à regarder l’anarchie actuelle, la décadence prochaine. […] Il a, de plus, un souci très judicieux et très passionné de notre langue. […] Tout l’art du critique doit tendre à distinguer ce qui est conforme au génie d’une langue et non à suivre le goût public ou la mode.

257. (1769) Les deux âges du goût et du génie français sous Louis XIV et sous Louis XV pp. -532

On commença aussi à versifier en Langue Romance, langage barbare qui ne semblait guere présager la Langue des Quinaut & des Racine. […] Jusqu’alors elle n’en avait pas dans notre Langue. […] Il fallait trop de génie pour suppléer aux défectuosités de notre Langue. […] Le génie de chaque langue & de chaque nation differe. […] Il ne croyait pas que notre Langue pût s’y prêter.

258. (1846) Études de littérature ancienne et étrangère

Il efféminait la langue énergique des Romains. […] Sa traduction est un monument de la langue française. […] Puis, à côté de ce trésor d’élégance indigène, une langue plus savante s’était formée, langue un peu prétentieuse et roide, mais abondante, énergique et claire. […] On y sent l’inspiration de Fairfax et de Spenser, et un effort souvent habile pour transporter dans une langue du Nord quelque chose de la douceur et du charme de la langue italienne. […] Mais son ambition poétique était de polir sa langue maternelle, et d’être un jour, dans cette langue, l’interprète des pensées de ses concitoyens.

259. (1856) Cours familier de littérature. II « Xe entretien » pp. 217-327

Les langues elles-mêmes, du moment qu’on ne les écrit plus, s’évanouissent avec une promptitude qui tient du prodige. […] Or, une nation obligée de se rapetisser et de se taire pour vivre perd bientôt sa langue avec ses idées. […] On ne voulait plus ni lire, ni écrire, ni parler la langue des proscripteurs de leur propre génie. Un phénomène très inattendu sauva la littérature et la langue de cette proscription par le dégoût. […] il ne nous dit que des demi-mots, mais il les disait dans une langue de feu.

260. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Instruction générale sur l’exécution du plan d’études des lycées, adressée à MM. les recteurs, par M. Fortoul, ministre de l’Instruction publique » pp. 271-288

Arago soutenait une thèse, celle des sciences contre les langues anciennes savantes : tant qu’il parlait science il avait raison, et il ne devenait choquant que lorsqu’il attaquait à outrance ce qu’il eût suffi de circonscrire et de limiter. […] Or la coutume qui prévaut d’avoir des écoles où, de nos jours, l’on enseigne indistinctement à tous nos enfants les langues grecque et latine, je ne la considère pas sous un autre point de vue que comme le chapeau sous le bras de la moderne littérature. […] Bientôt l’accès en est devenu facile aux commençants eux-mêmes, par la découverte de cette nomenclature précise comme l’algèbre, pure et sonore comme une langue antique, qu’on aime à entendre appeler la nomenclature française. […] Lorsque presque tous les livres en Europe étaient écrits en cette langue, l’étude en était essentielle dans tout système d’éducation ; mais maintenant on en a rarement besoin si ce n’est comme luxe et agrément, puisqu’il a partout cédé la place, comme véhicule de pensée et de connaissances, à quelqu’une des langues modernes. » — Franklin est un homme qui a tant de perspicacité et qui est tellement doué de l’instinct et du sentiment des temps modernes, que j’ai cru que son opinion, même paradoxale, méritait d’être rappelée avec toutes ses variantes et dans toute son étendue. […] Pour arriver à elle, qui régnait encore et à Constantinople et à Rome, il fallait savoir le grec et le latin ; ces deux langues étaient donc la base de toute science, le chemin obligatoire par où l’on devait passer pour arriver de l’ignorance au savoir, de la barbarie à la civilisation.

261. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre I. Les mémoires »

Le tempérament domine dans Estienne207, le savant auteur de l’incomparable Thésaurus de la langue grecque. Huguenot, helléniste, gaulois et bourgeois, ami des bons contes, et passionné pour la langue française, entre ses continuels voyages et ses travaux philologiques, il trouva le temps d’écrire de mordants et spirituels traités, avec une verve et une verdeur de style fort remarquables. […] Par ses piquants et fort sensés Dialogues du langage françois italianisé, Estienne se place parmi les ouvriers de la première heure, qui préparèrent la perfection de la langue classique. […] Histoire et archéologie historique, origines de la monarchie, des institutions, de la langue, de la littérature, actualités historiques et littéraires, tout cela, plus ou moins négligemment classé et distribué, c’est la matière des Recherches et des Lettres. […] Il a conté sa rude vie, avec quelque précaution aux endroits scabreux, très avisé dans son apparente brusquerie, et bien maître de sa langue pour ne rien dire à, son désavantage : du côté de l’ambition et de l’intrigue, il s’est fait un peu plus candide que de raison.

262. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Police générale d’une Université et police, particulière d’un collège. » pp. 521-532

Ce règlement de police diminuera successivement le nombre des élèves, depuis la première classe jusqu’à la dernière, la classe des langues anciennes où se fabriquent les poètes et les orateurs ; et tant mieux. […] C’est assez l’usage ici de faire doubler la troisième classe de l’étude des langues et la classe de rhétorique. […] Dans nos écoles où l’on n’enseigne pendant cinq ou six ans de suite que les langues anciennes, trois ou quatre élèves supérieurs éteignent toute émulation dans les autres. […] On encourage par des prix les habitants des contrées instruites à l’étude de la langue russe. On propose tant, à celui qui se rendra à Moscou ou à Pétersbourg avec une connaissance suffisante de la langue russe pour montrer la géométrie ; tant, à celui qui, pourvu de la même langue, sera en état de professer ou la médecine, ou la jurisprudence, ou les beaux-arts ; et tenez pour certain que si ces invitations sont constamment réitérées et ces promesses fidèlement tenues, elles produiront leur effet.

263. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « L’empire russe depuis le congrès de vienne »

L’aristocratie de Saint-Pétersbourg, qui s’est faite européenne aussi pour des motifs moins élevés que ceux du czar Pierre, cette aristocratie qui n’est pas plus Russe que Catherine, qui était Allemande, qu’Alexandre et Nicolas eux-mêmes, lesquels, à travers la langue officielle de leurs ukases, apparaissent comme des princes fort distingués, mais entièrement européens de mœurs, de connaissances et de génie ; l’aristocratie de Saint-Pétersbourg n’est pas plus une société que des régiments de Cosaques ne sont un peuple. […] Copistes qui par vanité ont la prétention d’être originaux, ils achètent nos tableaux, nos acteurs, nos modes, nos livres, notre langue, ils reproduisent notre corruption, et, pour ne pas manquer toutes les nuances de la copie, ils en font souvent une caricature. […] Et cela est si vrai que les compositions traduites par Chopin ressemblent elles-mêmes à des nouvelles qu’on aurait traduites en russe, et qui auraient été primitivement écrites en français, en anglais, ou en allemand, dans une des trois langues littéraires de l’Europe. […] Lermontoff et Pouchkine sont des littérateurs français, mis au piquet dans la langue russe, et qui s’impatientent peut-être — comme la chèvre — contre la corde qui les y retient. […] Politiquement, il n’y a point de peuple, ni pour le présent ni pour l’avenir, chez lequel l’aristocratie parle une langue étrangère, et, socialement, il n’y a à Saint-Pétersbourg que des Kalmouks sans originalité.

264. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Quatrième faculté d’une Université. Faculté de théologie » pp. 511-518

La connaissance de la langue latine lui est indispensable ; celle de la langue grecque lui est encore moins nécessaire qu’au médecin. Pour l’hébreu ou la langue des livres saints, c’est un instrument du métier. Il faut donc instituer deux chaires d’hébreu, une pour l’enseignement de la langue, une autre pour l’explication littérale du texte original. […] Deux professeurs en Écriture sainte traiteront, en langue vulgaire ou latine, de l’authenticité et de l’inspiration des livres saints et du canon des Écritures.

265. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXV. Des éloges des gens de lettres et des savants. De quelques auteurs du seizième siècle qui en ont écrit parmi nous. »

La physique, l’histoire naturelle, les langues, les médailles, les monuments, l’histoire, les arts, il avait tout embrassé, et avait des connaissances sur tout. […] Il y en eut, dit-on, en quarante idiomes, ou langues différentes. […] Dès le seizième siècle nous eûmes des éloges des savants, mais écrits en latin : c’était alors, comme nous l’avons déjà vu, la langue universelle des arts. […] On aurait cru déroger, en parlant une langue qui n’avait pas deux mille ans d’antiquité ; d’ailleurs, il fallait bien mettre un grand prix à ce qu’on avait étudié toute sa vie ; et ceux qui aspiraient à la renommée, ou qui avaient l’orgueil plus grand de la donner aux autres, se croyaient sûrs d’être immortels, parce que Cicéron, Démosthène et Tacite l’étaient. […] Des savants dans les langues, tels qu’Adrien Turnèbe, un des critiques les plus éclairés de son siècle, Guillaume Budé, qu’Érasme nommait le prodige de la France, et dont il eut la faiblesse ou l’orgueil d’être jaloux, qui passait pour écrire en grec à Paris comme on eût écrit à Athènes, et qui, malgré ce tort ou ce mérite, fut ambassadeur, maître des requêtes et prévôt des marchands ; Longueil, aussi éloquent en latin que les Bembe et les Sadolet, et mort à trente-deux ans, comme un voyageur tranquille qui annonce son départ à ses amis ; Robert et Henri Étienne, qui ne se bornaient pas, dans leur commerce, à trafiquer des pensées des hommes, mais qui instruisaient eux-mêmes leur siècle ; Muret exilé de France, et comblé d’honneurs en Italie ; Jules Scaliger, qui, descendu d’une famille de souverain, exerça la médecine, embrassa toutes les sciences, fut naturaliste, physicien, poète et orateur, et soutint plusieurs démêlés avec ce célèbre Cardan, tour à tour philosophe hardi et superstitieux imbécile ; Joseph Scaliger sort fils, qui fut distingué de son père, comme l’érudition l’est du génie ; et ce Ramus, condamne par arrêt du parlement, parce qu’il avait le courage et l’esprit de ne pas penser comme Aristote, et assassiné à la Saint-Barthélemi, parce qu’il était célèbre, et que ses ennemis ou ses rivaux ne l’étaient pas.

266. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Heredia, José Maria de (1842-1905) »

Théophile Gautier José-Maria de Heredia que son nom espagnol n’empêche pas de tourner de très beaux sonnets en notre langue. […] Il y a là comme une gageure, et elle est toujours gagnée ; il y a là comme un parti pris de montrer que notre « gueuse fière », c’est à savoir la langue française, est capable, pour qui connaît ses ressources, des richesses de couleur et des richesses de sonorité les plus rares et les plus abondantes que jamais langue colorée et langue sonore ait pu étaler ; et ce parti pris, je suis enchanté que M. de Heredia ait montré par le succès qu’on pouvait le prendre.

267. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Jean-Jacques Rousseau »

La langue n’était pas faite. […] Pour discuter, il fallut un règlement… D’abord, et pour discuter le règlement, il fallait une langue. […] S’ils commencèrent par la langue, il leur fallut un règlement pour commencer la discussion ; et s’ils commencèrent par le règlement, il leur fallut une langue pour en discuter les articles.

268. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VIII »

C’était un connaisseur hors ligne de la langue allemande et surtout de son ancienne poésie. […] La langue, la versification, le système de composition sont dans chacune différents. […] Examinons donc en toute liberté d’esprit la langue, et l’équilibre entre la langue et la musique dans Tristan. […] Nous trouvons une langue très différente de celle que nous rencontrons dans n’importe laquelle des parties du Ring. […] J’ai dit combien la langue était souvent précisa et tranchante dans Tristan.

269. (1854) Nouveaux portraits littéraires. Tome I pp. 1-402

Béranger n’a étudié ni les langues anciennes, ni les langues de l’Europe moderne ; il ne connaît que la langue dont il se sert, et cette condition, assez rare parmi les écrivains de tous les temps, en limitant nécessairement le nombre de ses lectures, en les renfermant dans un cercle particulier, a donné à son esprit une direction originale. […] Si M. de Lamartine n’eût pas joué imprudemment avec la langue de la science et se fût contenté de la langue poétique, je n’aurais pour cette harmonie que des éloges, et je serais heureux de les prodiguer. […] Si les personnages ne vivent pas, ils parlent une langue pleine de grandeur et d’énergie. […] Hugo gouvernait la langue comme un écuyer son cheval ? […] Hugo n’a manié plus habilement les ressources de notre langue.

270. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Nouveaux voyages en zigzag, par Töpffer. (1853.) » pp. 413-430

La langue de Töpffer est à lui, et il le sait. […] La Suisse, dans ses creux de vallées et ses plis de terrain, a gardé trace et souche de bien des langues. […] Mais traversée en bien des sens et formée d’une population mi-partie française, italienne et germanique, Genève aurait fort à faire pour garder une langue pure. […] Je ne suis moi, qu’un Genevois, et l’harmonie, la noblesse, la propriété ornée, la riche simplicité des grands maîtres de la langue, pour autant que je sais l’apprécier, me transporte de respect, d’admiration et de plaisir. […] C’est ainsi qu’on écrit dans les littératures qui n’ont point de capitale, de quartier général classique ni d’Académie ; c’est ainsi qu’un Allemand, qu’un Américain ou même un Anglais use à son gré de sa langue.

271. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par M. Prosper Blanchemain, 1 vol. petit in-8°, Paris, Auguste Aubry, 1856. Étude sur Ronsard, considéré comme imitateur d’Homère et de Pindare, par M. Eugène Gandar, ancien membre de l’École française d’Athènes, 1 vol. in-8°, Metz, 1854. — II » pp. 76-92

Henri Estienne et Amyot, eux, gens du métier, lisaient Homère à livre ouvert quand ils le voulaient, et leur belle et bonne langue en a profité comme de toute la Grèce ; Amyot même a cela de particulier que, sans le savoir, il a donné un air homérique à Plutarque, et il le fait parler un peu comme Nestor. […] Enfin, il manquait surtout un Virgile, c’est-à-dire ce génie à la fois imitateur, inventif et composite, qui, venu à l’heure de la maturité d’une langue et de la domination universelle d’un peuple, fond et combine toutes choses, souvenirs, traditions et espérances, avec un art intérieur accompli, dans un sentiment présent et élevé. […] Le poète lyrique du xvie  siècle chercha aussi, comme l’ancien Thébain, à enchaîner ses rythmes à la musique, et à leur donner ces ailes qui font courir une parole chantante sur les lèvres des hommes : mais il eut beau s’efforcer, sa tentative interrompue, son échafaudage ne sert qu’à marquer sa ruine et à mieux faire mesurer l’infinie distance qu’il y a entre cette ode publique chantée et presque jouée de Pindare, et cette emphase moderne toute métaphorique, plus apparente ici dans une langue roide, neuve, et tout exprès fabriquée. […] Dans le détail je le trouve plus approchant de Virgile, ou, pour mieux dire, d’Homère, que pas un des poètes que nous connaissons ; et je ne doute point que, s’il fût né dans un temps où la langue eût été plus achevée et plus réglée, il n’eût pour ce détail emporté l’avantage sur tous ceux qui font ou feront jamais des vers en notre langue. […] D’où vient cette servile et désagréable imitation des anciens que chacun remarque dans ses ouvrages, jusques à vouloir introduire dans tout ce qu’il faisait en notre langue tous ces noms des déités grecques, qui passent au peuple, pour qui est faite la poésie, pour autant de galimatias, de barbarismes et de paroles de grimoire, avec d’autant plus de blâme pour lui, qu’en plusieurs endroits il déclame contre ceux qui font des vers en langue étrangère, comme si les siens, en ce particulier, n’étaient pas étrangers et inintelligibles.

272. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire de la littérature française à l’étranger pendant le xviiie  siècle, par M. A. Sayous » pp. 130-145

L’émigré, homme de cour, continue d’écrire dans la langue élégante qui était en usage et à la mode au moment de sa sortie. […] Ces illustres étrangers qui choisissent le français pour leur langue littéraire, même sans être jamais venus en France ni à Paris, sont assez nombreux au xviiie  siècle. Notre langue avait fait la conquête de l’Europe du nord et même d’une partie du Midi. […] Enfin, il faut bien en convenir, il y a des étrangers qui écrivent en français du même droit que nous et sans être Français, tout simplement parce que c’est leur langue propre et maternelle. L’Empire français ne comprend pas exactement et rigoureusement tous les pays de langue française ; il y a des bords qui dépassent, des coins et des contours qui échappent et qui ont toujours échappé.

273. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre quatrième. Les conditions physiques des événements moraux — Chapitre II. Rapports des fonctions des centres nerveux et des événements moraux » pp. 317-336

Pour les sens et l’imagination, la sensation, la perception, bref la pensée n’est qu’une vibration des cellules cérébrales, une danse de molécules ; mais la pensée n’est telle que pour les sens et l’imagination ; en elle-même, elle est autre chose, elle ne se définit que par ses éléments propres, et, si elle revêt l’apparence physiologique, c’est qu’on la traduit dans une langue étrangère, où forcément elle revêt un caractère qui n’est pas le sien. […] Supposez un livre écrit dans une langue originelle et muni d’une traduction interlinéaire ; le livre est la nature, la langue originale est l’événement moral, la traduction interlinéaire est l’événement physique, et l’ordre des chapitres est l’ordre des êtres. — Au commencement du livre, la traduction est imprimée en caractères très lisibles et tous bien nets. […] À la fin, surtout au dernier chapitre, l’impression devient indéchiffrable ; cependant quantité d’indices montrent que c’est toujours la même langue et le même livre. — Tout au rebours pour le texte original. […] Tel est le livre que les philosophes tâchent d’entendre ; devant le barbouillage final de la première écriture, et devant les lacunes énormes de la seconde, ils s’arrêtent embarrassés, et chacun d’eux décide, non d’après les faits constatés, mais d’après les habitudes de son esprit et les besoins de son cœur. — Les savants proprement dits, les physiciens, les physiologistes, qui ont commencé le livre par le commencement, disent qu’il n’y a là qu’une langue, celle de l’écriture interlinéaire, et que l’autre se ramène à celle-ci ; supposition énorme, puisque les deux langues sont tout à fait différentes. — Les moralistes, les psychologues, les esprits religieux qui ont commencé le livre par la fin et sont pourtant forcés d’avouer que le gros de l’ouvrage est écrit dans un autre idiome, trouvent un mystère inexplicable dans cet assemblage de deux langues, et disent communément qu’il y a là deux livres juxtaposés et bout à bout.

274. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre II. Marche progressive de l’esprit humain » pp. 41-66

Les conquêtes d’Alexandre furent un torrent qui ne fit que passer ; toutefois elles répandirent au loin la connaissance de la langue grecque, destinée à servir d’organe aux premiers apôtres de la vérité, aux premiers martyrs de la foi chrétienne, comme elle avait servi auparavant à préparer, par la culture des lettres, et par des doctrines morales, un grand nombre de nations barbares à recevoir la semence de la parole. Non seulement la Providence avait pris soin de rassembler les peuples sous une même domination, et de les réunir dans les liens d’une même langue, elle avait pris bien d’autres précautions pour que la Bonne nouvelle fût plus universellement accueillie. […] Et c’est encore la Providence de Dieu qui nous a donné cette langue dont tous les caractères affectent l’universalité. […] L’Angleterre, au reste, ne pouvait s’arroger les prérogatives de la France, car le signe de la domination ne lui avait pas été accordé ; je veux dire notre langue, qui est la langue européenne. […] Il manquait aussi à l’Espagne la magistrature de la langue.

275. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre I. Les origines. — Chapitre II. Les Normands. » pp. 72-164

Les grosses masses finissent toujours par faire le sang, et le plus souvent l’esprit et la langue. […] Les peuples sont comme les enfants ; chez les uns la langue se délie aisément, et ils comprennent d’abord ; chez les autres la langue se délie péniblement, et ils comprennent tard. […] Ils sont causeurs, conteurs, diseurs par excellence, agiles de langue et jamais à court. […] Les Normands en Angleterre. —  Leur situation et leur tyrannie. —  Ils importent leur littérature et leur langue. —  Ils oublient leur littérature et leur langue. —  Peu à peu ils apprennent l’anglais. —  Peu à peu l’anglais se francise. […] Ils gardèrent leurs mœurs et leur langue.

276. (1894) Études littéraires : seizième siècle

Son joli vers y devient lourd, et sa langue vive et claire y devient terne. […] Il avait le plus grand souci de la langue. […] Sans doute il estime que, quoique ce ne soit pas dans la même langue, cette imitation d’une langue à une langue voisine est trop rapprochée encore, et que limitation n’est féconde qu’à chercher son objet dans une langue assez éloignée, parce qu’alors il es impossible qu’elle soit servile, et ne peut être, en même temps qu’une étude, qu’une émulation. […] C’est un dogme chez les Ronsardiens que cette langue et ce style privilégiés. […] Style et langue ils voulaient ennoblir à l’usage des poètes l’une et l’autre.

277. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Sieyès. Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger. 1851. » pp. 189-216

» tout à côté, dans ses réflexions sur la musique, le Sieyès philosophe reparaît : il est « à la recherche d’une langue philosophique universelle, mélodieuse, harmonique et instrumentale ». […] Mais je remarque d’abord que, dans cette masse d’études de Sieyès, il est question de tout : de métaphysique, d’économie politique, de langues, de mathématiques, de musique, — oui, de tout, hormis de l’histoire. […] Pour lui, il songe à réformer la langue comme le reste ; et même c’est par là, selon lui, qu’il faudrait commencer ; car une découverte qu’il croit avoir faite, c’est que « nos langues sont plus savantes que nos idées, c’est-à-dire annoncent des idées, des connaissances qui n’existent pas, et qui cependant fixent tous les jours les efforts d’une quantité prodigieuse de scrutateurs. » Ces scrutateurs se repaissent tant bien que mal de ce qui leur apparaît sous forme d’expressions consacrées. […] Sieyès voudrait tout d’abord une langue simple, philosophique, sans prestige : La langue la plus raisonnable, dit-il, devrait être celle qui se montre le moins, qui laisse passer, pour ainsi dire, le coup d’œil de l’entendement et lui permet de ne s’occuper que des choses ; et point du tout cette langue coquette qui cherche à s’attirer les regards ; ou, si vous aimez mieux, la langue, ne devant être que le serviteur des idées, ne peut point vouloir représenter à la place de son maître. […] « Il faut être fou ou ivre pour bien parler dans les langues connues », écrit quelque part Sieyès.

278. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XIII. »

Bien des chances lui étaient offertes dès lors, et dans le siècle suivant, par la dispersion de la Grèce sur tant de points du monde, par cet appel qu’une langue, une civilisation savante et victorieuse venaient faire aux intelligences diverses de tant d’indigènes d’Europe, d’Asie et d’Afrique, rapprochés par la conquête d’Alexandre. […] Mais essayerons-nous de marquer le caractère de cette poésie, contemporaine de l’époque où les chants du Psalmiste hébreu entraient dans la langue grecque et étaient familiers à cette foule de Juifs, recrue de l’armée des Lagides, ou mêlés à la population grecque et indigène d’Alexandrie ? […] De ces temples juifs multipliés dans la haute ville, où, dans l’office religieux des jours consacrés, les prières et sans doute les homélies à la foule étaient faites en langue grecque, rien ne dépassait-il l’enceinte du sanctuaire ? […] Ces lois de décadence graduelle qui, dans les langues, assignent à certaines époques certains caractères d’élégance travaillée, de politesse subtile ou pompeuse, ne sont pas inflexibles. […] Nulle vertu civile, nul souvenir de gloire et de liberté n’est rappelé, dans cette langue encore si pure, à ce peuple grec transplanté depuis moins d’un siècle.

279. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — D. — article » pp. 120-124

Il l’égale quelquefois, & on voit qu’il eût pu l’égaler plus souvent, si le génie de notre langue n’étoit point inférieur à celui de la langue de Virgile. […] Ses Observations en général nous ont paru très-judicieuses, mais un peu trop séveres ; car si, comme il le dit lui-même dans un Ouvrage qu’il a donné depuis, les anciens Poëtes ne sauroient jamais être traduits que très-difficilement & toujours très-imparfaitement, on doit avoir de l’indulgence pour un Traducteur qui a su faire passer dans notre langue une partie des beautés de son original.

280. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Mm. Jules et Edmond de Goncourt. » pp. 189-201

Cependant, il faut bien l’avouer, comme ce dix-neuvième siècle-là est dans l’autre, — dans le sérieux, l’honnête, l’élevé, — nous n’avons pas le bégueulisme de l’interdire au romancier qui veut l’aborder et le peindre : la règle, pour nous, de toute poétique, de toute observation, de toute étude et même de toute langue, étant que tout ce qui est doit être exprimé, MM. de Goncourt pouvaient donc préférer à l’autre ce dix-neuvième siècle. […] Ces frères Franconi de la langue caparaçonnée et empanachée se sont mis à cheval sur elle — et l’ont fait aller ! […] A force de vouloir lui faire faire ce à quoi répugne son génie vigoureux, net, leste et d’une sobriété si fière, la langue française un jour n’y tiendra plus, et il ne leur en restera que le panache et les caparaçons dans la main. Je pourrais citer bien des phrases que je regarde comme des éclopements, comme des désarticulations de la langue française, si MM. de Goncourt, qui ont pris leur mesure contre la Critique, ne disaient pas, dans leurs Hommes de lettres, que son plus affreux procédé est de citer en italiques les phrases d’un auteur. […] Aux premières pages, ils parlent de « cabrioler dans la tape sur le ventre », ce qui étonnerait Auriol lui-même ; et plus loin, pour finir une description incroyable, ils écrivent (page 263) : « L’ombre jeta sur l’eau un voile plombé où le croissant de la lune laissa tomber une grappe de faucilles d’argent. » C’est sous des images de cette in-justesse que doit périr immanquablement la langue dans les livres de MM. de Goncourt, et que la rhétorique qui veut faire image de tout en emportera le pur génie dans un flot éclaboussant de vermillon !

281. (1836) Portraits littéraires. Tome II pp. 1-523

comme il cravache la langue qui lui résiste ! […] Scribe s’est-il montré si sévère aux caprices de notre langue ? […] Hugo n’a pas innové moins hardiment dans la langue que dans les idées et les systèmes littéraires. […] Pour le maniement de la langue, M.  […] L’auteur ne semble pas connaître bien précisément quel était l’état de notre langue avant la renaissance.

282. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CXIIIe entretien. La Science ou Le Cosmos, par M. de Humboldt (2e partie). Littérature de l’Allemagne. » pp. 289-364

Ainsi les questions les plus importantes que soulève l’histoire de la civilisation de l’espèce humaine, se rattachent aux notions capitales de l’origine des peuples, de la parenté des langues, de l’immutabilité d’une direction primordiale tant de l’âme que de l’esprit. […] C’est ce que la science des langues ne saurait décider par elle-même, comme elle ne doit point non plus chercher une solution ailleurs pour en tirer des éclaircissements sur les problèmes qui l’occupent. […] Les remarquables progrès que l’étude philosophique des langues a faits en Allemagne depuis moins d’un demi-siècle, facilitent les recherches sur leur caractère national, sur ce qu’elles paraissent devoir à la parenté des peuples qui les parlent. […] La conquête, une longue habitude de vivre ensemble, l’influence d’une religion étrangère, le mélange des races, lors même qu’il aurait eu lieu avec un petit nombre d’immigrants plus forts et plus civilisés, ont produit un phénomène qui se remarque à la fois dans les deux continents, savoir, que deux familles de langues entièrement différentes peuvent se trouver dans une seule et même race ; que, d’un autre côté, chez des peuples très divers d’origine peuvent se rencontrer des idiomes d’une même souche de langues. […] Sans doute la richesse et la grâce dans la structure d’une langue sont l’œuvre de la pensée, dont elles naissent comme de la fleur la plus délicate de l’esprit ; mais les deux sphères de la nature physique et de l’intelligence ou du sentiment n’en sont pas moins étroitement unies l’une à l’autre ; et c’est ce qui fait que nous n’avons pas voulu ôter à notre tableau du monde ce que pouvaient lui communiquer de coloris et de lumière ces considérations, toutes rapides qu’elles sont, sur les rapports des races et des langues.

283. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Mémoires du cardinal de Retz. (Collection Michaud et Poujoulat, édition Champollion.) 1837 » pp. 40-61

Cela est si vrai quant à la pensée et à la langue, que, lorsque les Mémoires de Retz parurent, une des raisons qu’alléguèrent ou que bégayèrent contre leur authenticité quelques esprits méticuleux, c’était la langue même de ces admirables Mémoires, cette touche vive, familière, supérieure et négligée, qui atteste une main de maître et qui choquait ceux qu’elle ne ravissait jamais. […] Le style de Retz est de la plus belle langue ; il est plein de feu, et l’esprit des choses y circule. […] La langue est de cette manière légèrement antérieure à Louis XIV, qui unit à la grandeur un air suprême de négligence qui en fait la grâce. […] Cette langue de Retz est neuve et originale avec propriété. […] Il faut ajouter qu’il y a bien des inégalités dans cette langue.

284. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Montmaur, avec tout le Parnasse Latin & François. » pp. 172-183

Il fut successivement régent de collège, charlatan, vendeur de drogues à Avignon, poëte, avocat, & professeur royal à Paris, en langue Grecque. […] Il avoit de l’esprit, de la vivacité, mais point de goût ; une mémoire prodigieuse, mais aucune invention ; une immense littérature Grecque & Latine mais qu’il ne tourna point au profit de notre langue. […] En récompense, sa langue le vengeoit de tout ; elle suppléoit à son indifférence pour l’impression. […] Combien de chagrins se fût épargné Montmaur, s’il eût voulu retenir sa langue & ne pas succomber à la tentation qu’ont souvent les plus minces auteurs de s’ériger en Lucien de leur siècle ?

285. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XV. De Tacite. D’un éloge qu’il prononça étant consul ; de son éloge historique d’Agricola. »

Qu’on imagine une langue rapide comme les mouvements de l’âme ; une langue qui, pour rendre un sentiment, ne se décomposerait jamais en plusieurs mots ; une langue dont chaque son exprimerait une collection d’idées : telle est presque la perfection de la langue romaine dans Tacite.

286. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre III. Montaigne »

Langue et style de Montaigne. —  2. […] Calvin, Rabelais même organisent leur phrase plus artistement à la fois et plus conformément au génie de la langue. Quant à sa langue, je ne sais si elle est aussi personnelle qu’on le croit : Montaigne a inventé moins qu’on ne l’a dit et dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. […] Montaigne, en somme, fait de sa langue le même emploi que tous ses contemporains : il suit son besoin, et ne sent encore aucune règle qui l’empêche d’y satisfaire. […] Enfin le xviie  siècle consacrera les idées de Montaigne sur la langue et sur le style : il propose à la littérature de prendre la forme des pensées, tantôt dans le langage des Halles, tantôt dans le jargon de nos chasses et de notre guerre : c’est-à-dire qu’il veut une langue populaire, naturelle, et qu’il fait l’usage souverain.

287. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

Son vocabulaire est extrêmement riche : il a sous la main toute sorte d’archaïsmes, de néologismes, de mots délicats ou populaires, techniques, scientifiques, termes de métier, d’art, de chasse ou de guerre ; en sorte qu’on a pu dire que son livre était un inventaire des richesses de la langue française. Avec cela, style et langue sont chez lui complexes, un peu disparates : il a un style spirituel et une langue d’homme du monde ; il a aussi un style objectif, et une langue d’artiste, à qui tous les mots sont bons, pourvu qu’ils fournissent de la couleur. […] Il écrit au moment où l’esprit français vient d’acquérir la domination sur le monde civilisé, où la langue française devient universelle : on le sent, à la préoccupation qu’il a de rendre notre langue plus accessible aux étrangers par la simplification de la grammaire. […] La langue enguirlandée d’épithètes douceâtres ou pompeuses est | un pastiche d’Homère, où l’on sent trop d’élégance aristocratique et d’intelligence spirituelle. […] Cette partie de l’œuvre de Fénelon est identique, en son fond, au Génie du Christianisme : mais Fénelon n’a pas la langue pittoresque, les impressions particulières qui ont fait la puissance de Chateaubriand460.

288. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre II. La Nationalisation de la Littérature (1610-1722) » pp. 107-277

Ce n’est pas principalement, comme les poètes de la Pléiade, qu’elles ont essayé d’épurer ou de réformer la langue, mais secondairement, et pour avoir entrevu que la réforme de la langue pouvait seule assurer la réforme des habitudes littéraires. […] Sous l’influence de toutes ces causes, la langue, elle aussi, change de caractère. […] VI. — Chassang, « Notice », en tête de son édition des Remarques sur la langue française, Paris et Versailles, 1880. […] — Les Préfaces de Chapelain. — Controverses relatives à l’excellence de la langue française [Cf.  […] Livet, Lexique comparé de la langue de Molière, Paris, 1895-1897.

289. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Bossuet. Œuvres complètes publiées d’après les imprimés et les manuscrits originaux, par M. Lachat »

« Les mots d’une langue bien faite s’appellent l’un l’autre. » C’est ce que disait Laromiguière dans cette forme gracieuse et simple qui était la sienne ; M.  […] Ne nous lassons pas de le revoir de près, cet homme le plus puissant par la parole, le plus véritablement éloquent que nous ayons eu dans notre langue ; ne cessons de lui accorder tout ce qui lui est dû, et cependant ne lui accordons pas toute chose. […] Il savait du grec ; mais ce qu’il savait à fond, admirablement, ce qu’il savait comme une langue naturelle, c’était le latin, toutes les sortes de latin, celui de Cicéron comme celui des Pères, de Tertullien et de saint Augustin. […] Il a, même dans les moments où il n’est point particulièrement éloquent, une langue dont on peut dire comme de celle de Caton et de Lucrèce qu’elle est docta et cordata ; rien en lui de cet amollissant dont parlait Massillon et dont il se ressentait. […] Il les déduit et les conclut d’autorité, il les installe et les institue dans notre langue en vertu de l’hérédité latine.

290. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre premier. De la première époque de la littérature des Grecs » pp. 71-94

Vous produisez de nouveaux effets par les mêmes moyens, en les adaptant à des langues différentes. […] L’origine des sociétés, la formation des langues, ces premiers pas de l’esprit humain nous sont entièrement inconnus, et rien n’est plus fatigant, en général, que cette métaphysique qui suppose des faits à l’appui de ses systèmes, et ne peut jamais avoir pour base aucune observation positive. […] Par exemple, la théorie d’une langue, celle du grec, suppose une foule de combinaisons abstraites fort au-dessus des connaissances métaphysiques que possédaient les écrivains, qui parlaient cependant cette langue avec tant de charme et de pureté ; mais le langage est l’instrument nécessaire pour acquérir tous les autres développements ; et, par une sorte de prodige, cet instrument existe, sans qu’à la même époque, aucun homme puisse atteindre, dans quelque autre sujet que ce soit, à la puissance d’abstraction qu’exige la composition d’une grammaire ; les auteurs grecs ne doivent point être considérés comme des penseurs aussi profonds que le ferait supposer la métaphysique de leur langue. […] La musique était chez les Grecs inséparable de la poésie ; et l’harmonie de leur langue achevait d’assimiler les vers aux accents de la lyre.

291. (1925) Méthodes de l’histoire littéraire « III. Quelques mots sur l’explication de textes »

Peu à peu, tous les problèmes de la langue, tous ceux de l’art littéraire, tous ceux de l’histoire des idées et de la sensibilité se posent, à propos des textes, en termes concrets devant nous ; et les données, les faits, les enchaînements s’inscrivent nettement dans notre mémoire. […] Le Commentaire de Voltaire sur Corneille n’est rempli que des matériaux d’une explication, faite naturellement au point de vue du XVIIIe siècle, pour les amateurs de la langue française et les amateurs de la tragédie. […]   On peut dire qu’aujourd’hui l’étude de la langue et de la littérature nationales repose chez nous sur deux piliers qui sont la composition française et l’explication française. […] On n’expliquera pas non plus tout à fait de même certains ouvrages et certains auteurs avec des auditeurs qui n’ont pas fait de grec et de latin, et avec des auditeurs qui savent ces langues. […] Je veux seulement indiquer que selon qu’on aura affaire ou non à un public ignorant la langue du modèle dont l’ouvrage français est inspiré, on orientera différemment l’étude ; et la comparaison même de l’imitation et du modèle ne se fera pas de même dans les deux cas.

292. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Chefs-d’œuvre de la littérature française (Collection Didot). Hamilton. » pp. 92-107

Tout ce qui contribuerait à nous rendre dans l’expression la netteté première, à débarrasser la langue et l’esprit français du pathos et de l’emphase, de la fausse couleur et du faux lyrique qui se mêle à tout, serait un vrai service rendu non seulement au goût, mais aussi à la raison publique. […] Après tout, on n’a jamais tant d’efforts à faire en France pour revenir à cette netteté, car elle n’est pas seulement de forme chez nous, elle constitue le fond de la langue et de l’esprit de notre nation ; elle en a été la disposition et la qualité évidente durant des siècles, et, au milieu de tout ce qui s’est fait pour l’altérer, on en retrouverait encore de nombreux et d’excellents témoignages aujourd’hui. […] Parmi les auteurs célèbres de notre langue, tous pourtant ne sont pas propres indifféremment à nous rendre l’impression et à nous montrer l’image de cette parfaite netteté. […] Ce n’est que vers le milieu de ce siècle seulement que la prose française, qui avait fait sa classe de grammaire avec Vaugelas et sa rhétorique sous Balzac, s’émancipa tout d’un coup et devint la langue du parfait honnête homme avec Pascal. […] Quoi qu’il en soit, entre la fin de La Bruyère ou de Fénelon et les débuts de Jean-Jacques, on embrasse une période calme, éclairée, modérée, où se retrouve la langue telle que nous la parlons ou que nous la pourrions parler, et telle que rien n’en a vieilli encore.

293. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — Se connaître »

J’ai recueilli dans cet ordre d’idées une opinion, que je considère comme infiniment précieuse et qu’il eût été cruel d’abandonner à l’oubli : c’est celle d’un directeur d’institution qui, dans un discours de distribution de prix, parlant de l’enseignement des langues vivantes, prétendait avec un bel accent de conviction patriotique, que leur étude était d’un mince intérêt pour la France, attendu qu’elle avait tout à perdre et rien à gagner en étudiant les œuvres étrangères !! […] Une langue dans laquelle on transvase de la sorte un autre idiome fait ce qu’elle peut pour refuser. […] Et, si intelligente que soit la nation qu’on veut enrichir, elle s’indigne… » La connaissance des langues étrangères est d’une nécessité vitale, puisqu’elle seule nous permet de pénétrer les écrivains et les peuples. […] Steeg, à un banquet de la Société pour la propagation des langues étrangères : « Aujourd’hui, à moins de s’enfermer dans sa coquille de vieux Français et de s’entourer d’une véritable muraille de Chine, construite par les maçons du dehors et par ceux du dedans, si l’on veut réussir, il est bon d’apprendre les langues étrangères. On apprend les langues étrangères pour apprendre les peuples étrangers.

294. (1860) Ceci n’est pas un livre « Une conspiration sous Abdul-Théo. Vaudeville turc en trois journées, mêlé d’orientales — Troisième journée. Tout s’explique » pp. 234-240

Si on lui arrachait la langue ? […] Pour Monselet-Pacha, spécialement, je crois qu’on fera bien de lui arracher la langue, mais seulement après l’avoir interrogé : si l’on pratiquait cette opération tout de suite, cela pourrait nuire à la clarté de ses réponses. […] On te coupera la langue, pour que tu ne puisses plus interrompre.

295. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre cinquième. Retour des mêmes révolutions lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines — Chapitre I. Objet de ce livre. — Retour de l’âge divin » pp. 357-361

Dans cet âge de fer, on ne trouve d’écriture en langue vulgaire ni chez les Italiens, ni chez les Français, ni chez les Espagnols. Quant aux Allemands, ils ne commencent à écrire d’actes dans leur langue qu’au temps de Frédéric de Souabe, et, selon quelques-uns, seulement sous Rodolphe de Habsbourg. Chez toutes ces nations on ne trouve rien d’écrit qu’en latin barbare, langue qu’entendaient seuls un bien petit nombre de nobles qui étaient ecclésiastiques.

296. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre huitième »

De la langue de Racine, et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ses ouvrages. […] Tel est le propre du sublime, que l’esprit ne conçoit rien au-delà dans l’ordre des choses qui sont de l’homme, et c’est pour en exprimer le sentiment qu’il a imaginé le mot de sublime, le plus haut de la langue des choses humaines, et le plus près de la langue des choses divines. […] Il était versé, au contraire, dans le théâtre espagnol ; il l’avait imité dans ses imitateurs français, avant de l’étudier dans la langue originale. […] De la langue de Racine, et de quelques illusions auxquelles donne lieu la perfection de ce poète. […] La langue de Racine est celle de ses personnages.

297. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « VII. Vera »

Il n’a vu ni le dehors ni le dedans de ce Condamné politique de Dieu, en prison dans ses organes et en prison sur sa mappemonde, ce double pénitentiaire parfaitement construit, avec ses climats et ses langues, qui, à lui seul, dirait la faute, quand l’Histoire, plus certaine que la Philosophie, ne nous la dirait pas, et il a eu la prétention superbe, froide, mais naïve, de pénétrer les essences, de saisir l’absolu dans sa notion la plus précise et la plus profonde, de construire enfin ici-bas scientifiquement la vérité (je parle sa langue, non la mienne). […] Vera, dans des notes d’une transparence profonde et, selon moi, bien supérieures au texte de sa traduction, s’est efforcé à nouveau de dégager cette chétive lueur, si c’en est une, qui a tant de peine à sortir de la langue obscure et rétractée d’Hegel… Eh bien ! […] — qui crut un jour pouvoir forcer la porte du pénitentiaire de Dieu, en mariant les langues, dans lesquelles nous sommes déportés, pour en faire une communauté et une langue universelle, Leibnitz aussi laissa surprendre sa religion et son génie à cette bêtise impie d’un optimisme, interdit nécessairement à un monde en chute, — mais c’est Hegel qui devait élever à l’état de principe le pressentiment de Leibnitz !

298. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « Mme Desbordes-Valmore. Poésies inédites. »

ces cris pathétiques et tout-puissants que nous n’entendons plus à la scène, Mme Desbordes-Valmore les a quelquefois fixés dans une expression qui nous les fait entendre encore, et qu’un génie plus grand que le sien eût fait éternelle, car les langues vieillissent ; les plus belles strophes s’écaillent ou se désarticulent ; les magnificences des poésies laborieuses finissent par pâlir et passer ; mais où le Cri a vibré une fois avec énergie, il vibre toujours, tant qu’il y a une âme dans ce monde pour lui faire écho ! […] Je sais bien qu’il est une École qui conteste assez hautainement la supériorité de cette poésie spirituelle, une École puissante et qui mérite de l’être, _ car elle a rendu de grands services à la langue poétique de ce temps. […] Seulement il ne l’est pas assez, de par l’émotion ou de par la passion uniques, pour pouvoir entièrement se passer de la langue poétique et de sa visible beauté. […] Non, la spontanée a travaillé vingt ans ; elle a essayé de se faire une langue pour chanter quand elle ne criait pas, car la poésie n’a pas que des cris, il y a du bleu entre les étoiles, et minuit, disait lord Byron, n’en est pas tissé ! […] — annonçait, dans ces vers libres ou plutôt lâches, et où la langue s’effilochait comme un tissu usé dans chacun de ses fils, la femme qui, vingt ans plus tard, s’est essayée à se faire un rythme, et qui, en son coin solitaire, a participé, dans la mesure de ses forces de femme, à ce grand mouvement rénovateur du style poétique qui s’est produit avec tant de continuité et de fécondité parmi nous.

299. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCVIe entretien. Alfieri. Sa vie et ses œuvres (1re partie) » pp. 413-491

L’Angleterre avait eu Shakespeare, la France Corneille, l’Allemagne Goethe et Schiller, ces frères jumeaux de la scène : pourquoi donc l’Italie moderne, dont le génie et la langue valent bien la langue et le génie de l’Angleterre, de l’Allemagne et de la France, n’aurait-elle que des rimeurs de sonnets ? […] IX Il s’aperçut alors que deux choses lui manquaient seulement pour être un Sophocle : un génie et une langue. Le piémontais n’est pas une langue : c’est un patois, moitié vaudois, moitié allobroge, moitié génois, moitié milanais, moitié français, tout, hors de l’italien. […] Il y avait le romain, langue sonore, majestueuse, grandiose, mais le pape et les cardinaux étaient là ; la liberté souriait à la langue, mais les hommes imposaient la servitude sacrée, cela ne pouvait convenir à l’ennemi poétique de toute tyrannie. […] Enfin il y avait le toscan, la vieille langue étrusque de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, rugueuse, nerveuse, un peu sauvage, un peu latine, brève, forte, concentrant en peu de mots un grand sens, telle que Dante l’a chantée, telle que Machiavel l’a écrite, langue faite pour des héros, des poètes, des philosophes, et qui ne s’entend bien qu’à Florence, entre les deux rives de l’Arno et à Pistoia, langue locale s’il en fut jamais, héritière d’un peuple qui n’a point d’héritage sur la terre, langue de puritains et de pédants, qui prétendent avec raison être à eux seuls l’Italie classique… C’est celle-là qu’Alfieri choisit.

300. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Agrippa d’Aubigné. — I. » pp. 312-329

Mais j’allais oublier qu’un des hommes les plus compétents en matière de langue comme en toute fine et curieuse érudition, M.  […] Né le 8 février 1551, en Saintonge, d’une mère qui mourut en le mettant au monde, et d’un père énergique qui l’éleva sans mollesse et sans ménagement, il fut appliqué de bonne heure aux lettres et langues anciennes, et en même temps on l’initia à l’idée qu’il avait à venger les chefs et martyrs de sa cause, injustement immolés. […] Ses petits Mémoires, destinés à ses enfants, et qu’on publie aujourd’hui dans un texte plus exact, c’est-à-dire dans une langue plus inégale qu’on ne les avait précédemment, ne doivent point, si l’on veut prendre de lui une entière idée, se séparer jamais de la grande Histoire à laquelle il renvoie sans cesse, et où il se montre par ses meilleurs et ses plus larges côtés. […] On y faisait de la musique, et aussi de la grammaire ; on y agitait des problèmes de langue, de versification ; on y comparait les styles, et d’Aubigné (dans un passage inédit, cité par M.  […] … Tout ceci est plein de réminiscences latines, et d’une langue de renaissance encore plus que gauloise : elle n’en est pas moins belle et originale de combinaison et de mélange.

301. (1864) Corneille, Shakespeare et Goethe : étude sur l’influence anglo-germanique en France au XIXe siècle pp. -311

C’est la nation qui voyage le moins (à part les expéditions militaires) et qui étudie le plus rarement les langues étrangères. « Tout le monde, disent-ils, apprend notre langue. Pourquoi nous donnerions-nous la peine d’apprendre la langue des autres ?  […] il enrichissait la langue, et il lui donnait surtout la vertu qui lui avait manqué depuis deux siècles, la vertu des langues germaniques : l’audace. […] Chez lui la langue française atteignit souvent à l’énergie d’expression des langues germaniques. […] La langue allemande me paraît trop sourde, trop chargée de consonnes, trop dépourvue de voyelles sonores, pour se prêter aux mêmes formes que les langues méridionales.

302. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « LOYSON. — POLONIUS. — DE LOY. » pp. 276-306

L’un a été de peu son devancier ; deux sont morts ; le troisième est un étranger du Nord qui a chanté dans notre langue avec élégance. […] Labinsky, on l’oublie complétement ; mais, en parlant si bien la langue d’alentour, ont-ils la leur propre, comme il sied aux poëtes et à tous écrivains originaux ? Jean Polonius chante, comme un naturel, dans la dernière langue poétique courante, qui était alors celle de Lamartine ; mais il ne la refrappe pas pour son compte, il ne la réinvente pas. Aux diverses époques, les hommes du Nord ont eu cette facilité merveilleuse à se produire dans notre langue, mais toujours jusqu’à l’originalité exclusivement. […] Il parlait et écrivait, dit-on, le portugais à merveille ; l’idiome de Camoëns était devenu sa langue favorite, et il lui fallut quelque temps avant de reprendre sa fluidité française.

303. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — II. (Lettres écrites du donjon de Vincennes.) » pp. 29-50

On a un bel article d’André Chénier, inséré dans le Journal de Paris (12 février), qui venge les mœurs, la langue et le goût, également outragés dans cette ridicule et révoltante préface de l’éditeur magistrat. […] Cet impertinent Manuel l’a loué d’avoir « secoué tous les despotismes jusqu’à celui des langues ». […] Mais déjà, vers ce même temps, il avait composé son Essai sur le despotisme dans la langue plus générale du jour et avec la part voulue de déclamation et de lieux communs qui circulaient alors. […] Il descendit donc, et, pour arriver à la langue générale et publique, il ne craignit point de traverser la déclamation à la nage et de se plonger dans le plein courant du siècle, bien sûr qu’il était d’en ressortir à la fin non moins original et plus grand. […] Retournons donc à l’orthographe (pour plaire à ton honorée mère) : mais je ne connais qu’un moyen d’écrire correctement, c’est de posséder sa langue par principes.

304. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Leopardi »

Or, c’est lui, Alfred de Musset, qui le premier, en France, nous apprit le nom fascinant et menteur de Leopardi, qui cache en ses huit lettres tout ce qu’il y a de moins léopard au monde… Sous le rayon de quelques vers de de Musset, lueur de lampe dans un caveau funèbre, le poète italien brillait mystérieusement, depuis ce temps-là, dans la pénombre d’une langue étrangère, toujours d’accès plus ou moins difficile ou désagréable à l’esprit français. […] Cela n’est pas vrai du tout que les grands poètes ne puissent être traduits d’une langue dans une autre. […] Il y a des écrivains très raffinés, très subtils et tellement dans la langue, dans les fils les plus déliés de la langue, qu’en voulant les faire passer dans une autre on ne sait plus ce qu’ils deviennent… Mais les grands poètes, non !

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