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410. (1891) Enquête sur l’évolution littéraire

Qu’on n’aille point m’attribuer le sophisme d’une esthétique des seules sensations ! […] Ce qu’on nomme sa psychologie résulte seulement de l’effort qu’il fait pour échapper à son instinct et à sa sensation. […] Ils ont entrepris de décomposer la sensation comme les impressionnistes tentent en leurs tableaux de décomposer la lumière. […] De nos aînés, Huysmans est le plus doué, le plus original, celui à qui le public doit le plus de sensations neuves. […] les sentiments et les sensations mêmes dans leur fleur !

411. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre quatrième. La connaissance des choses générales — Chapitre II. Les couples de caractères généraux et les propositions générales » pp. 297-385

Ainsi, toute suite de vibrations d’une certaine vitesse transmise au nerf auditif par le milieu ambiant provoque en nous la sensation de son ; mais cette sensation peut naître en nous spontanément dans les centres sensitifs, sans qu’au préalable un corps extérieur ou un milieu ambiant ait vibré. […] Nous voulons dire simplement que, toujours et partout, l’application de la chaleur sera suivie par la dilatation du corps, que toujours et partout la vibration du corps extérieur transmise par le milieu ambiant au nerf auditif sain sera suivie par la sensation de son. […] Le mécanisme de cette jonction est très simple, et ici la pensée animale conduit naturellement à la pensée humaine. — Quand un chien voit dans une rigole ou dans un creux un liquide coulant, inodore, incolore et clair, cette perception, en vertu de l’expérience antérieure, suscite en lui par association l’image d’une sensation de froid, et la perception, jointe à l’image, fait chez lui un couple. […] C’est donc ce groupe entier, ou un élément de ce groupe, notamment le dernier, qui est l’accompagnement cherché ; en effet, les autres ne sont que ses divers aspects, et la structure cristalline accompagne invariablement dans le carbone la suprême dureté. — D’autre part, étant donnée la sensation de son, choisissons deux cas, l’un où elle se produise, l’autre où elle ne se produise point, et choisissons-les si exactement semblables qu’ils ne diffèrent que par un très petit nombre de caractères et, s’il se peut, par un seul. […] Même remarque si la collection se compose, non plus d’individus naturels, comme un mouton, un caillou, ou de faits naturellement distincts, comme un son, un choc, une sensation, mais d’individus artificiels, comme un mètre, un litre, un gramme, ou de faits artificiellement distingués, comme les parties successives d’un mouvement continu.

412. (1895) Les confessions littéraires : le vers libre et les poètes. Figaro pp. 101-162

la Poésie est le résultat tout particulier de sensations, d’impressions, de mouvements d’âme, c’est donc du convenu ; est-ce l’élévation des idées qui fait la Poésie ? […] Pour l’avoir compris, Gustave Kahn est, vaporeusement, très bon poète ; tandis que, ne donnant aucunes sensations musicales, Maeterlinck et de Régnier sont plutôt… mauvais. […] — La Poésie doit être dans la liberté de conception, de rythme, dans un choix judicieux d’assonances et d’allitérations musicales donnant des sensations. […] Marey, dans ses cours actuels, à la Sorbonne, peut déjà donner les courbes des sensations de la parole, grâce au phonographe… Ah ! […] Une fois en possession du rythme émotionnel que déterminent en lui toutes les sensations apportées par l’ambiance, il élimine les éléments inutiles et ne garde que ceux qu’il tient pour significatifs de ce rythme.

413. (1889) Derniers essais de critique et d’histoire

Ce qui le distingue entre tous les autres, c’est le besoin de la sensation âpre et poignante. […] « Il n’y a point de milieu entre les viandes toutes parfumées ou toutes pleines de safran, d’ail, d’oignons, de poivre ou d’épices », en sorte qu’un étranger, habitué à des sensations plus modérées et plus fines, reste bouche close devant un festin magnifique, sans pouvoir manger. […] Au contraire, l’Espagnol s’enfonce dans son rêve, jusqu’à le changer en sensation ou en vision. […] Le vide s’est fait dans l’homme ; il ne lui est resté que la soif de la sensation excessive et âpre ; les autres facultés ou aptitudes ont péri par l’exagération et l’envahissement de ce besoin. […] Au soir, le boulevard fourmillant et lumineux, les théâtres étincelants et malsains, partout le luxe, le plaisir et l’esprit outres aboutissent à la sensation excessive et apprêtée.

414. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juin 1885. »

C’est la démocratie envahissant l’Art, après l’Etat ; la pure Raison perd son pouvoir, devant ce flot montant des images et des sensations ; à peine, par instants, de l’intime émotion, de la spéculation contemplative, un reflet : tout se traduit en figures, en couleurs, en sonorités. Alors Hugo chante ses chants miraculeux où roulent, pèle mêle, les violentes oppositions, les métaphores énormes et précises, les rythmes nets et comme matériels ; Delacroix brise les amples lignes de David en des contorsions effrénées, et, par ses mouvements prodigieux, par une confusion de couleurs entrechoquées, dresse le très éblouissant poème de la sensation ; le moins ému, Berlioz, un affolé d’extraordinaire, fait éclater des orchestrations inentendues, dans une œuvre pétrie de contrastes, — que ce désolant contraste domine, entre ce qu’il a rêvé et ce qu’il a produit. Tous, exemplaires voyants, mais tous hallucinés de l’unique sensation, plongés en le monde Sensible, aussi complètement que l’était Racine en le monde de la Raison, — tous, égaux romantiques ; et, cependant, un d’eux, Hugo, les efface dans notre mémoire. […] Doit-elle nous donner, seulement, les sensations simples des corps matériels, par une figuration exacte de leurs formes ?

415. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — I. » pp. 343-360

Bailly a, ce me semble, une idée peu juste, en vertu de laquelle il juge très défavorablement de ces peuples anciens et les déclare incapables des inventions scientifiques, qu’il estime peut-être supérieures elles-mêmes à ce qu’elles étaient en effet : quand il voit chez eux des fables accréditées et prises au pied de la lettre, il croit que tout cela a dû commencer par être une poésie allégorique, et que ce n’est que par une sorte de corruption et de décadence qu’on en est venu à prêter graduellement à ces fables une consistance qu’elles n’avaient pas d’abord dans l’esprit des inventeurs : en un mot, il croit à une sorte d’analyse antérieure à une réflexion philosophique préexistante à l’enfance et à l’adolescence humaines si aisément riches de sensations et toutes fécondes en imagesj. […] [1re éd.] en un mot, il croit à une sorte d’analyse antérieure et à une réflexion philosophique préexistante à l’enfance et à l’adolescence humaines si aisément riches de sensations et toutes fécondes en images.

416. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance de Voltaire avec la duchesse de Saxe-Golha et autres lettres de lui inédites, publiées par MM. Évariste, Bavoux et Alphonse François. Œuvres et correspondance inédites de J-J. Rousseau, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou. — II » pp. 231-245

Buffon, dans un admirable récit philosophique, a supposé le premier homme s’éveillant à la vie et rendant compte de ses premiers mouvements, de ses premières sensations, de ses premiers jugements. […] Et sur la terre même, d’où vient la succession, la régularité des saisons ; et dans les végétaux, dans les corps organisés, cet ensemble de lois mystérieuses et manifestes qui y président et qui constituent la vie ; et ces mouvements d’un ordre supérieur et singulier, cette activité spontanée des animaux ; et nos propres sensations à nous, et ce pouvoir de penser, de vouloir et d’agir que je sens en moi ?

417. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre X. De la littérature italienne et espagnole » pp. 228-255

Tel est l’effet que doivent produire sur un peuple des préjugés fanatiques, des gouvernements divers que ne réunissent point la défense et l’amour d’une même patrie, un soleil brûlant qui ranime toutes les sensations, et doit entraîner à la volupté lorsque cet effet n’est pas combattu, comme chez les Romains, par l’énergie des passions politiques. […] En Italie tout semble se réunir pour livrer la vie de l’homme aux sensations agréables que peuvent donner les beaux-arts et le soleil.

418. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre III. Théorie de la fable poétique »

A dire que la poésie est l’art de transformer les idées générales en petits faits sensibles, et de rassembler les petits faits sensibles sous des idées générales ; de telle sorte que l’esprit puisse sentir ses pensées et penser ses sensations. […] Plus de ces mots hardis, saisissants, passionnés ; plus de ces métaphores vives et originales ; plus de ces phrases imitatives, de ces sons choisis, qui transforment les sentiments en sensations et pénètrent notre corps des émotions de notre âme.

419. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre IX. Inquiets et mystiques » pp. 111-135

. — C’est au contraire le dilettante de sensibilité qui s’attarde à la sensation et à la fabrication artificielle et socialement inutile de la sensation.

420. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — II. (Fin.) » pp. 206-223

Je ne veux pas dire qu’il la peignit simplement, ni de la manière qu’elle-même, en son meilleur temps, eût préférée ; je dis seulement qu’avec les moyens et les procédés de couleur qui étaient à lui, il nous rendit vivement la sensation de la Grèce. […] En entendant ces nombres heureux et cette musique nouvelle unie à la couleur, on se rappelle le mot de Chênedollé, que « Chateaubriand est le seul écrivain en prose qui donne la sensation du vers ; d’autres ont eu un sentiment exquis de l’harmonie, mais c’est de l’harmonie oratoire : lui seul a une harmonie de poésie ».

421. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Th. Dostoïewski »

Les lecteurs reconnurent en ces livres frustes le don suprême de susciter des émotions nouvelles ; l’on y sentit une âme farouche et sombre, interprétant le spectacle de la vie et l’agitation des âmes en sensations primitives ou barbarement subtiles ; et le sérieux profond, l’âpre signification humaine d’écrits aussi tristes qu’Humiliés et offensés, Crime et châtiment n’échappa à aucun de ceux que sollicite le penchant à comprendre ce qu’ils lisent. […] Le lent et sourd accroissement de l’angoisse morale de Raskolnikoff, le vertige et l’oppression de son projet, qu’il apercevait vague et cependant fatal dans le délabrement de ses forces, son sourd malaise une fois le sang versé, et l’étrange sensation de retranchement qui le prend, le lâche et le tient quand il revoit sa mère et sa sœur, la cruauté de se sentir interdit à leurs caresses et de ne pouvoir leur parler que les yeux détournés vers l’ombre ; puis la terreur croissante et une sorte d’ironique rudesse s’installant dans son âme, qui l’introduisent à revisiter le lieu du crime, et à machiner de singulières mystifications qui le terrifient tout à coup lui-même — ces choses lacèrent son âme et rompent sa volonté ; ainsi abattu et ulcéré, il est amené d’instinct à visiter Sonia, et à s’entretenir avec elle en phrases dures, qu’arrête tout à coup le sanglot de sa pitié pour elle, pour lui et pour tous, en une crise où il sent à la fois l’effondrement de son orgueil et la douceur de n’être plus hostile ; des retours de dureté, la sombre rage de ses premières années de bague, l’angoisse amère d’un cœur vide et murmurant, conduisent à la fin de ce sombre livre, jusqu’à ce qu’en une matinée de printemps, au bord des eaux passantes d’un fleuve, que continue au loin la fuite indécise de la steppe, il sente, avec la force d’eaux jaillissantes, l’amour sourdre en lui, et l’abattre aux pieds de celle qui l’avait soulagé du faix de sa haine.

422. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « M. Maurice Rollinat »

Est-ce qu’Edgar Poe et Baudelaire ne se complaisent pas quelquefois dans la sensation de la démence ? […] Que cela plaise ou non à votre personne, à vos idées, à vos sentiments, à vos sensations, à votre éducation, à vos préjugés, l’homme que voici, l’inconnu d’hier qui s’appelle Rollinat et qui a écrit les Névroses, est-il puissant, oui ou non et quelle est la mesure de sa puissance ?

423. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Gustave Droz » pp. 189-211

C’est un sensuel que Droz, et si de sensuel, comme il arrive parfois sous l’influence des circonstances qui ennoblissent la vie, il se transforme tout à coup en sentimental, son sentiment n’est, après tout, que de la sensation transformée. […] C’est un jeune écrivain ayant les idées jeunes de ce temps, qui sont des sensations plus ou moins raffinées, et un scepticisme plus ou moins spirituel.

424. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre IV : M. Cousin écrivain »

On appelle conscience la connaissance que nous avons de nos sensations, idées, jugements, peines, plaisirs, résolutions, et autres opérations ou événements intérieurs. […] On ne peut pas dire que les phénomènes ou événements intérieurs soient dans la conscience ; ils sont l’objet de la conscience ; une sensation, un souvenir, ne sont pas dans la conscience ; la conscience ne contient pas ces opérations, elle les aperçoit.

425. (1891) Esquisses contemporaines

Les images profondes que nous portons en nous sont formées par la monotonie et le retour périodique des sensations semblables. […] C’est un sentiment étonnamment complexe, qui n’est pas de la pensée, qui est plus que de la sensation et qu’aucun mot n’exprime. […] C’est la symphonie des montagnes, une cantate des Alpes au soleil… Passé deux heures dans un ravissement continu… Submergé de sensations. […] Les âmes saines ne sont pas accessibles à des sensations aussi raffinées ; le quiétisme psychique ne va pas de pair avec l’intégrité morale. […] C’est tout simplement une malheureuse qui vit à la merci de ses sensations.

426. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « PAUL HUET, Diorama Montesquieu. » pp. 243-248

Puis vient sur lui, comme l’esprit de Dieu, le don de transporter ses sensations dans ses ouvrages.

427. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Le théâtre annamite »

Elle donne la sensation de bêtes incomplètes, ratées.

428. (1913) Le bovarysme « Quatrième partie : Le Réel — II »

Les objets du monde extérieur ne deviennent des réalités pour le moi que par le moyen des sensations de plaisir ou de douleur dont ils l’affectent.

429. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Panurge » pp. 222-228

Nos cervaux sont surmenés par l’enchevêtrement des sciences modernes, la complexité de nos sensations.

430. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Nicole, Bourdaloue, Fénelon »

Il fallait que ce Satan fourré eût quelque diabolique raison pour vanter Nicole, — comme Mirabeau vantait Siéyès, — ou qu’il cédât à un de ces préjugés d’éducation dont il ne fut pas toujours affranchi, malgré la netteté lucide de sa sensation littéraire.

431. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

La sensation qu’on peut avoir d’une œuvre dépend de la continuité de la lecture. […] Les Mémoires donnent la sensation de la réalité transfigurée par une imagination sublime. […] Nous aurions eu des sensations saisissantes, des fracassements de mâchoires ; on eût vu couler la sueur ; on eût montré le vaincu vomissant le sang. […] Ce tableau contient des sensations et des images admirables, qui ne sont belles que parce qu’en ce moment-là elles se particularisent et peuvent s’isoler, donner le change. […] — Exemples de sensations descriptives.

432. (1902) Le critique mort jeune

Recevant de ce qui l’entoure des sensations riches et profondes, il les restitue en attribuant aux formes, aux couleurs, aux sons, aux parfums une signification humaine et spirituelle. […] Par l’exemple de Benjamin Constant, la manie des passions détruisant toute espèce de sensation. […] Il n’avait pas compris qu’Anteros est le meilleur auxiliaire de l’amour, parce qu’il rend plus ferme, plus viril et plus capable de sensations fortes que l’Éros qui amollit les cœurs. […] Les sensations qu’il se plaît à exaspérer lui-même, dont il prolonge les effets, de ses nerfs et de sa chair dans les nerfs et la chair de son lecteur, il les donne pour des idées. […] Qu’on imagine un roman tout de passion, de sensations et d’impressions, très proche des fables de M. 

433. (1890) Dramaturges et romanciers

Cette imagination qui vibre au moindre souffle, en laquelle les sensations les plus fugitives trouvent un écho, ne peut cependant parvenir à tirer une mélodie de tous ces souffles errants, ni une conception poétique harmonieusement ordonnée de toutes ces sensations accumulées. […] Ce sera quelque chose de comparable à la sensation que fait éprouver une lame de canif entrant dans les chairs vives. […] Les victoires remportées par cette philosophie des sensations portent avec elles leur enseignement, et pourront apprendre la modestie à plus d’une doctrine rivale. […] Feuillet les a fait respirer à ses héros juste le nombre de minutes voulues pour que la sensation désirée ne dégénérât pas en torpeur. […] Chaque jour elle le verra, et, rivale discrète, mais réelle de sa fille, son cœur sera sans cesse ému d’un chatouillement de tendresse qui pourra bien être une sensation des plus fines, mais qui sera à coup sûr une sensation des plus malsaines.

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