Si le regard de l’empereur se portait sur cette classe de travailleurs appelés les gens de lettres, comme il s’est porté sur d’autres classes d’ouvriers et de travailleurs, cette supériorité souveraine, à qui la France doit tant, trouverait sans nul doute des moyens d’organisation relative et appropriée.
L’enthousiasme pour les facultés de l’esprit l’emporte en eux sur tout autre genre d’estime : ils excitent l’homme à se faire admirer ; mais ils ne portent point un regard inquiet ou pénétrant dans les peines intérieures de l’âme.
S’il vous est arrivé jamais de concevoir l’idée d’un enfantillage, d’une équipée, d’une folie, pure fantaisie de l’esprit inquiet et désœuvré, et de passer à l’exécution sans autre raison que l’idée conçue, sans entraînement, sans plaisir, mais fatalement, sans pouvoir résister ; — si vous avez repoussé parfois de toutes les forces de votre volonté une tentation vive, si vous en avez triomphé, et si vous avez succombé à l’instant précis où la tentation semblait s’évanouir de l’âme, où l’apaisement des désirs tumultueux se faisait, où la volonté, sans ennemi, désarmait ; — si vous avez cru, après une émotion vive, ou un acte important, être transformé, régénéré, naître à une vie nouvelle, et si vous vous êtes attristé bientôt de vous sentir le même et de continuer l’ancienne vie ; — si par un mouvement de générosité spontanée ou d’affection vous avez pardonné une offense, et si vous avez par orgueil persisté dans le pardon en vous efforçant de l’exercer comme une vengeance ; — si vous avez pu remarquer que les bonnes actions dont on vous louait n’avaient pas toujours de très louables motifs, que la médiocrité continue dans le bien est moins aisée que la perfection d’un moment, et qu’un grand sacrifice s’accomplit mieux par orgueil qu’un petit devoir par conscience, qu’il coûte moins de donner que de rendre, qu’on aime mieux ses obligés que ses bienfaiteurs, et ses protégés que ses protecteurs ; — si vous avez trouvé que dans toute amitié il y a celle qui aime et celle qui est aimée, et que la réciprocité parfaite est rare, que beaucoup d’amitiés ont de tout autres causes que l’amitié, et sont des ligues d’intérêts, de vanité, d’antipathie, de coquetterie ; que les ressemblances d’humeur facilitent la camaraderie, et les différences l’intimité ; — si vous avez senti qu’un grand désir n’est guère satisfait sans désenchantement, et que le plaisir possédé n’atteint jamais le plaisir rêvé ; — si vous avez parfois, dans les plus vives émotions, au milieu des plus sincères douleurs, senti le plaisir d’être un personnage et de soutenir tous les regards du public ; — si vous avez parfois brouillé votre existence pour la conformer à un rêve, si vous avez souffert d’avoir voulu jouer dans la réalité le personnage que vous désiriez être, si vous avez voulu dramatiser vos affections, et mettre dans la paisible égalité de votre cœur les agitations des livres, si vous avez agrandi votre geste, mouillé votre voix, concerté vos attitudes, débité des phrases livresques, faussé votre sentiment, votre volonté, vos actes par l’imitation d’un idéal étranger et déraisonnable ; — si enfin vous avez pu noter que vous étiez parfois content de vous, indulgent aux autres, affectueux, gai, ou rude, sévère, jaloux, colère, mélancolique, sans savoir pourquoi, sans autre cause que l’état du temps et la hauteur du baromètre ; — si tout cela, et que d’autres choses encore !
Pour lui, le sens des belles formes n’a pas dû être, comme chez d’autres, développé par l’étude, la comparaison, la « mesure » de toutes choses qui se fait en nous vers l’adolescence ; il a compris sans doute l’eurythmie aux premiers mots qu’il ouï prononcer, au paysage dont s’éblouit son regard d’enfant.
Loin de penser comme ce poète, je voudrais affirmer, en théorie de l’Art, cette vérité : L’âme est en devenir vers elle-même ; à tous les stades de son épanouissement, le moi ne peut être connu que par ses phénomènes, les idées, qui évoluent selon la durée, et le regard direct ou la conscience des spiritualistes n’a pour objet qu’une synthèse d’idées, elle aussi mouvante : nous ne sommes pas les mêmes, au plus profond de nous, dans l’adolescence et dans la vieillesse ; ce n’est point comme on l’a dit le voile qui se déchire ou retombe en lourds plis, ce n’est pas la conscience qui s’obscurcit ou s’éclaire, — c’est notre âme qui s’est renouvelée.
On précisait : un chaud et froid contracté à la sortie d’une des séances de la Haute-Cour ; un érysipèle de la face ; trois jours de maladie, de cauchemars, de fièvre délirante, puis soudain le réveil d’une conscience abolie, un regard douloureux qui se reprend et qui jette une dernière lueur consciente sur les êtres chers qui vous entourent, comme pour leur demander pardon de les quitter ; des mains hâtivement pressées dans la chaleur d’une rapide étreinte, d’un adieu suprême, puis la tête qui retombe… et… plus rien !
À peine a-t-il réalisé une face de la vie que mille autres non moins belles se révèlent à lui, le déçoivent et l’entraînent à leur tour, jusqu’au jour où il faut finir et où, jetant un regard en arrière, il peut enfin dire avec consolation : « J’ai beaucoup vécu. » C’est le premier jour où il trouve sa récompense.
L’apparition d’un ouvrage comme le Cosmos de M. de Humboldt, où un seul savant, renouvelant au XIXe siècle la tentative de Timée ou de Lucrèce, tient sous son regard le Cosmos dans sa totalité, prouve qu’il est encore possible de ressaisir l’unité cosmique perdue sous la multitude infinie des détails.
Un doute naïf s’élevait parfois, une question doucement sceptique : Jésus, d’un sourire ou d’un regard, faisait taire l’objection.
Et la femme retirée, toute sanglotante après avoir jeté un regard d’ineffable tendresse sur l’apparent dormeur, — Kuranosuké se lève, sans aucune trace d’ivresse dans les manières et avec des traits exprimant la plus vive émotion.
Cette réconciliation fut aussi sincère qu’elle peut l’être entre deux beaux-esprits rivaux, & faits pour s’attirer les regards de leur siècle & de la postérité.
Mais cette réimpression n’en est pas moins intelligente, comme toute réimpression d’œuvres complètes, qui ramène sous le regard, en une seule fois, les forces éparpillées d’un esprit qu’il s’agit de juger définitivement, et qui peut être aussi regardée comme le dernier coup de sonde donné à l’opinion publique.
Quand l’auteur des Deux Masques va, par exemple, chercher l’Histoire, — dont il a besoin pour montrer jusqu’où plongent les racines du génie d’Eschyle et faire le lumineux décompte de ce qui est de la personnalité et de la race, — et qu’à travers l’antique Hérodote, et plus haut et plus loin qu’Hérodote, il va la chercher, cette fuyante histoire, jusque dans les derniers éloignements et les derniers effacements du passé, il la saisit et l’amène sous le regard par la force de la couleur, et il la pousse sur nous, pour ainsi dire, vainqueur des âges et des lointains !
Il fallait tout dominer, tout écraser par le résumé souverain, par la foudroyante acuité du regard, par le despotisme du talent qui sait et qui ose abréger, ou entrer rigoureusement et patiemment dans le détail et ne pas raconter des poètes comme Rutebœuf et Villon en deux lignes, ni vouloir donner une idée de leur manière avec quatre vers !
Mais quand du fait présent, qu’il voit bien et en face duquel il dit toujours ce qu’il fallait faire, il veut remonter plus haut que ce fait même, son ferme regard s’obscurcit.
C’est déjà beaucoup qu’avec son dédain philosophique des choses religieuses il en ait parié d’un ton si grave et qu’il les ait regardées d’un si sérieux regard.
Nul, dans l’histoire de la pensée de ces cent cinquante dernières années, ne saurait être comparé à ces deux hommes, de Maistre et Bonald, pas même Burke, le bouillonnant et vaste Burke, qui eut un jour quelque chose de leur esprit prophétique quand il jugea, seul de toute l’Angleterre, un instant affolée de la Révolution française, les délirants débuts de cette Révolution… Philosophes chez qui, heureusement pour elle, l’Histoire dominait la Philosophie, le comte de Maistre et le vicomte de Bonald, ces observateurs qui avaient des griffes dans le regard et appréhendaient le fond des choses, quand ils en regardaient seulement la surface, de Maistre et Bonald, ces Dioscures du même ciel et du même religieux génie, sont d’une supériorité si haute et si éclatante qu’aucun esprit ne peut être placé à leur niveau, ni pour l’élévation, ni pour la lumière !
Tel est le système à la lueur duquel l’historien va jeter ses regards sur la Chine.
Bourdaloue et Bossuet, ressuscités parmi nous, seraient donc tenus de jeter sur le temps, — sur le détail des questions du temps, — ce regard pénétrant qui n’a jamais manqué au prêtre, si surnaturellement pratique.
L’auteur, qui a l’aperçu de son point de vue encore plus que l’aperçu de son regard, ne reste point comme E.
Roués retors, à l’âme de Scapin, qui ne voyaient dans toute l’histoire que grands comédiens et petits farceurs, Machiavels qui s’enfilaient sur leurs propres finesses quand ils auraient pu, dans l’état obscur où se trouvait alors l’histoire de l’Islamisme, s’attester la simplicité primitive de Mahomet, de ce beau berger comme David et Moïse, qui rêva quarante ans au désert avant d’entendre la voix de la Vocation s’élever dans son âme, comme un écho de la voix de Dieu, cette simplicité eût été pour eux une chose fermée, qui serait restée strictement fermée à leurs regards, à leurs lunettes et à leurs lorgnons !
Il les a vues et montrées, sans aucune défaillance de regard ou de cœur.
Je veux rapprocher deux hommes placés dans des milieux différents sur lesquels ils ont influé, chacun à sa manière, et qui ont même participé à la création de ce milieu ; je veux simplement mettre en regard deux organisations analogues, supérieures toutes deux par une délicatesse exquise et une très grande force, — une force qui donne d’autant plus de plaisir qu’elle est cachée sous la grâce et sous l’harmonie.
Lorsque presque toutes les industries abaissées frelatent ce qu’elles vendent, voici un petit volume qui mérite d’arrêter le regard qu’il attire, car il a un air que depuis longtemps les livres n’ont plus.