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1087. (1886) De la littérature comparée

Je me garderai de rechercher dans l’histoire les griefs respectifs de ces deux forces : s’il y avait quelque logique dans les choses humaines, elles auraient toujours marché d’accord et reconnu la communauté de leurs intérêts ; au lieu de cela, elles n’ont jamais eu l’une pour l’autre assez de critiques acerbes, et, aujourd’hui, leur hostilité, il faut bien le reconnaître, est plus marquée que jamais. […] Ce sont ces règles de la végétation humaine que l’histoire à présent doit chercher ; c’est cette psychologie spéciale de chaque formation qu’il faut faire ; c’est le tableau complet de ces conditions propres qu’il faut aujourd’hui travailler à composer. » Je voudrais pouvoir, Messieurs, vous montrer comment l’illustre critique a poursuivi son programme, comment il a développé et élargi sa méthode dans sa Philosophie de l’art, comment il a osé aborder les problèmes les plus compliqués de l’esthétique, ceux de la production de l’œuvre d’art et de l’idéal dans l’art, en « naturaliste », selon sa propre expression, et « méthodiquement », en vue « d’arriver non à une mode, mais à une loi ». […] Benvenuto Cellini célèbre en un langage dithyrambique les perfections du corps humain. […] Le développement de la littérature moderne, en effet, quelque vaste qu’il soit, n’est qu’une phase du développement de la pensée humaine ; et l’histoire de la pensée elle-même rentre dans l’histoire générale de la vie sociale.

1088. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XIII »

Entre l’idéal qui transfigure et le pessimisme qui diffame la nature humaine, il y a un milieu que le drame et la comédie ne doivent pas dépasser. […] Il peut s’emparer hardiment d’une maladie des sens ou de l’âme, en scruter les plaies, en analyser les ressorts, compléter, par une étude hardie et profonde, la science de la vie à laquelle rien de ce qui est humain ne doit rester étranger. […] Mais que, dans un être organisé à l’état normal, le mépris soit le principe et la substance de l’amour, que l’homme préfère, d’instinct, la courtisane à la vierge et l’abreuvoir à la source vive ; que les taches fassent, pour lui, partie de la séduction de la femme, comme elles font partie de la beauté de la bête, c’est là un paradoxe excessif qui calomnie la nature humaine. […] Et, de fait, c’est moins une femme vivante qu’une idole, l’idole splendide et rigide, qu’on nourrit d’encens et de chair humaine, et qui sourit indifféremment.

1089. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Le Palais Mazarin, par M. le comte de Laborde, de l’Institut. » pp. 247-265

Le fils de Robert Walpole, Horace, prenant en main la défense de son père contre les ennemis qui l’avaient tant insulté, s’écriait un jour : Chesterfield, Pulteney et Bolingbroke, voilà les saints qui ont vilipendé mon père… voilà les patriotes qui ont combattu cet excellent homme, reconnu par tous les partis comme incapable de vengeance autant que ministre l’a jamais été, mais à qui son expérience de l’espèce humaine arracha un jour cette mémorable parole : « Que très peu d’hommes doivent devenir premiers ministres, car il ne convient pas qu’un trop grand nombre sachent combien les hommes sont méchants. » On pourrait appliquer cette parole à Mazarin lui-même, sauf le mot excellent homme qui suppose une sorte de cordialité, et qu’il ne méritait pas ; mais il est vrai de dire que c’étaient de singuliers juges d’honneur que les Montrésor, les Saint-Ibar, les Retz et tant d’autres, pour venir faire la leçon à Mazarin. […] Je ne réponds pas, et aucun lecteur circonspect ne saurait répondre de la vérité et de l’exactitude historique de la plupart des récits que nous offrent les Mémoires de Retz ; mais ce qui est évident et qui saute aux yeux, c’est quelque chose de supérieur pour nous à cette exactitude de détail, je veux dire la vérité morale, la fidélité humaine et vivante de l’ensemble. […] Cette scène est vraie, elle doit l’être, car elle ressemble à la nature humaine, à la nature des rois, des ministres et courtisans en ces extrémités. […] La mort servit donc l’heureux Mazarin à souhait en l’enlevant au comble de la prospérité et dans la maturité de la puissance humaine.

1090. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Droz. » pp. 165-184

Mais partout où il sent de la chaleur humaine et tant qu’il y a une nuance d’affection, il espère. […] Droz a été surtout séduit par le côté riant, familier, humain et affectueux de l’auteur des Essais ; il a reconnu en lui sinon un excellent instituteur, du moins un bon ami ; il a fait avec Montaigne comme tout à l’heure avec Cabanis ; il s’est mis en communication avec lui par la qualité sympathique qui unissait leurs deux natures. […] L’Évangile, selon lui, était venu pour perfectionner et accomplir la loi de nature plutôt que pour la renverser ; il était venu apporter la paix et l’harmonie dans l’homme, plutôt que le glaive ; et ce sage aimable, en cela disciple de Fénelon, évitant les rochers et les précipices où d’autres vont se heurter, trouva moyen encore de passer par une route unie, et comme en continuant les sentiers fleuris de l’humaine sagesse, aux sentiers plus élevés d’où l’on entend avec le peuple et avec les disciples le divin sermon sur la montagne. […] Droz s’est fait l’objection à lui-même, et il y a répondu en disant : Il est une révolution paisible, lente, mais sûre, que le temps opère, et qui conduit le genre humain vers de meilleures destinées.

1091. (1868) Rapport sur le progrès des lettres pp. 1-184

Il y a quelque chose qui ne change pas, l’esprit humain. […] L’esprit humain est en travail. […] Car, en ce sens, la plus pauvre des pages contient en germe tous les trésors de l’esprit humain. […] Il en trouve plusieurs : le manque de grandes croyances, d’enthousiasme pour les idées généreuses, de passion et de sens humain. […] Il ne s’était promis de l’être qu’à la dignité de l’art, à la sincérité du style, à la vérité historique et à la vérité humaine.

1092. (1930) Les livres du Temps. Troisième série pp. 1-288

Tout comme l’axiome cartésien, le lyrisme romantique avait une portée parfaitement collective et humaine. […] Rien que de purement humain ! […] quelle confiance en l’esprit humain ! […] D’ailleurs, il est probable qu’elle ne mourra pas, et que cette notion durera autant que le genre humain. […] Daniel Mornet l’emploie dans le sens de Fernand Gregh (sentiment humain) dont M. 

1093. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Casuistique. » pp. 184-190

C’est un meurtre, oui, mais dont on peut douter s’il tue de la vie, et quelle espèce de vie : car les médecins ne savent pas à quel moment le germe de ce qui sera un homme devient en effet une créature humaine, et les théologiens ne savent pas à quel moment il reçoit une âme. […] Il faudrait plier l’opinion à honorer, partout et toujours, la maternité, à la considérer comme auguste et purificatrice, à penser qu’elle lave les souillures même d’où elle est sortie, par la souffrance, par le devoir accepté, et par ce qu’elle apporte de renfort possible à la communauté humaine dont nous faisons partie.

1094. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 181-190

Parmi le petit nombre d’hommes de génie de notre Nation, qui ont cultivé la Philosophie, il a la gloire de n’avoir à se reprocher que les erreurs attachées à la foiblesse de l’esprit humain. […] C’est dans ce spectacle vivant de la nature humaine, que les Poëtes, les Orateurs, les Moralistes eux-mêmes, peuvent trouver encore plus sûrement de quoi s’instruire, parce que les exemples y sont plus frappans, que les préceptes ne le sont dans un Traité de Morale.

1095. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 31, que le jugement du public ne se retracte point, et qu’il se perfectionne toujours » pp. 422-431

Il consiste à plaire et à interesser autant que ces grecs et ces romains, qu’on croit communément être parvenus au terme que l’esprit humain ne sçauroit passer, parce qu’on n’a rien vû encore de meilleur que ce qu’ils ont fait. […] Après ce que je viens d’exposer on voit bien qu’il faut laisser juger au temps et à l’expérience quel rang doivent tenir les poetes nos contemporains parmi les écrivains qui composent ce recueil de livres que font les hommes de lettres de toutes les nations, et qu’on pourroit appeller la biblioteque du genre humain.

1096. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Nouvelle correspondance inédite de M. de Tocqueville (suite et fin.) »

« Quand je songe, écrivait-il à son ancien collègue, aux épreuves qu’une poignée d’aventuriers politiques ont fait subir à ce malheureux pays ; lorsque je pense qu’au sein de cette société riche et industrieuse on est parvenu à mettre, avec quelque apparence de probabilité, en doute l’existence même du droit de propriété ; quand je me rappelle ces choses, et que je me figure, comme cela est la vérité, l’espèce humaine composée en majorité d’âmes faibles, honnêtes et communes, je suis tenté d’excuser cette prodigieuse énervation morale dont nous sommes témoins, et de réserver toute mon irritation et tout mon mépris pour les intrigants et les fous qui ont jeté dans de telles extrémités notre pauvre pays. » C’était peut-être, il est vrai, pour consoler le chef de l’ancienne Opposition de gauche et le promoteur des fameux banquets qu’il écrivait de la sorte : quoi qu’il en soit, le philosophe est ici en défaut, et il paraît trop vite oublier ce qu’il a reconnu ailleurs, que ce ne sont pas les partis extrêmes qui ont renversé Louis-Philippe, mais que c’est la classe moyenne le jour où elle fit cause commune avec eux. […] Les dix dernières années, qui ont été assez stériles pour moi sous beaucoup de rapports, m’ont cependant donné des lumières plus vraies sur les choses humaines et un sens plus pratique des détails, sans me faire perdre l’habitude qu’avait prise mon intelligence de regarder les affaires des hommes par masses. […] Je n’ai pas de traditions, je n’ai pas de parti, je n’ai point de cause, si ce n’est celle de la liberté et de la dignité humaine : de cela, je suis sûr ; et pour un travail de cette sorte, une disposition et un naturel de cette espèce sont aussi utiles qu’ils sont souvent nuisibles quand il s’agit, non plus de parler sur les affaires humaines, mais de s’y mêler. » J’en demande pardon à Tocqueville : au moment où il dit qu’il n’a point de cause, il déclare assez qu’il en a une, et cette cause, telle qu’il vient de la définir, était pour lui une religion. […] Montesquieu, qui savait l’histoire et qui a si fortement parlé de la République romaine, n’avait pas cette horreur des Trajan ; il a sur eux, à la rencontre, d’humaines et de magnifiques paroles, et il s’est montré en cela un parfait philosophe.

1097. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

L’abbé Brelucque et l’abbé Perrot ne partagent point, etc. » Et il entre dans le détail des personnes, tout prompt d’ailleurs, selon sa coutume, à tirer des conclusions excessives : « Quiconque voudra faire interdire le genre humain, ne manquera pas de témoins qui déposeront de sa démence. » Et c’est l’homme qui tout à l’heure va soutenir théoriquement dans un gros livre la doctrine du sens commun universel ! […] Le genre humain tout entier marche à grands pas vers sa destruction ; il est dans le travail de l’agonie, et, comme un malheureux blessé à mort, il se débat et se roule dans son propre sang. » Qu’il y ait quelques amères vérités mêlées et broyées dans cette peinture apocalyptique, on ne le saurait nier ; mais comment faire le départ du vrai et du chimérique ? […] Si l’on a remarqué avec raison que les grandes crises révolutionnaires et les tempêtes politiques ont pour effet de ramener en foule les naufragés et les vaincus au pied des autels, cela n’est pas moins vrai des intelligences supérieures que l’imagination ou que la sensibilité domine, et qui sont tentées dans ces terribles catastrophes de voir et de discerner comme deux plans et deux sphères, l’inférieure où les lutteurs humains se combattent, la supérieure qui en est comme la transfiguration et où se déroulent dans leur harmonie les causes providentielles. La Mennais était au plus haut degré sous cette impression, qui était également celle de Joseph de Maistre, et il écrivait de Londres le 12 septembre 1815 : « Selon toutes les vraisemblances humaines, notre pauvre patrie, déjà si malheureuse, est à la veille de plus grandes calamités encore. […] Quelle terrible pensée que celle d’avoir réduit un être humain en cet état ! 

1098. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256

Ce grand orage humain semblait marcher et rouler comme les hautes sphères. […] Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer ; personne n’a contrarié sa marche impunément. […] Bolingbroke, parlant d’un écrit de Pope (son Essai sur l’Homme, je crois) et du bien qui pouvait en résulter pour le genre humain, écrivait à Swift (6 mai 1730) : « J’ai pensé quelquefois que si les prédicateurs, les bourreaux et les auteurs qui écrivent sur la morale, arrêtent ou même retardent un peu les progrès du vice, ils font tout ce dont la nature humaine est capable ; une réformation réelle ne saurait être produite par des moyens ordinaires : elle en exige qui puissent servir à la fois de châtiments et de leçons ; c’est par des calamités nationales qu’une corruption nationale doit se guérir. » Voilà encore une de ces paroles qui serviraient bien d’épigraphe et de devise à une histoire de la Révolution française. […] C’est ainsi que des rapprochements qui sont judicieux au fond, mais que le relief de la forme accuse trop, cessent de paraître vraisemblables ; cela a l’air trop arrangé pour être vrai ; l’esprit du lecteur admet difficilement dans la suite, même providentielle, des événements humains une manœuvre si exacte et si concertée.

1099. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « L’abbé Prévost »

Or, à part un très-petit nombre de noms grandioses et fortunés qui, par l’à-propos de leur venue, l’étoile constante de leurs destins, et aussi l’immensité des choses humaines et divines qu’ils ont les premiers reproduites glorieusement, conservent ce privilège éternel de ne pas vieillir, ce sort un peu sombre, mais fatal, est commun à tout ce qui porte dans l’ordre des lettres le titre de talent et même celui de génie. […] Prémunis par là contre bien des agitations insensées, sachons nous tenir à un calme grave, à une habitude réfléchie et naturelle, qui nous fasse tout goûter selon la mesure, nous permette une justice clairvoyante, dégagée des préoccupations superbes, et, en sauvant nos productions sincères des changeantes saillies du jour et des jargons bigarrés qui passent, nous établisse dans la situation intime la meilleure pour y épancher le plus de ces vérités réelles, de ces beautés simples, de ces sentiments humains bien ménagés, dont, sous des formes plus ou moins neuves et durables, les âges futurs verront se confirmer à chaque épreuve l’éternelle jeunesse. […] Boileau, plus sévère et aussi humain, Boileau, que je me reproche de n’avoir pas assez loué autrefois sur ce point non plus que sur quelques autres, a été inspiré de cet esprit de piété solide dans son Épître à l’abbé Renaudot. […] On trouva chez lui un petit papier, écrit de sa main, qui contenait ces mots : Trois ouvrages qui m’occuperont le reste de mes jours dans ma retraite : 1° L’un de raisonnement : — la Religion prouvée par ce qu’il y a de plus certain dans les connaissances humaines ; méthode historique et philosophique qui entraîne la ruine des objections ; 2° L’autre historique : — histoire de la conduite de Dieu pour le soutien de la foi depuis l’origine du Christianisme ; 3° Le troisième de morale : — l’esprit de la Religion dans l’ordre de la société. […] Il ressuscite avec ampleur, après Louis XIV, après cette précieuse élaboration de goût et de sentiments, ce que d’Urfé et mademoiselle de Scudery avaient prématurément déployé ; et bien que chez lui il se mêle encore trop de convention, de fadeur et de chimère, il atteint souvent et fait pénétrer aux routes secrètes de la vraie nature humaine ; il tient dans la série des peintres du cœur et des moralistes aimables une place d’où il ne pourrait disparaître sans qu’on aperçût un grand vide.

1100. (1875) Les origines de la France contemporaine. L’Ancien Régime. Tomes I et II « Livre troisième. L’esprit et la doctrine. — Chapitre IV. Construction de la société future »

Quiconque y fait obstacle est l’ennemi du genre humain ; gouvernement, aristocratie, clergé, quel qu’il soit, il faut l’abattre. […] Pour eux, l’esprit humain, c’est leur esprit, l’esprit classique. […] Les enfants qui ont actuellement dix ans se trouveront alors des hommes préparés pour l’État, affectionnés à leur pays, soumis, non par crainte, mais par raison, à l’autorité, secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la justice. » — Au mois de janvier 1789434, Necker, à qui M. de Bouillé montrait le danger imminent et les entreprises immanquables du Tiers, « répondait froidement et en levant les yeux au ciel qu’il fallait bien compter sur les vertus morales des hommes »  Au fond, quand on voulait se représenter la fondation d’une société humaine, on imaginait vaguement une scène demi-bucolique, demi-théâtrale, à peu près semblable à celle qu’on voyait sur le frontispice des livres illustrés de morale et de politique. […] — Voilà quelques-unes des puissances brutes qui gouvernent la vie humaine. […] L’emplacement où nous le bâtissons doit être considéré comme vide ; si nous y laissons subsister une partie des vieilles constructions, ce sera en son nom et à son profit, pour les enfermer dans son enceinte et les approprier à son usage ; tout le sol humain est à lui  D’autre part, il n’est pas, selon la doctrine américaine, une compagnie d’assurance mutuelle, une société semblable aux autres, bornée dans son objet, restreinte dans son office, limitée dans ses pouvoirs, et par laquelle les individus, conservant pour eux-mêmes la meilleure part de leurs biens et de leurs personnes, se cotisent afin d’entretenir une armée, une maréchaussée, des tribunaux, des grandes routes, des écoles, bref les plus gros instruments de sûreté et d’utilité publiques, mais réservent le demeurant des services locaux et généraux, spirituels et matériels, à l’initiative privée et aux associations spontanées qui se formeront au fur et à mesure des occasions et des besoins.

1101. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLIXe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou les Médicis (suite) »

Le genre humain n’est point de niveau, Dieu ne l’a point fait ainsi ; la démocratie absolue est une chimère, l’égalité est une utopie. […] XVII L’esprit humain, ébranlé par les grandes catastrophes de l’Orient et par la ruine des ruines de la Grèce à Athènes et à Constantinople, avait la passion de se reconstruire de ses propres débris ; c’était ce qu’on appelle une renaissance. […] Les Médicis fondèrent un nom immortel et presque un empire ; ils étaient, par le hasard de leur opulence et par le hasard de leur mérite, ceux de tous les citoyens du moment qui pouvaient le mieux se consacrer à l’idée en vogue : le rajeunissement de l’esprit humain. […] Le gouvernement doux et fraternel de cette maison déclina, comme toutes les choses humaines, et finit par devenir un fief impérial de la maison d’Autriche, une espèce de noviciat du trône impérial, où les héritiers présomptifs de l’empire s’exerçaient à régner. […] Par cet amour qui vous fait embrasser tout le genre humain, qui vous a fait descendre du ciel et revêtir notre humanité nue, qui vous a fait souffrir la faim, la soif, le froid, la chaleur, le labeur, les moqueries, le mépris, les coups, la flagellation, la mort enfin sur une croix ; par cet excès d’amour, ô mon Sauveur Jésus, je vous supplie et vous conjure de détourner vos regards, votre face de mes péchés, afin que cité à comparaître devant votre tribunal, ce que je sens devoir être très-prochain, je ne sois pas puni pour mes fraudes, mes péchés, mais pardonné par les mérites de votre croix : qu’il plaide, qu’il plaide en ma faveur, ce sang, le plus précieux de tous, que vous avez répandu sur ce sublime autel de notre rédemption, et pour rendre l’homme libre, donner à l’homme la liberté. » Après ces paroles et d’autres encore, devant tous les assistants en pleurs, le prêtre ordonna qu’on le relevât et qu’on le mît dans son lit pour qu’on lui administrât plus facilement le sacrement : il s’y opposa d’abord ; mais, de crainte de manquer d’obéissance au vieillard, il se laissa fléchir, et répétant avec fermeté les paroles sacramentales, déjà sanctifié et vénérable par une sorte de majesté divine, il reçut le corps et le sang du Seigneur.

1102. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre IV. Guerres civiles conflits d’idées et de passions (1562-1594) — Chapitre III. Montaigne »

Il a recueilli de ses conversations, des relations des voyageurs, de tous les écrits des anciens, le plus volumineux dossier des contradictions humaines. […] Je remarque que ce sont celles qui dépassent l’expérience et le raisonnement, sur lesquelles nombre de gens, qui n’étaient pas sceptiques, ont déclaré impossible à l’esprit humain d’acquérir aucune certitude, et que divers dogmatismes très positifs ont dénommé l’inconnaissable. […] Il y a deux choses certaines, et que tout l’effort du pyrrhonisme ne saurait obscurcir : c’est le plaisir et la douleur. — Mais le plaisir et la douleur varient d’homme à homme, selon les tempéraments, de minute à minute, selon les revirements de l’humeur. — Pas tant que cela, si l’on commence par écarter tous les plaisirs et toutes les douleurs d’opinion, qui sont des inventions humaines, et que notre prétendue civilisation attache à des biens imaginaires. […] Très clairement, très nettement, en plus d’un endroit, il nous offre l’homme en sa personne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition241 ». […] Et l’un des caractères éminents qu’il offre, c’est celui par lequel la littérature classique apparaît surtout comme une des plus pures formes de l’esprit français : c’est cet ensemble de qualités sociables, cette vive lumière d’universelle intelligibilité, qui fait des Essais un livre humain, et non pas seulement français.

1103. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre I. Les mondains : La Rochefoucauld, Retz, Madame de Sévigné »

Ceux qui applaudirent, c’étaient les jansénistes ; ils retrouvaient, par cette impitoyable analyse de l’égoïsme humain, la démonstration de notre corruption dans l’état de la nature déchue. […] Et, portraits ou récits, ses Mémoires sont d’un bout à l’autre une peinture curieuse du jeu complexe des sentiments et des intérêts humains. […] De ce fonds de lectures, que son esprit applique à son expérience, sortent tant de réflexions sur la vie humaine, sur les mœurs et sur les passions, qui rendent ses lettres si substantielles. […] Et si l’horizon de Mme de Sévigné est plus large, si elle a des inquiétudes plus hautes et plus philosophiques, Mme de Maintenon a une expérience sûre et profonde de la nature humaine et des tempéraments individuels, une de ces expériences d’institutrice et de directrice d’âmes à qui rien ne se dérobe : on aime à entendre une personne de si bon sens et si bien informée, qui a perdu ses illusions sans en trop vouloir à autrui. […] Elle réduisit le roman héroïque en dix tomes de Mlle de Scudéry à des proportions plus délicates et à des sentiments plus humains.

1104. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre IV. La fin de l’âge classique — Chapitre II. La Bruyère et Fénelon »

La Bruyère n’est pas un esprit profond ; il n’a pas un point de vue original et personnel d’où il regarde les actions humaines, En un mot, il n’a pas de système. […] Le développement manque ; l’encadrement d’une action fictive est absent : ce sont des fragments, des motifs de roman vrai, où le document humain, comme on dit aujourd’hui, serait seul donné dans sa plus simple formule et sans « extension » poétique. […] Tous ces éléments subjectifs se sont mêlés à la description objective de la vie humaine que nous présente le livre de La Bruyère. […] Dans les chapitres de la tragédie et de la comédie, il parle du théâtre très librement, avec une réelle largeur d’esprit pour un archevêque : je le juge un peu sévère dans sa critique de nos tragédies où il trouve trop de pompe, des sentiments faux, de la fade galanterie, et un abus monotone des peintures de l’amour ; mais il est à noter qu’il admet Phèdre, et ne blâme qu’Aricie et Hippolyte ; au fond, il a raison dans son goût pour la vérité humaine et la pure passion des tragédies antiques. […] L’idée de Dieu sert à faire rentrer, dans une littérature trop exclusivement humaine et intellectuelle, la nature et ses beautés sensibles.

1105. (1868) Alexandre Pouchkine pp. 1-34

Le plus sceptique a ses moments de croyance superstitieuse, et sous quelque forme qu’il se présente, le merveilleux trouve toujours une fibre qui tressaille dans le cœur humain. […] Il est étrange que ceux qui déclament à tout propos contre les vices de leur siècle, s’attaquent avec tant d’acharnement aux ouvrages des auteurs qui n’ont pas une meilleure opinion qu’eux de la nature humaine. […] Jadis le cœur humain tout entier appartenait aux poètes ; aujourd’hui on fait des réserves. […] Après avoir longtemps cherché dans le cœur humain tous les vices, toutes les bassesses, pour les flageller et les bafouer, il s’aperçoit tout à coup qu’à côté de ces honteuses misères, il y a des traits sublimes. […] Tel qu’un cadavre, j’étais gisant dans le désert, et la voix de Dieu m’appela : Lève-toi, prophète, vois, écoute, et parcourant et les mers et les terres, brûle par la Parole les cœurs des humains. » 1.

1106. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Bussy-Rabutin. » pp. 360-383

La causticité de Bussy se retrouverait dans ce dernier trait, si on la voulait chercher ; mais il faut reconnaître qu’ici elle semble bien d’accord avec la vraie observation humaine. […] Ce même amour de la vérité, de la réalité historique et humaine ; lui fait retrancher toutes ces exagérations auxquelles on se laisse emporter si aisément en racontant les grandes actions où l’on a été témoin ou acteur. […] Dans une orgie célèbre qu’il fit, lui, homme de plus de quarante ans, avec quelques débauchés de sa connaissance, durant la Semaine sainte de 1659, il fut accusé, non sans vraisemblance, d’avoir composé des couplets, d’horribles Alléluia qui offensaient à la fois la majesté divine et les majestés humaines ; et, à dater de ce moment, devenu particulièrement suspect à la reine mère et au roi, bien loin de se surveiller, il accumula les imprudences. […] Ce serait peu intéressant, si, tout à côté, il n’y avait des contradictions, des démentis, et si, dans l’exemple de Bussy, on ne pouvait étudier le cœur humain et ses misères parfaitement à nu. […] On sent ici du moins une plainte vraie, un soupir, quelque chose d’humain.

1107. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VI. De la politique poétique » pp. 186-220

Les pères étant rois et souverains de leurs familles, il était impossible, dans la fière égalité de ces âges barbares, qu’aucun d’entre eux cédât à un autre ; ils formèrent donc des sénats régnants, c’est-à-dire composés d’autant de rois des familles, et, sans être conduits par aucune sagesse humaine, ils se trouvèrent avoir uni leurs intérêts privés dans un intérêt commun, que l’on appela patria, sous-entendu res, c’est-à-dire intérêt des pères. […] En vain les stoïciens voudraient nous présenter ici Jupiter comme soumis à leur destin ; Jupiter et tous les dieux ont tenu conseil sur les choses humaines, et les ont par conséquent déterminées par l’effet d’une volonté libre. […] Les sociétés politiques sont nées toutes de certains principes éternels des fiefs Conformément aux principes éternels des fiefs que nous avons placés dans nos axiomes (80, 81), il y eut dès la naissance des sociétés trois espèces de propriétés ou domaines, relatives à trois espèces de fiefs, que trois classes de personnes possédèrent sur trois sortes de choses : 1º domaine bonitaire des fiefs roturiers [ou humains, en prenant le mot d’homme, comme au moyen âge, dans le sens de vassal] ; c’est la propriété des fruits que les hommes, ou plébéiens, ou clients, ou vassaux, tiraient des terres des héros, patriciens ou nobles. 2º Domaine quiritaire des fiefs nobles, ou héroïques, ou militaires, que les héros se réservèrent sur leurs terres, comme droit de souveraineté. […] Ils ont fait entrer dans l’héroïsme des premiers âges, trois idées naturelles à des esprits éclairés et adoucis par la civilisation : l’idée d’une justice raisonnée, et conduite par les maximes d’une morale socratique ; l’idée de cette gloire qui récompense les bienfaiteurs du genre humain ; enfin, l’idée d’un noble désir de l’immortalité. […] Cet héroïsme ne peut désormais se représenter, pour des causes toutes contraires à celles que nous avons énumérées, et qui ont produit deux sortes de gouvernements humains, les républiques populaires et les monarchies.

1108. (1880) Goethe et Diderot « Diderot »

La tête de Diderot répugnait au système, qui est l’honneur des têtes humaines. […] Je suis de ceux qui ne croient point aux certitudes dont la philosophie se vante et qui dédaignent cette vaine recherche de l’absolu par la science humaine. […] Quand on obéit à cette consigne-là, on se soucie bien des œuvres humaines désintéressées et pures ! […] , qui fait de la conscience humaine une plaisanterie, et qui, sous forme romanesque, n’est qu’un odieux pamphlet contre la divine Providence. […] Peu importe, au fond, que Fenouillot de Falbaire et Monvel, depuis longtemps charriés à l’oubli, aient écrit des choses ineptes et ridicules, ce n’est ni un déchet pour eux ni une perte pour l’esprit humain.

1109. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIIe entretien. Littérature latine. Horace (2e partie) » pp. 411-480

La race humaine, qui veut tout surmonter par son audace, se précipite dans l’impossible ; la race intrépide de Japet, Prométhée, par un coupable larcin, ravit le feu du ciel pour l’apporter à la terre. […] Le poète invoque, il maudit, il condamne ; le vers, de femme dans l’invocation pour son ami, devient viril et de flamme dans l’imprécation contre l’inventeur de la navigation ; puis il devient calme, sévère et religieux dans les considérations sur la sacrilège audace humaine. […] » Tout à coup, comme si tout ramenait sa pensée errante à celle qu’il aime : « Placez-moi, s’écrie-t-il, dans ces contrées septentrionales où jamais l’haleine d’un été ne vivifie dans les champs engourdis un arbuste printanier, où les frimas et les nuées pèsent éternellement sur les flancs de la terre ; placez-moi sous le char du soleil trop rapproché, où ne s’élève aucune habitation humaine : j’aimerai toujours Lalagé au doux sourire, Lalagé au doux parler !  […] » Sa philosophie, commode et modeste, éclate dans la plupart de ces odes en vers à demi-voix qui ont le charme de son caractère ; les images dans lesquelles il symbolise cette modération des vœux de l’homme, pour que ces vœux ne soient pas plus vastes que la vie humaine qui les trompe tous, sont restées immortelles et proverbiales chez tous les poètes venus après lui. […] Non ; ces accents supérieurs, qui sont l’immortelle poésie de Pindare, d’Homère, de Virgile, de Pétrarque, de Racine, de David, et de quelques lyriques spiritualistes de nos jours, que je nommerai peu parce qu’ils vivent et chantent encore au milieu de nous, ces sublimités de la poésie divine ou humaine ne sont pas à la portée de la main badine et épicurienne d’Horace.

1110. (1860) Cours familier de littérature. IX « LIIe entretien. Littérature politique. Machiavel » pp. 241-320

Ces derniers actes de la tragédie humaine sont les plus fortes scènes du drame humain, celles qui se gravent le mieux dans la mémoire des peuples. […] Ces souches toscanes, greffées de sang romain, ont toujours produit des branches prodigieuses de sève et de force dans l’espèce humaine. […] VII Mais, par une souplesse de génie sans égale peut-être dans l’histoire de l’esprit humain, pendant que cet homme d’État vieilli, fatigué, indigent, donnait de si hauts conseils aux rois et aux papes, il s’amusait à écrire, de la même plume qui allait écrire comme Tacite, des comédies dignes de Molière. […] Ni les uns ni les autres ne sont dans la vérité de la nature humaine. […] Les premiers, il leur arrive toujours malheur ; les seconds ne succombent presque jamais : c’est pour cela qu’on a vu réussir tous les prophètes armés, les prophètes désarmés finir misérablement. » On voit qu’à l’inverse du sophisme de ce temps-ci, qui attribue plus de force à la parole qu’au glaive, il donne à la force le rôle si vrai que Dieu lui a donné, grâce à la lâcheté du cœur humain.

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