/ 3448
1011. (1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34

Il conduit son héros par une nuit obscure au milieu de la steppe, devant un de ces tumulus antiques nommés kourgânes, qu’a laissés dans les plaines de la Russie une nation inconnue. […] C’est pourquoi notre maître Rabelais a laissé ce beau précepte : « qu’il faut mentir par nombre impair ». […] Tu es méchant et hardi, laisse-nous. […] » La horde charge ses chariots à la hâte, et laisse Aleko seul sur la steppe déserte. […] Voici maintenant un fragment très court où Pouchkine décrit une scène horrible, sans insister sur ses détails repoussants, et de façon pourtant à laisser l’impression la plus poignante.

1012. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre troisième »

Quoique Calvin pût laisser voir, dès ce temps-là, par quelques marques, la dureté qu’on devait lui reprocher un jour, les éloges que firent tous ses maîtres successivement, de son assiduité au travail et de sa docilité, ne permettent pas de douter que Wolmar ne l’entendit d’une certaine souplesse d’esprit, qui ne regarde pas le moral. […] Tout ce qu’il laissait en outre subsister de l’ancienne Église, soit comme n’étant pas contraire à l’esprit de la nouvelle, soit comme indifférent, marquait moins l’intention d’abolir les œuvres que d’en changer l’esprit. […] Il fallait empêcher que ces saints ne faillissent, premièrement pour ne pas laisser voir de contradiction entre leur croyance et leur vie, et secondement, pour ne pas diminuer le troupeau en rejetant parmi les réprouvés ceux dont la conduite aurait démenti la doctrine. […] L’idéal de notre littérature apparaît dès cette première moitié du xvie  siècle : c’est Rabelais quand il ne laisse pas sa raison au fond de la dive bouteille ; c’est Calvin, quand il n’allume pas le bûcher de Servet. […] Des personnes dénoncées pour avoir, à un sermon de Calvin, ri d’un homme qui s’était laissé choir de sa chaise étaient condamnées à la prison, au pain et à l’eau.

1013. (1890) L’avenir de la science « XXII » pp. 441-461

Le tour d’esprit est seul prisé ; la considération intrinsèque des choses est tenue pour inutile et de mauvais genre ; on fait le dégoûté, l’homme supérieur, qui ne se laisse pas prendre à ces pédanteries ; ou bien, si l’on trouve qu’il est distingué de faire le croyant, on accepte un système tout fait, dont on voit très bien les absurdités, précisément par ce qu’on trouve plaisant d’admettre des absurdités, comme pour faire enrager la raison. […] De même qu’au XVIIIe siècle il était de mode de ne pas croire à l’honneur des femmes, de même il n’est pas de provincial quelque peu leste qui, de nos jours, ne se fasse un genre de n’avoir aucune foi politique et de ne pas se laisser prendre à la probité des gouvernants. […] Laissons donc à la négation et à la frivolité le triste privilège d’être inattaquables et glorifions-nous de prêter, par notre conviction et notre sérieux, au rire des sceptiques. […] Nous craignons tant de nous laisser jouer que nous suspectons partout des attrapes, et nous sommes portés à croire que, si nos pères avaient été plus fins, ils n’eussent pas été si sérieux ni si honnêtes. […] qu’il serait beau de s’être laissé duper par elle !

1014. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Discours préliminaire, au lecteur citoyen. » pp. 55-106

Ces deux Prophetes auroient été regardés comme des insensés, & cependant ces Insensés auroient prédit exactement & les effets magiques de la moderne Philosophie qui fascine les Esprits, & la docilité des Esprits qui se laissent fasciner par la Philosophie moderne. […] Dire, en un mot, à tous les Lecteurs, avec autant d’honnêteté que de zele : Ne lisez point des Ouvrages où l’on ne gagne que des vertiges ; ne vous laissez pas duper par des raisonnemens captieux ; ne croyez point à des réputations usurpées ; ne vous fiez point à des Charlatans ; examinez, pesez, jugez : encore une fois, est-ce être partial contre les Auteurs charlatans ? […] Mais laissons-les avec leur acharnement & leur partialité ; il y a longtemps qu’ils abusent des terme, qu’ils confondent les idées, & qu’ils s’efforcent de donner au mensonge les couleurs de la vérité : nous en avons dit assez, pour prouver qu’on peut être leur adversaire déclaré, sans être injuste ni partial. […] La gloire du génie François est établie, dans l’Europe, par des Ouvrages dignes de plaire à tous les Peuples éclairés : les grands Ecrivains du siecle dernier, les bons Ecrivains de celui-ci ne nous laissent rien à envier aux autres Nations. […] Il veut à toute force me ravir le peu de mérite que les Trois Siecles supposent, & ne me laisser que les haines qu’ils m’ont attirées.

1015. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Mirabeau et Sophie. — I. (Dialogues inédits.) » pp. 1-28

Aborder Mirabeau en plein serait une rude tâche, et il n’est pas de ceux qui se laissent prendre de biais et qu’on effleure. […] Il est un point pourtant sur lequel je voudrais ne pas laisser d’incertitude. […] L’intelligence établie entre la marquise et lui n’avait pas échappé au commandant Saint-Mauris, qui avait hâte de ressaisir et de confiner celui qu’il avait trop laissé s’émanciper. […] Le marquis n’eut pas l’ombre d’un soupçon : il le plaignit, il discuta tous les détails de son récit, et me laissa dans l’admiration, etc., etc., etc. […] Belinde s’est affichée follement : je l’ai laissée faire, parce que je ne pouvais pas l’en empêcher, parce que d’ailleurs je n’ignorais pas qu’elle avait peu de chose à perdre en fait de réputation.

1016. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité »

Or cette nécessité ne laisse pas la plus petite place à la liberté humaine. […] Ainsi cette distinction établie entre le bien moral et l’agréable ne laisse place à aucune liberté. […] Mais cette nouvelle conception, comme on va le voir, est aussi destructrice que la précédente de l’hypothèse d’un libre arbitre : car elle ne laisse non plus aucune place à l’existence du mal moral, en sorte que l’existence du mal moral, que les moralistes accordent, la détruit. […] Un choix n’est pas libre si, dans une délibération qui comporte vingt partis d’inégale valeur, on n’en laisse voir à l’intéressé que quatre ou cinq. […] On le dit libre et responsable dès qu’il est normal, dès que tous les poids qui concourent pour l’ordinaire à former cet équilibre instable se laissent voir dans la somme des éléments psychologiques qui le composent.

1017. (1913) La Fontaine « IV. Les contes »

Acanthe dit à Clymène : Laissez-moi mon amour, Madame, au nom des dieux. […] De plus, l’oracle se transforme en prescription et il prescrit d’exposer Psyché dans un lieu désert et sauvage et de l’y laisser seule en proie au monstre qui doit venir. Psyché est laissée seule. Tout ce que vous pouvez imaginer de désespoir et de larmes… Psyché, laissée seule en ce lieu sauvage, se voit soudain transportée en un palais et elle entre dans un état très bizarre : elle y devient l’épouse d’un être que, à sa voix, à ses discours, à l’entendre, à le toucher, elle trouve charmant, mais qu’elle ne voit jamais. […] Il avait la masse énorme des contes que lui avaient laissée les conteurs précédents.

1018. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre x »

Le mieux est de faire sortir des rangs (et pris aux quatre coins de la France) quelques-uns d’eux, et qu’ils parlent, qu’ils nous laissent saisir sur leur visage même, sans intermédiaire, leur bonne volonté prodigieuse et leur accord profond avec le sacrifice que réclame la patrie. […] Et si le temps s’écoule et qu’on ne reçoive rien de moi, laissez-la vivre d’espoir, soutenez-la. […] » J’ai vu des soldats se disputer avec leurs officiers parce que ceux-ci ne voulaient pas les laisser partir ; j’en ai vu un qui pleurait de rage… Nous avons tous des morts à venger. »‌ Ce 8e bataillon avait déjà été remplacé huit fois au feu. […] Sans rien écarter de ce qui faisait notre trésor (car ils montrent au moins autant que nous les aptitudes positives et le sens des réalités de surface), ils ne laissent rien de morne dans les parties mystérieuses de leur être et ils ont retrouvé les puissances des siècles de l’enthousiasme, Par là ils sont des natures plus complètes que n’étaient leurs aînés et s’approchent davantage du type de l’homme intégral.‌ […] Puisque nous voici avec le noble enfant Michel Penet (d’un esprit ravissant, plein de poésie), laissons-le nous présenter le petit chasseur Chocolat.

1019. (1919) L’énergie spirituelle. Essais et conférences « Chapitre I. La conscience et la vie »

La difficulté serait plutôt de trouver un problème qui eût laissé indifférent ce grand esprit, un des plus vastes que l’Angleterre ait produits au cours du siècle dernier. […] Le monde, laissé à lui-même, obéit à des lois fatales. […] A quel signe reconnaissons-nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? […] Mais là se fût arrêtée la matière si elle avait été laissée à elle-même ; et là s’arrêtera aussi, sans doute, le travail de fabrication de nos laboratoires. […] Elle ne peut subsister que si elle se subordonne l’individu, elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposées, qu’il faudrait réconcilier.

1020. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Première partie. — Chapitre XI. »

Les rares débris de ses pièces perdues nous laissent voir encore çà et là bien des effluves de ce feu lyrique dont il inondait l’âme des Grecs. […] Quoi qu’il en soit, un autre souvenir rapide, jeté par Plutarque, nous laisse un regret. […] Laissé près de la veuve et du jeune enfant d’Ajax, le Chœur les protège de sa plainte, tandis que l’enfant lui-même garde le corps de son père. […] Celui-là porta la ruine chez les hommes ; celui-là ne m’a laissé le plaisir ni de me couronner de fleurs, ni de savourer la coupe profonde, ni de prolonger la douce harmonie des flûtes et les joies de la nuit. […] Quand la flotte d’Athènes, brisée devant Syracuse, laissa tant de captifs et de blessés en Sicile, le soutien de leur vie, leur droit à l’hospitalité fut d’aller par les villes, chantant les chœurs d’Euripide.

1021. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

À l’âge de sept ans, on le mit aux mains d’un précepteur, d’un digne vicaire de campagne, John Kirkby, sur lequel il a laissé des paroles touchantes. […] En jetant un regard en arrière et en embrassant toute cette période de ses premières années, Gibbon tient à indiquer qu’il n’y laisse rien de regrettable ni à plus forte raison d’enchanteur ; que cet âge d’or du matin de la vie, qu’on vante toujours, n’a pas existé pour lui, et qu’il n’a jamais connu le bonheur d’enfance. […] Gibbon a laissé de l’éducation qu’on recevait ou plutôt qu’on ne recevait pas à Oxford de son temps une description qui, dans la froideur de son ironie, est la plus sanglante satire. […] En se faisant imprimer il avait surtout cédé au désir de son père ; comme il y avait alors quelques ouvertures pour la paix et qu’il eût désiré entrer dans la diplomatie, il s’était laissé persuader que cette preuve publique de son talent aiderait les démarches de ses amis. […] « Le capitaine des grenadiers du Hampshire, dit-il en prévoyant le sourire du lecteur, n’a pas été tout à fait inutile à l’historien de l’Empire romain. » L’homme de lettres en lui ne se laisse jamais oublier.

1022. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — II. (Suite.) » pp. 434-453

Laissons les comparaisons : il ne s’agit pour le moment que de bien définir, par un caractère général qui l’honore, ce groupe littéraire de Collin d’Harleville, d’Andrieux, de Picard, d’Alexandre Duval (avant la brouille), de Roger (avant l’esprit de parti), de Campenon, Lémontey et autres. […] Andrieux nous a relu ses Deux Vieillards : le style en est parfait ; l’intrigue laisse à désirer. […] Je laisse les lettres de mes amis s’accumuler pendant la guerre qui ne me permet pas un instant de loisir, et c’est lorsque les traités sont signés que je me mets en règle avec eux. […] Daru, ceux que j’ai montrés rassemblés autour de lui, et qui étaient proprement de son cercle, avaient sur Fontanes un avantage : ils étaient productifs et assez féconds, ils payaient de leur personne ; leurs œuvres inégales laissaient à désirer, mais elles occupaient et intéressaient le public à leur moment. Quoique ces auteurs, même les plus classiques comme Andrieux, n’eussent point à beaucoup près, autant que Fontanes, le culte et la vive intelligence de la langue du xviie  siècle, ils ne laissaient pas dans leurs principaux membres (et le nom de Daru nous les résume et nous les garantit) de composer une bonne école, somme toute, une bonne race en littérature.

1023. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — II » pp. 159-177

Il y a telle lettre où il commence par dire qu’il n’a rien à dire, et, sous prétexte de cela, il se met à trouver de très jolies choses et très sensées ; il y donne toute la théorie de la correspondance familière entre amis : écrire toujours, un mot chassant l’autre, et laisser courir la plume sans y tant songer, comme va la langue quand on cause, comme va le pas quand on chemine. […] quand je devrais être réputé bête partout ailleurs, cher monsieur Griflith, laissez-moi passer pour un génie à Olney. […] La corolle était toute remplie, et les feuilles étaient tout humides ; à la voir avec poésie, on aurait dit qu’elle versait des pleurs pour ses boutons laissés à regret sur le riche buisson où elle avait fleuri. […] La composition et la publication de son premier recueil n’avaient fait que le mettre en train et en verve ; il sentait que ce n’était qu’en écrivant, et en écrivant des vers, qu’il pouvait échapper complètement à sa mélancolie : Il y a, disait-il vers ce temps, il y a dans la peine et le travail poétique un plaisir que le poète seul connaît : les tours et les détours, les expédients et les inventions de toute sorte auxquels a recours l’esprit, à la poursuite des termes les plus propres, mais qui se cachent et qui ne se laissent point prendre aisément ; — savoir arrêter les fugitives images qui remplissent le miroir de l’âme, les retenir, les serrer de près, et les forcer de se fixer jusqu’à ce que le crayon en ait tiré dans toutes leurs parties une ressemblance fidèle ; alors disposer ses tableaux avec un tel art que chacun soit vu dans son jour le plus propice, et qu’il brille presque autant par la place qui lui est faite, que par le travail et le talent qu’il nous a coûtés : ce sont là des occupations d’un esprit de poète, si chères, si ravissantes pour sa pensée, et de nature à le distraire si adroitement des sujets de tristesse, que, perdu dans ses propres rêveries, heureux homme ! […] Aucun sopha alors ne m’attendait à mon retour, et je n’avais point besoin de sopha alors ; la jeunesse répare la dépense de ses esprits et de ses forces en un rien de temps ; par un long exercice elle n’amasse qu’une courte fatigue ; et quoique nos années, à mesure que la vie décline, s’enfuient bien rapidement et qu’il n’y en ait point une seule qui ne nous dérobe en s’en allant quelque grâce de jeunesse que l’âge aimerait à garder, une dent, une mèche brune ou blonde22, et qu’elle blanchisse ou raréfie les cheveux qu’elle nous laisse, toutefois le ressort élastique d’un pied infatigable qui monte légèrement le degré champêtre où qui franchit la clôture ; ce jeu des poumons, cette libre et pleine inhalation et respiration de l’air qui fait qu’un marcher rapide ou qu’une roide montée ne sont point une fatigue pour moi ; tous ces avantages, mes années ne les ont point encore dérobés ; elles n’ont point encore diminué mon goût pour les belles vues naturelles ; ces spectacles qui calmaient ou charmaient ma jeunesse, maintenant que je ne suis plus jeune, je les trouve toujours calmants et toujours ayant le pouvoir de me charmer.

1024. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Correspondance de Béranger, recueillie par M. Paul Boiteau. »

C’est ainsi qu’il l’entend, et il le confesse : « Je suis beaucoup plus chrétien qu’on ne le suppose, écrivait-il un jour à l’abbé de Pradt (un prélat très coulant, il est vrai) ; on ne me traiterait pas d’antichrétien, si on ne faisait du christianisme un moyen politique. » — « Pour douter de ce que beaucoup de gens croient, disait-il encore, il n’en résulte pas que je ne croie à rien. » A vingt ans, il faisait maigre le vendredi saint, quoique le maigre l’incommodât ; non pas qu’il s’en tînt à la conclusion un peu vague du Vicaire savoyard, qui laisse la porte entr’ouverte à l’idée de révélation, mais il rendait hommage à la mort la plus touchante du meilleur d’entre les fils des hommes. […] Il est encore tout entier dans cette lettre à un jeune homme triste, souffrant, entravé dans ses goûts, et à qui il dit pour le consoler : « Ne vous laissez pas aller aux longues et secrètes douleurs : Dieu le défend à notre nature… J’ai connu tout cela, Monsieur, voilà pourquoi je me permets de vous en parler. […] C’est parce qu’on se laisse aller à toutes les flatteries de bonne foi de ceux qui vous entourent, qu’on est toujours disposé à se croire plus qu’on n’est, à se supposer une valeur qu’on n’a pas. […] Un jour, Lamennais veut louer Béranger dans un de ses livres, et il le fait sans restriction aucune : le passage est communiqué d’avance au poëte qui lui répond par ce petit avis, mêlé au remerciement : « A des louanges aussi flatteuses ne conviendrait-il pas d’ajouter : Il est fâcheux qu’en chantant pour le peuple, Béranger se soit d’abord trop laissé entraîner à la peinture de mœurs, que plus tard sans doute il eût voulu pouvoir corriger ? […] Comme l’encre y abonde sans cesse, dès que nous laissons reposer notre plume, le noir liquide se répand et coule jusqu’au siège de nos affections.

1025. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Maurice et Eugénie de Guérin. Frère et sœur »

Nous la comprenons, cette tendresse de scrupule et de conscience, nous l’honorons et dans la famille et chez les amis catholiques bretons qui la partagent ; mais qu’on me laisse dire qu’elle est excessive et qu’elle ne saurait prévaloir contre les faits. […] … Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure comme dans les eaux ; oui je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. […] Ces immobilités soudaines me laissaient ressentir ma vie tout émue… Autrefois, j’ai coupé dans les forêts des rameaux qu’en courant j’élevais par-dessus ma tête : la vitesse de la course suspendait la mobilité du feuillage qui ne rendait plus qu’un frémissement léger ; mais au moindre repos, le vent et l’agitation rentraient dans le rameau, qui reprenait le cours de ses murmures. […] Ces jolis chants et ce lavage de fontaine me donnaient à penser diversement : les oiseaux me faisaient plaisir, et, envoyant s’en aller toute bourbeuse cette eau si pure auparavant, je regrettais qu’on l’eût troublée, et me figurais notre âme quand quelque chose la remue ; la plus belle même se décharme quand on en touche le fond, car au fond de toute âme humaine il y a un peu de limon. » Elle-même, elle se laisse couler sur ce papier qu’elle quitte et reprend souvent ; elle est triste, il lui manque quelque chose, sa tranquillité n’est qu’à la surface ; cela lui faitdu bien d’écrire et lui décharge l’âme de ce triste qui parfois la trouble ; elle se sent mieux après. […] Moi, je vivrais d’aimer : soit père, frères, sœur, il me faut quelque chose. » Ce Journal même où elle s’écoule, et qui ne laisse pas de lui donner, de temps en temps, de petits scrupules à cause du plaisir qu’elle y prend, ne lui suffit pas.

1026. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame, secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris. »

La figure de l’archevêque, M. de Harlay, est de celles qui peuvent tenter une plume amie des nuances ou des contrastes ; même après les beaux portraits qu’ont laissés de lui des maîtres de la fin du xviie  siècle (Saint-Simon d’Aguesseau), il reste bien à dire. […] Il y remet à leur vrai rang le Père de La Rue, le Père Gaillard, un peu surfaits alors ; il laisse le Père Bourdaloue à la première place où l’estime publique l’avait d’abord porté, quoiqu’il prétende n’avoir pas eu à se louer personnellement de lui ; voici ce qu’il en dit : « Peut-être n’y a-t-il pas eu de prédicateur plus suivi que le Père Bourdaloue, — j’ajoute, ni qui ait plus mérité de l’être. […] Quoique la prédication fût alors mon plus grand objet, je ne laissais pas de m’exercer à écrire selon l’occasion, soit en français, soit en latin, sachant bien que plus on vaut, plus on peut faire fortune auprès des Grands qui en sont la source. […] Ce prélat de qualité et qu’on vient de voir si en beau, quoique réellement le portrait ne soit que ressemblant et nullement flatté, avait fait d’excellentes études au collège de Navarre, où il avait laissé de brillants souvenirs. […] Qu’on me laisse dire hardiment qu’un tel homme avait et devait avoir la faconde sacrée plus que la véritable éloquence sacrée.

1027. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

On l’a assez fait dans ce journal, auprès de moi ; je laisse aux fines plumes, et plus alertes que la mienne, leur duel habile et tout leur jeu. […] Il est difficile aux auteurs de ne pas se peindre, surtout dans un premier ouvrage : Émile, qui ne fait autre chose que se raconter à Mathilde, essaye à un endroit de se peindre aussi, ou du moins de tracer l’idéal relatif qu’il a parfois devant les yeux et qu’il est tenté de réaliser : « Il y aurait, dit-il, un caractère intéressant à développer dans un roman ; ce serait celui d’un jeune homme né comme moi sans famille, sans fortune, suffisant à tout ce qui lui manquerait par sa seule énergie, et dont les forces croîtraient avec les obstacles ; un jeune homme qui se placerait au-dessus d’une telle position par un tel caractère ; qui, loin de se laisser abattre par les difficultés, ne penserait qu’à les vaincre, et, esclave seulement de ses devoirs et de sa délicatesse, aurait su parvenir, en conservant son indépendance, à un poste assez élevé pour attirer sur lui les regards de la foule et se venger ainsi de l’abandon. […] Un mot qu’il laisse échapper devant son excellent maître et ami l’abbé de La Tour éveille les craintes de ce dernier et, pour prévenir un malheur, l’abbé croit devoir révéler à son élève le mystère de sa naissance qu’il lui avait caché jusqu’alors. […] Il y a dans le cœur des hommes plus de pauvreté qu’il n’y a de misère dans la vie. » La sévérité morale, si naturelle à la première jeunesse que rien n’a corrompue, s’y marque en bien des pensées : « Dès que l’on aime, on a besoin de s’estimer ; la dignité est inhérente à tous les sentiments passionnés et au désir de plaire. » « La sensibilité profonde est aussi rare que la vertu ; … le cœur qui peut se laisser séduire un instant ne s’attache véritablement qu’à ce qu’il respecte. […] Je laisse chacun achever un parallèle qui n’est pas de pure forme, et où tant d’idées se pressent.

1028. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Leckzinska (suite et fin.) »

Une tapisserie jaune, suspendue dans le fond, laisse un vaste jour ouvert sur un parc dont on entrevoit de hauts ombrages. […] Mais laissons parler l’exact chroniqueur : « Octobre. — Lundi 4, notre bonne reine a vu Paris ; elle est venue à Notre-Dame demander un Dauphin à la Vierge, et de là elle est allée à Sainte-Geneviève, à la même fin. […] Je laisse à penser si l’on dut rire. […] « On oublie, en voyant Thémire, qu’il puisse y avoir d’autres grandeurs, d’autres élévations que celle des sentiments ; on se laisserait presque aller à l’illusion de croire qu’il n’y a d’intervalle d’elle à nous que la supériorité de son mérite : mais un fatal réveil nous apprendrait que cette Thémire si parfaite, si aimable, c’est — la Reine. […] Papillon, lui présentant la liste des pièces qu’on devait jouer à, la Cour, n’osait nommer le Cocu imaginaire et l’avait laissé en blanc.

1029. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite.) »

Entre les divers sentiments publics, c’est le mépris avant tout, et à tout prix, qu’il faut éviter et dont celui qui gouverne ne doit jamais laisser approcher de lui l’ombre même et le soupçon. […] Les nouvelles que vous voulez bien me donner des heureux progrès dans votre lien conjugal me font le plus grand plaisir, et vous voulez même presque me laisser l’espérance d’y avoir contribué par mes propos, qui étaient bien épurés par l’intention unique de cimenter par là les liens et le bonheur de deux personnes qui me sont si chères et précieuses. » Enfin le 19 décembre 1778, la reine accouche de son premier enfant qui sera Madame, duchesse d’Angoulême. […] Mais ne croyez pas que je me laisse aller à rien d’indigne de moi ; j’ai déclaré que je ne me vengerais jamais qu’en redoublant le bien que j’ai fait… » On reconnut trop tard alors qu’on avait fait fausse route et qu’au lieu de déférer au conseil de M. de Breteuil qui avait voulu un procès et un éclat, on aurait mieux fait d’étouffer l’affaire, selon l’avis prudent de M. de Vergennes. […] Vouloir étouffer l’affaire, c’était laisser le champ libre à toutes les suppositions les plus odieuses et paraître craindre le grand jour. […] Quoique dans le pays des Chambres haute et basse, des oppositions et des motions, vous pouvez vous fermer les oreilles et laisser dire.

1030. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Catinat. »

laissons Saint Simon parler et peindre : « De l’esprit, dit-il, dans son admirable et brûlant croquis de La Feuillade, une grande valeur, une plus grande audace, une pointe de folie gouvernée toutefois par l’ambition, et la probité et son contraire fort à la main, avec une flatterie et une bassesse insignes pour le roi, firent sa fortune et le rendirent un personnage à la Cour, craint des ministres et surtout aux couteaux continuels avec M. de Louvois. ». […] On ne se laisse point payer de mots, ni même d’espèces ; on a des restes d’honneur ; on ne veut voir qu’abus de la force dans cette première et si prompte inexécution du traité ; on ne peut croire à un pareil oubli de générosité chez Louis XIV, un si puissant roi ! […] On suit ce conseil : pourtant l’affaire se continue avec instance, et l’on désire à Versailles que, nonobstant tous les désaveux, et coupant court à toutes les négociations reprises, Catinat aille de l’avant, fasse son métier de soldat, et s’empare le plus honnêtement qu’il pourra de la ville et du château que le traité laissait au duc. […] Le gouverneur et commandant des troupes du duc, le marquis de Gonzague, est un homme d’esprit et qui ne se laisse pas jouer. […] Cependant je vois avec beaucoup de surprise que vous attendiez les ordres de Sa Majesté, sur quoi vous êtes d’autant moins excusable que, si vous aviez cru avoir besoin desdits ordres, vous n’auriez pas dû manquer de l’écrire par un courrier exprès, qui vous en aurait apporté la réponse en huit ou neuf jours… Quoique j’espère que les dépêches qui vous ont été remises par le courrier La Neuville, il y a plus de quatre jours, vous auront porté à demander audit marquis l’entrée dudit château, je ne laisse pas de vous dépêcher ce courrier exprès pour vous témoigner la mauvaise satisfaction que le roi a du retardement que vous avez apporté, etc… » Louis XIV, pas plus que Napoléon, n’aimait qu’on se le fît dire deux fois ni qu’on lui fît répéter un ordre.

1031. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « THÉOPHILE GAUTIER (Les Grotesques.) » pp. 119-143

Gautier ne soit pas homme à se laisser prendre en flagrant délit d’un dessein littéraire prémédité et qui aurait l’air sérieux, quoiqu’il se moque lui-même très-agréablement de la plupart des pauvres diables dont il s’est senti d’humeur à s’occuper cette fois, et quoiqu’enfin dans sa post-face (les préfaces sont le pont-aux-ânes, et dans un livre sur les grotesques il est bien permis de les mettre à l’envers) il ait paru faire bon marché de l’effort capricieux et léger qu’il venait de tenter, nous remplirons tout gravement à son égard notre métier de critique, et dussions-nous être réputé de lui bien pédant, bien académicien déjà, nous rendrons justice à l’idée logique de son livre, nous la discuterons, sans préjudice toutefois des brillantes fantaisies et des mille arabesques dont il l’entoure. […] il laisse ces scrupules aux Étienne Pasquier, aux Antoine Du Verdier et autres pédants, comme il les appelle tout net (tome I, page 7). […] On aime, indépendamment du jugement critique, à savoir avec précision ce qu’a écrit l’auteur qu’on juge, ce qu’il a laissé d’imprimé ou d’inédit, et même ce qui a été pensé par d’autres à son sujet. […] Après t’être affligé pense à te réjouir : Qui t’a fait la douleur t’a laissé les remèdes, etc. […] Racan et même Maynard, avec bien moins de mouvement d’idées sans doute et moins de velléités originales, ont laissé d’eux-mêmes des témoignages poétiques bien supérieurs et encore subsistants51.

1032. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DISCOURS DE RÉCEPTION A L’ACADÉMIE FRANÇAISE, Prononcé le 27 février 1845, en venant prendre séance à la place de M. Casimir Delavigne. » pp. 169-192

Un de ses oncles était lié avec Andrieux et lui montra ces premiers vers de Casimir : « Qu’il laisse les vers, répondit Andrieux, c’est un vilain métier : qu’il fasse son droit et devienne un bon avocat !  […] S’il céda quelquefois sur des points de détail, quand il le crut nécessaire et raisonnable, il ne se laissa jamais tenter ni entraîner aux séductions croissantes, ni aux souffles impétueux. […] S’il n’est ni si impétueux, ni si entraîné qu’on voudrait d’abord, laissez-le faire, laissez-le rêver à loisir, seul, ne l’interrompez ni ne l’excitez : il arrive aussi à ses effets, à ses nobles et douces fins. […] Lui-même a consacré les prémices de son bonheur domestique dans les seuls vers peut-être où il se soit permis ce genre d’épanchement : Il n’est point de beaux lieux que n’embellisse encore Le sentiment profond qu’on éprouva près d’eux… De tels vers et ceux qui suivent, et que je regrette de ne pouvoir citer avec étendue, ont tout leur prix chez le poëte qui n’a laissé échapper de son âme discrète que de pudiques parfums.

1033. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « M. Émile Zola, l’Œuvre. »

Il semble que la meilleure condition pour écrire des romans vrais, ce soit de vivre en pleine réalité actuelle et de laisser les sujets vous venir d’eux-mêmes : M.  […] Trois ou quatre signes sensibles de ce détachement : le jour de leur mariage (il y a des années qu’ils sont ensemble), il ne songe pas à la traiter en mariée ; il se laisse entraîner chez Irma Bécot ; il fait poser Christine pour son grand tableau et oublie de l’embrasser après la pose. […] Double duel à mort entre le peintre et cette image qui résiste, qui ne veut pas se laisser peindre comme il la voit, et qui pourtant l’attire et le retient invinciblement, et, d’autre part, entre cette femme peinte et la femme de chair. […] L’auteur ne veut pas nous laisser oublier que, si Angélique est sage, c’est parce qu’elle brode des chasubles et qu’elle vit à l’ombre d’une vieille cathédrale, mais que, dans d’autres conditions, elle eût pu aussi bien être Nana. […] Ce monsieur qui a écrit de si vilaines choses, ma chère fait peur aux vierges innocentes du portail de Sainte-Agnès… Qu’il laisse les vierges tranquilles !

1034. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre IV. Ordre d’idées au sein duquel se développa Jésus. »

En dehors de la Révolution française, aucun milieu historique ne fut aussi propre que celui où se forma Jésus à développer ces forces cachées que l’humanité tient comme en réserve, et qu’elle ne laisse voir qu’à ses jours de fièvre et de péril. […] Elles laissaient tout faire jusqu’au jour où elles croyaient devoir sévir. […] Des tourterelles sveltes et vives, des merles bleus si légers qu’ils posent sur une herbe sans la faire plier, des alouettes huppées, qui viennent presque se mettre sous les pieds du voyageur, de petites tortues de ruisseaux, dont l’œil est vif et doux, des cigognes à l’air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se laissent approcher de très près par l’homme et semblent l’appeler. […] Laissez l’austère Jean-Baptiste dans son désert de Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse, vivre de sauterelles en compagnie des chacals. […] Le verset 11 laisse supposer que Simon le Magicien était déjà célèbre au temps de Jésus.

/ 3448